— Par Roland Sabra —
Dire que « Le Marchand de Venise » est antisémite est un anachronisme. Le mot n’a été créé qu’à la fin du XIXème siècle quand à l’aide du scientisme triomphant il a supplanté le terme d’anti-judaïsme. Qu’il s’agisse des Évangiles synoptiques, de l’épître aux Romains, de la première épître aux Thessaloniciens ou des Actes des Apôtres revient régulièrement la thèse d’un peuple meurtrier de Christ, meurtrier du fils de Dieu, meurtrier de Dieu lui-même. Cette thèse sera condensée au XIXeme siècle sous la notion de peuple déicide. Mais n’en déplaise aux anciens babyloniens, en l’occasion la chose n’avait pas besoin d’un nom pour exister, et il fallu attendre Vatican II, en1962 pour que Nostra Ætate, admette que les Juifs ne pouvaient être reconnu responsables de la Passion !
Le Marchand de Venise est une pièce bien plus complexe qu’il n’y paraît. On pourra lire avec profit (!) l’analyse de Christophe Perrot.
Rappelons l’argument. « Bassanio, ruiné, demande à son ami Antonio de lui prêter de l’argent pour séduire Portia, une riche héritière. Antonio se présente chez le Juif Shylock pour lui emprunter de l’argent contre intérêt alors qu’il n’a cessé de l’insulter publiquement à cause de la pratique Juive de l’usure. Shylock propose à Antonio un marché : il pourra se dédommager d’une livre de chair d’Antonio en cas de non remboursement. Le jour de l’échéance, la dette n’étant pas réglée, Shylock exige son dû. Mais l’habileté de Portia, déguisée en docteur de droit civil, confond Shylock et sauve Antonio. Shylock, ridiculisé, spolié, converti de force et trahi par sa fille qui a rejoint le camp des Chrétiens, s’en va seul tandis que les jeunes triomphent, riches désinvoltes et sûrs de leur droits. »
Cette fable montre une société qui se corrompt avec ses propres valeurs. En quoi ne serait-elle pas d’actualité ?
Peu de personnages entièrement positifs dans la pièce. La haine de Sylock à l’égard d’Antonio son reflet est légitime : « Il (Antonio) a ri de mes pertes, s’est moqué de mes gains, a méprisé ma race, contrarié mes affaires, refroidi mes amis, échauffé mes ennemis –Et pourquoi ? Je suis juif…. Un juif n’a-t-il pas des yeux…des mains des organes …des sens des émotions, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même été et le même hiver comme un chrétien ? Si vous nous piquez ne saignons–nous pas ? Si vous nous chatouillez ne rions-nous pas ? Si vous nous faites tort, ne nous vengerons nous pas ? Si nous vous ressemblons dans le reste, nous vous ressemblerons aussi sur cela…La vilenie que vous m’enseignez, je la pratiquerai et ce sera dur, mais je veux surpasser mes maîtres. ». Il n’est pas pour autant avare. Lorsqu’il réclame la livre de chair il connaît son absence de valeur marchande. Elle « servira à appâter le poisson et nourrir sa vengeance. » Il est plus soucieux de la chose écrite, du respect de la date que du paiement de la somme fût-elle doublée ou triplée. Il rappelle l’interdépendance de la loi avec la chair et par là le signe de l’Alliance. Son attitude en tant que père austère et autoritaire de Jessica est par contre pour le moins condamnable.
Antonio et Bassanio, ces deux-là s’aiment, plus que tout. Nul femme dans la vie d’Antonio. Quant à Bassanio s’il finit par aimer Portia dont il trahira les serments et les engagements qu’il a pris envers elle, à la simple demande d’Antonio, son premier mouvement vers sa future femme est motivé par l’espoir d’épouser sa fortune.
Portia, figure de la femme phallique par excellence, est une habile manipulatrice avec des relents racistes, par exemple elle dit clairement son dégoût pour la couleur de peau du prince marocain. D’une hypocrisie redoutable elle fait l’éloge de la pitié et de la clémence devant Shylock alors qu’elle a déjà conçu le piège qui va l’emprisonner. « La clémence ne se commande pas. Elle tombe du ciel, comme une pluie douce, sur le lieu qu’elle domine ; double bienfaisance, elle fait du bien à celui qui donne et à celui qui reçoit. Elle est la puissance des puissances. Elle sied aux monarques sur leur trône, mieux que leur couronne. Leur sceptre représente la force du pouvoir temporel… Mais la clémence est au-dessus de l’autorité du sceptre, elle trône dans le cœur des rois, elle est l’attribut de Dieu même ; et le pouvoir terrestre qui ressemble le plus à Dieu est celui qui tempère la justice par la clémence. Ainsi, juif, bien que la justice soit ton argument, considère ceci : qu’avec la stricte justice nul de nous ne verrait le salut. C’est la clémence qu’invoque la prière, et c’est la prière même qui nous enseigne à tous à faire acte de clémence. »
La mise en scène de Pascal Faber, un habitué du T.A.C., on a déjà vu « Mademoiselle Julie » en 2008, « Marie Tudor » en 2013, « Célimène et le Cardinal » l’an dernier, a tenu compte des conditions économiques dans lesquelles le travail a été créé au Lucernaire à Paris. Un spectacle limité à une heure trente pour respecter l’alternance d’un spectacle toutes les deux heures pour rentabiliser la salle, une réduction du nombre de comédiens à six pour une dizaine de personnages au lieu de la vingtaine dans la version originale, des coupes dans le texte et au bout du compte l’esprit du Marchand de Venise est préservé.
La scénographie avec ses décors, évocation du Rialto, du pont des navires d’Antonio, du balcon d’une riche maison, du tribunal devant lequel comparaîtront Shylock et Antonio, construits en Martinique reproduit presque à l’identique ce qu’elle était à la création. Petite différence le plancher semble monté sur une petite estrade incongrue. L’équipe est homogène et il n’y a pas lieu de distinguer l’un ou l’autre. Le parti pris de Pascal Faber, de ne pas prendre position de s’être « limité à raconter l’histoire écrite par Shakespeare, sans chercher à [ se] poser en juge ou en avocat. » » est sans doute la faiblesse du travail présenté. On ne monte pas un Shakespeare sans avoir une ligne de lecture et croire que l’on peut simplement raconter l’histoire écrite par Shakespeare sans prendre position est un leurre. Croire que l’on peut ne pas prendre parti face au Marchand de Venise est un parti pris. Vouloir fuir le débat d’idées au profit d’une confrontation d’êtres humains déconnectés des conditions supposées de leurs existences est un fourvoiement. Et s’il n’est pas question de faire du Marchand une pièce à thèse mais de mettre en valeur ce qu’elle peut susciter de débats actuels encore faut-il que les termes de ceux-ci soient si ce n’est incarnés au moins présentés, suggérés faute d’être soulignés. Il n’y a pas de génération spontanée du débats d’idées dans la cervelle du spectateur. La complexité des personnages, leur souffrance, les ambiguïtés qui les minent et qui sont l’expression de leurs rôles sociaux plus que d’une essence innée sont passés à la moulinette d’une soi-disante impartialité dans le récit qui uniformise le propos au risque de le faire verser dans l’ennui. Et pourtant on ne s’ennuie pas vraiment car il y a toujours ce bonheur d’entendre le texte de Shakespeare, même si Pascal Faber n’y est pour presque rien.
Fort-de-France, le 25-03-2016
R.S.
Une pièce de: William Shakespeare
Au Théâtre Aimé Césaire les 23, 24, 25 et 26 mars 2016. A19h30
Mise en scène : Pascal Faber
Traduction : Florence Le Corre-Person
Adaptation : Florence Le Corre-Peson et Pascal Faber
Distribution :
Michel Papinischi
Philippe Blondelle
Séverine Cojannot
Frédéric Jeannot
Régis Vlachos
Charlotte Zotto.