— Par Christophe Dejours* —
Dans la plupart des situations ordinaires, partager le risque est un leurre : l’entrepreneur prend des risques dans le registre de l’avoir, sur son capital ; le salarié prend des risques dans le registre de l’être, sur son intégrité physique et parfois mentale
L entretien qu Ernest*Antoine Seillière a accordé aux Cahiers de l assurance laisse perplexe. Il place la prise de risque du côté du bien. Il en fait l une des deux caractéristiques du libéralisme (à côté de la responsabilité) et la qualité, par excellence, de l entrepreneur moderne. Il divise la société en » riscophiles « , qui portent l esprit d entreprise, et » riscophobes « , qui, accrochés à leurs privilèges, refusent le progrès.
Mais emporté par son enthousiasme, le président du Medef commet quelques erreurs. Comment soutenir, par exemple, que » le premier rempart contre le risque, c est le travail » ? Est-ce une invitation à oublier les milliers de morts et de mutilés que produisent le bâtiment et les travaux publics chaque année, les malades qui se meurent de cancer par l amiante ou les solvants chlorés ? Et de préciser plus loin que » les risques sociaux sont de moins en moins des risques du travail et de plus en plus des risques de l existence » . Les investigations scientifiques montrent le contraire. Il n est qu à se reporter à l ouvrage Les Inégalités sociales de santé , publié par l Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) : » Si les ouvriers et employés avaient la même espérance de vie que les cadres et professions libérales, on éviterait chaque année 10 000 décès prématurés (avant 65 ans). Le constat de l inégalité sociale des Français devant la mort n est pas nouveau, mais l ouvrage démontre surtout que l écart s est creusé entre les catégories sociales… » ( Le Monde du 13 septembre 2000).
Plus loin, Ernest-Antoine Seillière affirme que » les entreprises ont d abord un instinct de vie, de survie. Ce n est pas le profit qui les mobilise en premier lieu, mais la volonté de se développer et de ne pas disparaître. C est la première dimension du risque pour l entrepreneur français » . Le vitalisme, ici, ne convient pas. L entreprise en effet n a aucun instinct, parce qu elle n a pas de corps biologique.
L Etat est dénoncé par le président du Medef comme un producteur et non un réducteur de risques : » L entrepreneur français est soumis à un risque politique, le risque réglementaire, administratif et fiscal. » L auteur fait ici un contresens sur la notion de risque. Cette dernière ne s applique que si, dans une action, il y a une part d imprévisible et d inconnu. Ce qui relève du réglementaire, de l administratif et du fiscal est strictement prévisible et ne peut être tenu pour un risque, sauf par celui qui ferait de la fraude profession.
Ernest-Antoine Seillière insiste ensuite sur le partage du risque : » L entreprise associe des entrepreneurs, à différents niveaux de responsabilités (…). Ils partagent le risque. Il y a là tout un nouveau management, bien éloigné du taylorisme, que le droit français basé sur le principe que le salarié subordonné ne doit porter aucun des risques de l entreprise (…) a du mal à intégrer. » Dans la plupart des situations ordinaires, en réalité, partager le risque est un leurre : l entrepreneur prend des risques dans le registre de l avoir, sur son capital ; le salarié prend des risques dans le registre de l être, sur son intégrité physique et parfois mentale. De même pour une greffe du coeur : le malade risque la mort ; le chirurgien risque un échec technique. Les risques ne se partagent pas, ils s additionnent. Aux risques qu il prend pour son capital, l entrepreneur ajoute les risques du travail. Mais aucune personne sensée ne tiendra cela pour une chance ou pour un bien : on ne parle de risque que pour désigner l occurrence possible d un malheur, pas d un bonheur. Le risque connote la menace et non la promesse.
Venons-en à ce qui, dans le propos d Ernest-Antoine Seillière, renvoie à un réel problème. Entreprendre conduit souvent à prendre des risques. Les interdire condamnerait à l inaction. Tant qu ils ne concernent que l entrepreneur lui-même, ils ne posent guère de problème : l alpiniste qui entreprend une course en solitaire, le maçon qui construit seul son pavillon, le boursicoteur qui engage ses propres fonds ne font courir de risques qu à leur personne ou à leurs biens, et il n y a rien à redire à cela.
Les difficultés commencent quand, dans un projet, l entrepreneur entraîne autrui : ses subordonnés, ses clients, l environnement et donc la population. On peut prendre les risques de l action si, et seulement si, tous les efforts sont faits, par ailleurs, pour les conjurer. Le problème alors se déplace. Une entreprise n est légitime que si elle s appuie sur la coopération des volontés contre le risque. Les entreprises à risques comme la production nucléaire d électricité, le trafic aérien, le pompage et le transport de pétrole, etc., comportent tant de risques qu elles mèneraient toujours à des catastrophes si l on ne pouvait compter sur le zèle de tous à prévenir les incidents et les accidents, tout en sachant qu il y aura quand même, parmi eux, des victimes.
On le sait bien, les recherches sur la sûreté des installations, la sécurité des personnes, la fiabilité, le facteur humain, la prévention, tous les efforts déployés pour la gestion ou le management du risque, sont appuyés par le patronat parce que les entrepreneurs ont besoin de la prudence de ceux qui travaillent pour eux.
La conclusion est claire : le rapport aux risques est dissymétrique entre patrons et employés. Le risque est une vertu quand il est pris par l entrepreneur, mais c est un vice lorsqu il est pris par les salariés. On les disqualifie alors, au titre de l inconscience, de l inconséquence, de l immaturité, de l incompétence.
Entreprendre implique de prendre des risques. C est vrai, et le président du Medef a raison d y insister. Mais entre l interdiction du risque qu il dénonce et l apologie du risque dont il se fait le champion, il y a de la marge. Dans la mesure où l entreprise engage autrui, elle relève de la catégorie de l action. La théorie nous l apprend depuis Aristote : une action n est rationnelle que si elle mobilise la phronésis , c est-à-dire la sagesse pratique, qu on traduit souvent aussi, en français par » prudence « . Nous suivrons bien volontiers Ernest-Antoine Seillière dans son projet lorsque, à côté de sa doctrine du risque, le Medef nous proposera aussi une conception renouvelée de la prudence (que, de grâce !, on ne confondra pas avec un contrat d assurance).
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 24/10/00. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01