— par Janine Bailly —
Comment mettre en scène, sans figurer le monstre, cette fable cruelle d’Agota Kristof ? Comment donner son universalité à cette histoire, qui ne serait située ni dans le temps ni dans l’espace ? Et comment rendre compte de ce noir pessimisme, de cette vision désenchantée — ou trop lucide ? — d’une société victime de ses propres démons ?
Tel est bien le défi relevé aujourd’hui par Guillaume Malasné et sa troupe de comédiens. Défi relevé avec originalité, dans un spectacle total et singulier, qui émeut, questionne, invite à la discussion et à la controverse, chacun s’efforçant de donner une identité, une figure à ce monstre ambivalent, quand sa créatrice elle-même l’a laissé dans son anonymat — d’origine peut-être mythologique ? Car il est le Bien et le Mal, ce monstre ambigu, dont le dos gris, tout d’abord surface malodorante, se fait jardin de fleurs au parfum enivrant, figuration de quelque paradis artificiel. Un parfum qui ne tarde pas à subjuguer la presque totalité d’un village, à l’exception du jeune Nob, bras armé de l’Homme Vénérable, ce “chef de tribu” qui avouera avant de disparaître et son erreur et sa défaite consommée. Se pose la question de savoir s’il ne serait pas préférable de laisser les humains vivre heureux bien que bercés de douces illusions, quand dessiller les yeux revient à faire mourir ceux que l’on prétendait sauver ?
Bien sûr, en raison de la double souffrance vécue par Agota Kristof qui, ayant fui son pays natal, la Hongrie, et franchi le “rideau de fer” dans l’espoir d’une vie meilleure, connut en Suisse une existence difficile et si loin de ce qu’avaient pu être ses rêves, en raison donc de cela on peut voir dans le monstre la métaphore d’une dictature communiste autant que celle d’un capitalisme faussement générateur de bonheur. Bien sûr, ce mur dont on enclôt la créature étrangère, et que tous tenteront de franchir pour ne rencontrer que la mort sous les armes de Nob, ce mur convoque le souvenir de celui de Berlin, comme aussi la crainte de toutes ces frontières, béton ou barbelés, qui inexorablement se resserrent autour de nous, et sur nous. De la mort, de l’existence ou non d’un autre monde il sera aussi question.
La force de ce que propose la troupe réunie par L’Autre Bord Compagnie tient à la modernité d’un spectacle où le langage n’est pas le seul essentiel, où beaucoup de choses sont dites par cela que l’on voit, sur le plateau ou sur l’écran qui en fond le ferme, et par ce que l’on entend. La bande-son nous porte autant dans les profondeurs abyssales que dans les espaces intersidéraux, envoûtante mais qui s’efface devant le dialogue s’il se fait plus intense : il en est ainsi pour la rencontre amoureuse de Lil et Nob, pour cette scène décisive au cours de laquelle le Vénérable sommera ses “sujets” de prendre ou non parti contre le monstre, pour les moments où Nob et le Vénérable sont face à face, confrontés aux décisions à prendre. La lumière extrêmement travaillée est à elle seule un langage, qui devance le propos, qui magnifie ou enlaidit, qui laisse dans l’ombre ou en fait surgir, allant jusqu’à permettre que les acteurs de chair et d’os deviennent, sur fond rouge, de tragiques ombres chinoises.
Nul besoin ici de représenter le monstre ; et de même façon, c’est sans aucune arme concrète que se mime la scène, au reste si émouvante, où pour avoir voulu franchir le mur, Tim et Lil, respectivement meilleur ami et amante de Nob, se meurent sous les traits impitoyables de ce dernier ; et de même façon s’est orchestrée autour du Vénérable ce que l’on a pressenti être une discussion véhémente, concernant ce qu’il eût été bon de faire au regard de la présence de ce monstre, tombé dans le piège pour venir bousculer les certitudes des uns et des autres. Tim encore a mimé avec adresse dans l’air le tambour censé convoquer à l’assemblée toutes les âmes du lieu. Le rêve en revanche, qui me semblerait relever davantage de l’abstraction, fait entrer sur le plateau un lourd cercueil, unique accessoire ayant droit de cité : inversion voulue par le metteur en scène, qui plutôt que de laisser nus ses personnages complète leurs costumes sombres et fermés par des pans de fourrure brune ? Une fourrure suggérant la froideur, la froidure nouvelle du monde ou encore notre part d’animalité enfouie ? Qu’elle est belle pourtant, cette image onirique qui sur l’écran fait se métamorphoser la silhouette de Nob en un oiseau aux ailes déployées, superbe et triomphant et comme porteur de sombres présages !
L’ensemble n’est peut-être pas loin des récits dystopiques dont est friand le cinéma d’aujourd’hui : le metteur en scène ne dit-il pas avoir songé à une humanité « post-apocalyptique », là où Agota Kristof parlait d’une peuplade primitive à demi nue ? Lui a estompé le visage de ses acteurs sous des masques arachnéens qui ne dérobent ni les yeux ni les lèvres, et qui parfois seront, non sans raison, déposés au sol — déposés au sens où l’on dit couramment “tomber le masque”, pour ainsi « montrer son âme ». Le masque est aussi symbolique d’une fonction : au terme de l’histoire, Nob pose son propre masque et s’approprie celui de l’Homme Vénérable. Il m’a paru enfin assister à ce qui pourrait bien s’apparenter à un opéra futuriste, baroque et envoûtant ! Une façon actuelle de rendre ce qui fut au départ écrit comme un conte cruel et désespéré !
Par instants cependant, le rythme semble fléchir, encore que rester longuement sur Nob seul en scène, ou sur l’Homme Vénérable, est une façon de suggérer la solitude dans laquelle ils se trouvent.
Destiné à être joué une fois seulement ce vendredi 8 décembre à Tropiques Atrium, à guichet fermé, pour le public d’un soir, le spectacle aurait mérité une plus large diffusion : il serait bon de le revoir encore !
Janine Bailly, Fort de France, le 7 décembre 2017
Photos Paul Chéneau