Exposition Philippe Alexandre jusqu’au 13 juillet 2019
— par Janine Bailly —
Espace d’Art contemporain 14°N 61°W
À Fort-de-France, dire, se dire. Ou dire le monde en soi. Ou dire les autres dans le monde et le monde en eux. Se tenir face aux autres, au milieu d’eux, et les regarder. Puis les décrire depuis ce centre, les écrire, en mots, en images qu’elles soient peintures ou dessins. Convier presque exclusivement le noir et le blanc. Appréhender le monde par-delà les couleurs, et par le prisme privilégié de l’être humain.
« Invisible(s) », le titre par sa parenthèse ouvre au double sens. Le singulier dirait qu’autour de nous, au-delà du visible le monde est mystère, qu’il est des choses que nous ne saurions voir. Le pluriel nommerait des femmes et des hommes, de ces êtres qu’on ne voit pas, que l’on côtoie sans les regarder, sans deviner leur présence silencieuse. De ces êtres de l’ombre, sur qui la société ne porte ni ses yeux ni ses bienfaits ni sa lumière, auxquels elle ne tend ni l’oreille ni la main, et qui auraient cependant beaucoup à nous dire, beaucoup à nous apprendre.
Peu d’œuvres ici exposées, mais neuf créations judicieusement choisies par Caryl Ivrisse-Crochemar, et qui ouvrent sur les murs blancs un chemin à suivre. En quelques toiles, toute une histoire à supposer. Entre les toiles, des vides à combler, en cela est la force d’une installation que l’on aurait pu croire minimaliste, alors qu’elle suffit à nous faire pressentir tout un univers, dont nous ne sommes pas toujours familiers. Par bonheur, nous sommes ici tenus de nous comporter en spectateurs actifs !
À l’Espace d’Art contemporain 14°N61°W, vous débouchez en haut de l’escalier, et vous voilà aussitôt pris dans les vagues noires d’une mer sur papier, qui portera la seule touche de couleur visible sous un ciel gris froissé, cet orange qu’on sait être celui de gilets de sauvetage ; qui n’ont de sauvetage que le nom puisqu’ils laissent trop souvent périr ceux qui les portent. Les pas vous mènent à la toile suivante, et les pirates immergés jusqu’à la taille dans l’eau, masse d’abord indistincte où l’œil qui s’applique découvre des visages patibulaires, confirment le sentiment qu’il nous est parlé de la triste tragédie contemporaine, celle qui lie aux passeurs les immigrés. Puis seule face à vous dans la salle suivante, au centre du mur, sur un diptyque comme pour permettre l’ouverture de l’espace, un morne construit de maisons réduites à des façades aux yeux aveugles, et qui vous fixent, paysage hypnotique, écho d’une favela brésilienne.
Les mêmes traits noirs, réguliers, au feutre et à l’encre, semblables et obsédants, dessinent ensuite des portraits, qui ne sont pas anonymes, chacun portant son prénom. Il faut s’arrêter, laisser le regard s’habituer, et les traits alors s’assemblent, donnent aux visages leur expression, tandis que les yeux s’éveillent et vous cherchent. Dans les titres, « Tonton Fernand, Maria, Irma », l’intimité pressentie de l’artiste avec les modèles. Plus énigmatique, la figure centrale au nom de « Caribbean Pearl », garçon ou fille, prise jusqu’à la taille, tenue en biais sur le fond blanc, déhanchée par l’arme à feu qu’elle porte à son cou, réminiscence de quelque crime accompli. Les deux femmes qui l’encadrent se limitent à des visages volontairement incomplets, l’un apparaissant dans l’entrebâillement triangulaire d’un voile, l’autre éclairé d’une esquisse de sourire ne se montrant qu’en amorce sur la partie droite du tableau. Impression mêlée d’étrangeté et de « re-connaissance ». Désir ici de citer Nietzsche : « Vivre c’est souffrir, survivre c’est trouver un sens à la souffrance ».
Le périple prend fin dans la dernière salle, qui laisse le sentiment d’une boucle refermée sur la douleur : sur deux murs en vis à vis, deux formes qui interpellent. D’abord l’homme sur lui-même au sol replié, arrondi en rocher brut, celui-là que « l’acouphène » vainc et isole. Puis dans ce tableau final, intitulé « Volga-Plage », le corps cette fois déplié, allongé sur le rivage, les pieds projetés vers nous, ventre gonflé en dune, homme ou femme au visage inconnu, sommeillant ou pris dans le sommeil éternel de la mort, et qui se confondrait avec un sol de sable, au loin le trait discontinu d’un horizon perdu.
Le nombre d’œuvres restreint, le noir obstiné des dessins opposé à la blancheur et la texture des murs restés nus, font que ces figures semblent naître là, s’arracher à la pesanteur du béton pour venir à notre rencontre. Alors regardons-les plutôt que de les voir, car « Le verbe voir sert à mesurer la distance. Le verbe regarder déclenche le désir de rapprochement ». Regardons-les puisque, comme celui qui lit ou écoute, celui qui regarde « n’est pas un récipient vide à remplir, mais un multiplicateur de ce qu’il reçoit. Il ajoute ses propres images, souvenirs, objections ». (Erri De Luca, in « Le tour de l’Oie »)
Fort-de-France, le 3 Juin 2019
Photos Paul Chéneau