— Par Christophe Dejours* —
Ou bien le travail est un lieu d´exercice, pour chacun, de la délibération et de la confrontation des opinions ; ou bien il est un lieu d´expérimentation de la duplicité, de la manipulation et de la méfiance qui conduisent à la démobilisation, à la solitude et au repli individualiste défensif Le Monde daté du mardi 16 janvier 2001 En décembre, dans un discours à l´Académie des sciences morales et politiques, le président du Medef a vigoureusement appelé à la revitalisation de la société civile et, pour ce faire, a exposé un projet de refondation sociale. Son principal leitmotiv est la dénonciation des interventions de l´État, du gouvernement, de l´administration, du Parlement et de l´appareil judiciaire, qu´il tient pour responsables de « la sclérose du modèle social français ». Il ne souhaite rien de moins que de » faire reculer le domaine [de la loi] au profit du contrat « .
L´ensemble de son argumentaire se déploie donc vers l´extérieur de l´entreprise. Mais peut-être faudrait-il aussi attirer l´attention vers l´intérieur. Les nouvelles formes d´organisation du travail, de gestion et de management qui succèdent au modèle fordiste se caractériseraient par « le développement de l´autonomie et la mise en place d´une hiérarchie à la fois plus directe et plus légère » , ce qui laisse supposer qu´elle serait plus souple et plus nuancée. Ces aménagements ne sont que l´avers de la médaille. L´envers est constitué par une série de moyens de contrôle extrêmement contraignants et redoutablement puissants : la qualité totale, les contrats d´objectif, les centres de résultats et surtout l´évaluation individualisée des performances.
Ces techniques, associées à la précarisation des statuts d´une part, au recul du contrat salarial au profit des contrats de droit commercial (passés avec des travailleurs contraints d´être indépendants, c´est-à-dire disposant d´un faible pouvoir de négociation) d´autre part, se substituent à la hiérarchie classique, mais sont plus rigides encore. Quant à l´autonomie, elle se réduit bien souvent à une obligation de résultats, le donneur d´ordre se défaussant sur le prestataire ou le sous-traitant de toute responsabilité vis-à-vis des moyens nécessaires pour atteindre ces résultats. Conséquence : une augmentation de la charge de travail, dont témoignent les dernières enquêtes sur les conditions de travail publiées par la direction de l´animation, de la recherche, des études et des statistiques (Dares). En outre, sous couvert d´émulation, l´évaluation individualisée fait appel à la concurrence généralisée entre services, entre équipes et entre salariés. Il en résulte, ici et là, des pratiques détestables de rétention d´informations, de calomnies et de conduites déloyales que l´encadrement déplore, mais dont il joue aussi, bien souvent. Monter dans la hiérarchie n´est pas toujours plus enviable. Beaucoup de directions sont empoisonnées par la méfiance, les coups bas, les intrigues que les nouvelles formes d´organisation de la concurrence interne aggravent.
De ces évolutions résulte une nouvelle forme de souffrance entraînée par la ruine des solidarités et des sympathies, qui se traduit par une augmentation colossale des pathologies de surcharge (burn out, Karôshi, troubles musculo-squelettiques), des dépressions et des plaintes pour harcèlement. Or l´organisation du travail a besoin, pour être efficiente, de relations de confiance entre les travailleurs. Aucune organisation du travail ne peut fonctionner sans la coopération des intelligences. Et cette dernière repose, au moins en partie, sur la mise en commun des savoir-faire, sur la controverse quant aux ajustements qu´il convient de faire, en fonction des imprévus qui surviennent inévitablement dans toute situation de travail.
Coopérer suppose de pouvoir délibérer collectivement entre collègues, au sein de l´entreprise. Diriger suppose de pouvoir faire des arbitrages et prendre des décisions sur la base de retours d´expérience fiables fondés sur l´authenticité de la parole et sur la loyauté. Dans le meilleur des cas, ce processus complexe peut devenir cumulatif et se concrétiser dans ce qu´on appelle les “ règles de travail ”, dont la fonction est de compléter et de faire évoluer graduellement l´organisation du travail prescrite. Lorsque ce processus s´enraye, l´organisation du travail se » sclérose « , pour reprendre un terme cher à Ernest-Antoine Seillière.
A terme, c´est l´avenir de l´entreprise qui est menacé. Les règles de travail ne sont jamais exclusivement fondées sur la dimension technique du travail par rapport à des critères d´efficacité. Elles organisent aussi les relations que les travailleurs établissent entre eux, pour pouvoir se comprendre, s´entendre et coopérer. C´est dire qu´une règle de travail est aussi une règle sociale. En effet, travailler, contrairement à ce que suggère le sens commun, ce n´est jamais uniquement produire. C´est aussi et toujours un rapport à autrui qui engage le devenir de l´autre. On travaille toujours pour quelqu´un : pour un chef, pour un patron, pour ses subordonnés, pour ses clients, avec ses collègues.
Travailler, c´est toujours aussi vivre ensemble. Et le vivre ensemble ne va pas de soi. Il suppose un espace de délibération, de discussion pour reconstruire des accords, des normes, des règles, en référence à des valeurs. De sorte qu´il n´y a jamais de neutralité du travail et du management vis-à-vis du vivre ensemble : ou bien le travail est un lieu d´exercice, pour chacun, de la délibération et de la confrontation des opinions ; ou bien il est un lieu d´expérimentation de la duplicité, de la manipulation et de la méfiance qui conduisent à la démobilisation, à la solitude et au repli individualiste défensif. C´est-à-dire au désengagement.
De fait, l´entreprise peut être un lieu essentiel d´apprentissage de la démocratie, mais elle peut aussi générer le pire au plan moral et politique. Des travaux scientifiques relevant d´approches disciplinaires différentes sont convergents : plus on participe à la délibération collective de l´organisation du travail à l´intérieur de l´entreprise, plus on s´engage à l´extérieur de l´entreprise dans la vie associative, le dialogue social et la gestion des affaires de la cité. Plus l´espace de délibération collectif se rétrécit dans l´entreprise, plus on se désengage des affaires de la cité. En appeler à la revitalisation de la société civile est un objectif noble. Pour cela, la refondation sociale devrait commencer par s´attaquer à refonder les bases, bien détériorées depuis quelques années, du vivre ensemble à l´intérieur des entreprises. Et cela ne passe pas tant par le retrait de l´Etat, que par un effort concerté de reconstruction de la civilité et de la convivialité dans le travail et dans l´entreprise.
Christophe Dejours est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). par Christophe Dejours
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 16/01/01. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01