Galerie André Arsenic, à Tropiques-Atrium, jusqu’au 29 juin
— par Janine Bailly —
Se tenir tantôt au centre de la Fête, tantôt à sa périphérie : « Oui, c’est ça, accoudé à la fenêtre… ». Pour dire les autres, les regarder et les prendre dans les rets de l’objectif. Les emprisonner ou les libérer ? Leur donner en noir et blanc un nouveau lieu d’existence, les immortaliser peut-être. Ainsi fait le photographe. Et le visiteur à son tour reçoit, comprend ou s’interroge. Enchanté ou perplexe, il prolonge encore par sa lecture, personnelle et secrète, cette vie supplémentaire qui leur a été accordée.
« Parades », tissées donc en noir et blanc. Le titre évoque le défilé, le vidé antillais, le peuple descendu dans la rue, jusqu’à la nuit tombée, et qui a osé jeter son bonnet par-dessus les moulins ! La cérémonie ostentatoire, peut-être aussi le rite renouvelé. La tradition du Carnaval caribéen sera ici revivifiée, et s’il nous incombe d’en recréer les couleurs, libre à nous de garder la bichromie, comme on préfèrerait à la photographie son négatif, ou à l’endroit, l’envers des choses. Puisqu’en chacun de nous, et dans chaque situation vécue, il y a le caché à débusquer, le réel derrière l’apparence, la vérité derrière l’illusion. Que dans la fête, « les visages sont mouvants… Ce sont des visages sortis de la ville assiégée, des visages de Troyens qui franchissent les portes pour se rendre sur la plage que les Grecs ont enfin abandonnée » (Erri De Luca).
Le Carnaval de Nicolas Derné est de nuits, de nudités et de peaux noires qui captent la lumière, de visages porteurs de masques, de déguisements et camouflages, de reflets et d’ombres projetées. C’est la fête païenne et transgressive, nous dit ce portrait d’un demi-visage à la langue tirée, et qui défie la bien-pensance. Dans ses débordements et ses excès, la foule tumultueuse avance, encadrée de diables cornus. Anonymat du groupe opposé aux figures singulières que l’œil isole. Une femme lasse fièrement cambrée dos au mur, un travesti cheminant au haut des tombes, une drag queen à l’étonnante beauté ailée, un masque perché sur ses échasses et qui un instant se pose se repose au rebord d’un toit… Mais là au cœur de la liesse, le rappel soudain des tragédies qu’engendrent les puissants de la terre, ces militaires nazis dans une décapotable qui ouvre la masse humaine, cette composition intitulée Tian anmen où l’homme debout défie une bwadjak, à l’allure de char d’assaut sur la place chinoise un funeste jour de répression… Et les stigmates de l’esclavage, ces zébrures sur un dos sombre, ces fleurs de lys blanches sur peau noire, cette chaîne au cou entraperçue…
Des détails aussi, parfois frôlant l’absurde, — ce parapluie sur ciel noir et dont il ne reste que l’ossature de baleines — ou plus évidemment encore porteurs de sens, ainsi de ces deux mains reliées par des cordes nouées, et qu’une flamme va bientôt séparer. Mais s‘il ne me fallait garder que deux images, je choisirais, parce que dans leur opposition ils symbolisent pour moi cette œuvre, l’envol en grand écart de l’homme aux échasses dans ses voiles blancs, et les deux garçons minces qui torse nu tirent derrière eux de longues cordes au sol, l’un nous défiant peut-être du regard, l’autre de profil nous ignorant superbement. Légèreté et pesanteur. Noir et blanc. Dans « Rebirth, Martinique, 2014 », dont un des personnages est repris en affiche de présentation, la densité opaque du noir sous la transparence du blanc !
Une installation foisonnante, qui couvre les murs en un grand nombre d’œuvres, comme en écho aux bouillonnements des rues quand s’écoulent les jours de festivités carnavalesques. Et parce qu’elle exalte la Caraïbe, j’aimerais terminer par ces vers qui parlent du regard, et qu’on peut lire reproduits à un angle de la Galerie, extraits du texte « Parade » écrit spécialement pour l’exposition par Simone Lagrand :
«Oui c’est ça : au mitan d’un sixième continent
Accoudé à la fenêtre d’un inconnu phénoménal
J’ai regardé passer
Une bande d’heures gagées
Vêpres de mitan jour
Clameurs de chant du coq
Babillage de conque
Des heures grasses et fébriles
Nues et indélébiles ».
Fort-de-France, le 3 juin 2019