—Par Jacky Dahomay—
Que quelques milliers de Roms présents en France arrivent à produire un tel débat qui secoue les socialistes jusque dans l’instance gouvernementale, voilà ce qui constitue un fait politique majeur qui ne peut être effacé. On sent bien qu’au-delà des questions de sécurité, d’intégration ou du chômage, toutes réelles et difficiles qu’elles soient, au-delà même de la crise économique et sociale qui s’aggrave, quelque chose d’autre est en train de se rejouer quant à la question du politique. Mais quoi ? A l’évidence, la rhétorique populiste de Marine Le Pen a triomphé –elle fait tout d’ailleurs pour que le FN ne soit plus considéré comme un parti d’extrême droite- et ce que nous appelons « le moment Valls » n’est rien d’autre que l’infiltration chez les socialistes français de la problématique populiste. C’est par de « petits mots » que s’opère un glissement rhétorique dans l’idéologie populiste et, en ce sens, les propos du ministre de l’intérieur concernant les Roms sont effectivement antirépublicains.
Les défenseurs de Manuel Valls disent tous qu’on ne peut reprocher à ce dernier d’avoir « parlé vrai » (ce qu’ils présentent comme une vertu démocratique), d’avoir dit la vérité. Mais quelle est cette vérité ? Dire qu’en ce moment historique, l’opinion française dans sa majorité exige l’expulsion des Roms n’est qu’un simple constat. La vérité est de comprendre pourquoi en France se développent des crispations identitaires avec la recherche de boucs émissaires et cela est inséparables de processus de véridiction. Dans un de ses cours au Colllège de France, Herméneutique du sujet, le philosophe Michel Foucault analyse ce que ce signifiait le « parler vrai » dans l’Antiquité Gréco-romaine, la parrhêsia. Celle-ci était d’abord et avant tout une opposition à la flatterie –son ennemi principal- et aux pratiques rhétoriques qui lui étaient associées. La parrhêsia était essentiellement une ascèse ayant pour but de constituer le sujet en sujet de véridiction. Voilà pourquoi ce mot signifiait aussi liberté et était associé à la vertu républicaine. Ce qui scandalisait dans la flatterie, c’est qu’elle était un ensemble de procédés rhétoriques visant à obtenir les faveurs du prince. Avec notre ministre de l’intérieur, on assiste comme à un renversement : sous prétexte de vérité démocratique, l’opinion xénophobe devient le Prince et l’homme d’Etat son simple courtisan. C’est un signe (parmi tant d’autres hélas !) de l’affaissement de l’Etat républicain et, plus généralement, d’une crise fondamentale de la représentation qui affecte un bon nombre de pays d’Europe. Dans plusieurs pays du continent, les Roms, tout comme les « musulmans en font les frais.
Mais, dans son délire rhétorique antirépublicain, Manuels Valls va plus loin. Il affirme que « les Roms ont pour vocation de rentrer dans leur pays ». A –t-on vraiment analysé ce terme de « vocation » ? Est-ce un hasard si le ministre de l’intérieur de François Hollande utilise ce terme d’origine religieuse : « appel de Dieu » ? Remarquons qu’il a évité d’utiliser le terme de « destin » quoiqu’il y ait sans doute pensé. Pourquoi ? Parce que le mot de destin était un piège. En effet, si le destin renvoie à un déterminisme de type métaphysique comme dans la tragédie grecque, il peut aussi signifier un déterminisme matérialiste de nature historique. Dans ce dernier cas, le « destin des Roms » aurait invité à analyser l’histoire de cette communauté, qui a connu l’esclavage, les camps de concentration et qui a toujours été le paria des identités nationalistes européennes. Au contraire, le terme de « vocation » renvoie comme à un principe spirituel, à une force transcendante qui nous appelle. C’est donc une théorie des cultures comme si Dieu, dans sa générosité infinie et diverse, avait confié à chaque peuple, une tâche spécifique à laquelle il ne peut se dérober. Au sens où l’on dit par exemple que la France est fille aînée de l’Eglise ou le pays des droits de l’homme ou que les Corses ont vocation à la violence ! Car parler de vocation des Roms c’est surtout parler de la « vocation des Français ». Dans cette problématique quelque peu théologico-politique, nous sommes bien là à l’opposé de toute théorie républicaine de l’identité collective.
On pourra rétorquer que Manuel Valls utilise le terme de vocation dans un sens plus moderne, au sens où l’on parle par exemple de « vocation professionnelle ». Soit. Qui peut nier qu’il existe des vocations professionnelles ? J’étais moi-même en classe de troisième quand j’ai dit à mon père que je voulais être professeur de philosophie, et je lisais les manuels de classes terminales. Ce fut ma seule vocation et aujourd’hui retraité je peux affirmer que je fus un professeur heureux. Précisément dirait notre ministre, c’est que je voulais dire : si chaque peuple suit sa vocation entre chez lui et écoute cet appel, il sera heureux. Je dois avouer que cela ferait plaisir à mes amis nationalistes antillo-guyanais. Nous, anciens peuples colonisés, notre vocation n’est-elle pas de devenir indépendants. La chose me trouble et je serais heureux de savoir ce que pense Christiane Taubira à ce sujet. Toujours est-il que si la philosophie est une exigence de rationalité, ma vocation de professeur, cette force qui m’a poussé à la réaliser, est tout à fait inconsciente et relève sans doute de la psychanalyse. Mais peut-on comparer des logiques subjectives de l’identité individuelle avec la formation des identités collectives, surtout quand elles se prétendent républicaines ? Celles-ci doivent demeurer ouvertes car ne pouvant se clore sur un Un transcendant et telle est l’essence même de la démocratie. Dans tous les cas donc, le terme de vocation renvoie à une force irrationnelle qui serait constitutive de l’unité d’un peuple. C’est tout simplement ce que voulait dire le ministre de l’intérieur ayant en charge cette unité du peuple. Il confond le « principe spirituel » d’un Renan avec un principe irrationnel. On assiste ainsi avec Manuel Valls à une sorte de liquidation de l’idéal républicain fondé sur la rationalité et à la quête d’un populisme d’un type nouveau pouvant damer le pion à Marine Le Pen.
En vérité, Manuel Valls se prépare pour les prochaines élections présidentielles. Il sait que dans la situation actuelle de la France, le républicanisme de droite comme de gauche est en crise et que le populisme est souvent -mais pas toujours- la solution dans un tel cas. Un national-républicanisme de type gaullien n’étant plus possible, il se peut qu’en la personne de Vals se cherche un nouveau type de populisme avec sa thèse inédite de « vocation d’un peuple ». Telle est la vérité de ce qu’on peut désormais appeler « le moment Vals », succédant à la disparition du « peuple de gauche ». On a connu toutes sortes de théorie du Volksgeist (esprit d’un peuple) chez les nationalistes allemands. Ils seraient heureux de découvrir aujourd’hui, venant de France, une nouvelle théorie du Volksberufung (vocation d’un peuple). Le sens des propos de Manuel Valls est clair et net et il s’agit bien –Mme Duflot a raison de l’affirmer- d’une rupture du pacte républicain. Ceci est particulièrement grave. Le Président Hollande aurait pu, dans un geste authentiquement républicain, démissionner le ministre de l’intérieur, surtout s’il est populaire. Mais avec ses bras ballants de « président normal » pouvait-il le faire ? Il a signé ainsi le Munich des socialistes français. Manuel Valls doit se rendre bientôt en Guadeloupe, département le plus violent de France. Nous serions curieux de savoir ce qu’il pense de la vocation du peuple guadeloupéen.
Jacky Dahomay