— Par Fortenel Thelusma (*) —
Brève présentation de la situation linguistique en Haïti : entre monolinguisme et bilinguisme
- Aujourd’hui, dans certains milieux publics, on observe, à défaut d’un bilinguisme vivace à l’oral, l’usage d’un créole francisé tendant à se situer entre effet de mode et snobisme dans la presse orale. En sociologie, la mode est surtout étudiée dans la présentation de produits visant la parure, tels que les vêtements et leurs accessoires. Elle occupe une place centrale dans la vie des êtres humains dans la mesure où elle leur permet de définir leur identité sociale. « La mode se caractérise, en premier lieu, par un principe d’affirmation, à travers lequel individus et groupes sociaux s’imitent et se distinguent en utilisant des signaux … » (Sociologie de la mode Publié le 07/07/2010 par Frédéric Godart, Frédérique Giraud et Frédéric Monneyron
La Découverte, Collection Repères).
Quant au snobisme, il « ne désigne pas un type d’individu, mais une manière de se comporter à l’égard d’autrui, en partant du principe que nos goûts sont supérieurs au sien. […] Extrait de « Le snobisme », de Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven, publié chez Plon, 2015 (2/2) ».
Le Petit Robert définit ainsi les mots :
Snob : personne qui admire et imite sans discernement les manières, les goûts, les modes en usage dans les milieux dits distingués.
et
Snobisme : 1. Comportement de snob. 2. Affectation
Le terme affectation signifie : manière d’être, de parler, d’agir, qui s’éloigne du naturel.
Il convient de rappeler dans ce contexte qu’en Haïti, cohabitent deux langues : le créole, parlé par 100% de la population et le français, utilisé par un pourcentage très bas, variable, pourtant suivant les sources (entre 5-15%). Il n’existe pas de recherches démolinguistiques fiables effectuées par une institution nationale et portant sur le nombre de locuteurs francophones. Les données dont on dispose sont très contradictoires, 10% selon Pradel Pompilus (Le problème linguistique haïtien, Editions Fardin, 1985). Pour Michel Saint-Germain (http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/haiti.htm) « La population d’Haïti était estimée à 8,3 millions d’habitants en 2005. Environ 74 % de la population vit en zone rurale. La quasi-totalité des Haïtiens, soit 95 %, descendent des esclaves noirs, le reste de la population étant constitué de Mulâtres (issus d’un métissage entre Africains et Français). Aujourd’hui, on estime que presque 400 000 personnes (environ 5 %) parlent le français ; il s’agit d’abord d’une petite élite de riches qui habitent soit la banlieue située sur les hauteurs de Pétion-ville soit les principales villes de l’île (Jérémie, Cap-Haïtien, Cayes, Jacmel, Gonaïves), et fréquentent de coûteux restaurants français, ainsi qu’une petite classe moyenne plus scolarisée. Quant au créole, c’est pratiquement toute la population d’Haïti qui le parle comme langue maternelle ».
La prudence est donc de mise car on ne connait pas les mécanismes permettant de déterminer ces statistiques. On peut quand même se permettre de douter du taux de 15% quand on sait que la qualité de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti ne s’est guère améliorée ces trente dernières années et que sa pratique orale a également beaucoup baissé (F. Thélusma, L’enseignement-apprentissage du français en Haïti, constats et propositions, 2016, C3 Editions). La co- officialité du créole et du français consacrée par la constitution de 1987 n’y peut rien. Même pas la réforme Bernard lancée en septembre 1979 préconisant le bilinguisme créole- français. C’est que, cinq ans après la publication des programmes pédagogiques opérationnels (1982-1987), une décision du Ministère de l’éducation nationale (sous le règne du CNG : Conseil national de gouvernement) l’a mise en veilleuse. Et cela dure toujours ! Aujourd’hui, la situation linguistique haïtienne pourrait bien se résumer ainsi : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué. « Le monolinguisme ou unilinguisme est le fait de n’utiliser qu’une seule langue. Il diffère dès lors du bilinguisme et du multilinguisme. Le terme décrit la pratique linguistique soit d’une personne soit d’un Etat ou de son administration en général. (https://fr.wikipedia.org/wiki/monolinguisme). On pourrait déduire facilement que plus de 80% de la population haïtienne est monolingue » (F. Thélusma, Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué, à paraitre). Autrement dit, il existerait moins de 20% de bilingues créole-français dans le pays, tout en n’étant pas en mesure de savoir combien d’Haïtiennes et Haïtiens peuvent communiquer dans les deux langues sous une forme active (la parole et l’écriture) ou sous une forme passive (l’écoute et la lecture).
Comment interpréter alors le créole très (trop) francisé observé dans certains secteurs dans le pays (presse parlée, administration publique, université, etc.) sachant que le français oral ne s’observe quasiment que dans les discours officiels lus ? S’agit-il d’un effet de mode et / ou de snobisme ? A la recherche d’une explication à cette problématique, nous passerons en revue quelques aspects du bilinguisme, analyserons ensuite le comportement des bilingues créole -français dans la pratique du créole entre eux, d’une part, et, d’autre part, dans les communications impliquant des créolophones unilingues ; nous nous interrogerons enfin sur l’objectif de l’usage du créole francisé utilisé par ces locuteurs.
– Quelques aspects du bilinguisme
Selon WIKIPEDIA, « le bilinguisme est la capacité d’un individu d’alterner entre deux langues selon ses besoins. Par extension à un territoire, le bilinguisme est la coexistence de deux langues officielles dans un même État. Le bilinguisme constitue la forme la plus simple du multilinguisme, qui s’oppose à l’unilinguisme.
Une personne bilingue, dans le sens le plus large, est celle qui peut communiquer en deux langues au moins, que ce soit sous une forme active (la parole et l’écriture) ou passive (par l’écoute et la lecture), cependant l’individu ne doit pas forcément exceller dans les 2 langues afin de pouvoir être considéré comme bilingue ».
Haïti est ainsi placé parmi les pays bilingues, quelle que soit la taille de la population francophone. Le mystère se situe au niveau du nombre réel de bilingues actifs et de bilingues passifs.
La même source indique que « certains linguistes plaident pour la définition maximale qui signifie que les « vrais » bilingues sont aussi bien capables de s’exprimer dans une langue que dans l’autre et ont une connaissance identique des deux langues. D’autres plaident pour la définition minimale, basée sur l’utilisation correcte de phrases dans les deux langues pour la communication courante. Encore d’autres considèrent bilingues ceux capables de penser naturellement dans une langue comme une autre. Le terme « courant » s’applique aux gens capables de communiquer, même de façon inégale et avec des petites erreurs, dans chacune des deux langues ».
Dans le cas qui nous concerne, l’objectif de la compétence « maximale » est quasi impossible à atteindre compte tenu du fait que le français s’apprend presque exclusivement à l’école et dans des conditions très défavorables (méthodes peu efficaces, enseignants non formés, etc.). Néanmoins il n’est pas superfétatoire d’évoquer cette épineuse question de compétence en français d’une Haïtienne, d’un Haïtien né et vivant en Haïti ayant appris cette langue à l’école. En effet, vu la diversité des « programmes » de français (méthode d’enseignement-apprentissage, contenus, objectifs, etc.) dans les différentes écoles, on ne saurait envisager une évaluation par niveau scolaire ou par nombre d’années scolaires. En fait, on ne peut, par exemple, affirmer que tout apprenant ayant bouclé la 9ème AF ou les classes terminales est ipso facto francophone, et on se gardera bien, dans la même lignée, de généraliser dans le cas d’étudiants ayant bouclé le cycle de licence à l’université (voir F. Thélusma, L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, 2016, C3 Editions). De plus, le passage d’un niveau à un autre ou d’une classe à l’autre ne dépend pas nécessairement, suivant les constats, de la capacité d’un apprenant à communiquer en français. La tâche s’avère donc ardue. Dans ces conditions, combien d’Haïtiens détiendraient une compétence minimale en français et combien y détiendraient une compétence maximale ? Quelles sont les caractéristiques de ces deux catégories ? Quels critères permettent de les déterminer ? Autant d’interrogations encore sans réponse. Les linguistes, les sociolinguistes et les didacticiens du français haïtiens ont du pain sur la planche.
– Bilinguisme, alternance codique, mélange de langue
Le bilinguisme tout comme le multilinguisme est lié à des notions telles alternance codique, diglossie, interférences, etc. De fait, dans les communautés où les locuteurs utilisent couramment deux langues (ou plus), on observe fréquemment des situations d’alternance codique et de mélange de langue. Les individus bilingues pratiquent ces phénomènes dans diverses situations de communication ; c’est le cas, par exemple, des Haïtiens en France (créole-français) ou aux Etats-Unis (créole-anglais). Qu’entend-on par alternance codique ?
Selon Sophie Alby (OpenEdition ORCID consulté le 13/12/20), l’alternance codique, encore appelée code switching, « peut se définir comme une des caractéristiques du comportement des bilingues […] qui « exploitent les ressources des langues qu’ils maîtrisent de diverses manières, pour des buts sociaux et stylistiques, et accomplissent cela en passant d’une langue à l’autre, ou en les mélangeant de différentes manières (Winford, 2003, p. 101) ». L’auteure de poursuivre : « L’objet « alternance » fait référence à différents phénomènes qu’il est parfois peu aisé de distinguer. Winford (2003, p. 103) propose de différencier « […] les cas où le locuteur bilingue alterne entre les codes au sein d’un même événement conversationnel, alterne dans un même tour de parole, ou mélange les éléments des deux codes au sein d’un même énoncé. » (c’est nous qui soulignons).
Le phénomène de mélange de langues retient ici particulièrement notre attention dans la mesure où il est très fréquemment observé dans les échanges, les discussions en créole. De plus, il présente, dans beaucoup de situations, la particularité, sur le plan linguistique, de présenter les énoncés dans deux langues différentes sans que l’on puisse les délimiter syntaxiquement. Autrement dit, l’analyse linguistique se révèle difficile, le plus souvent impossible. En effet, la frontière entre les langues utilisées n’est pas ou ne peut être établie en raison du fait qu’elles ne s’alternent pas (« Volontairement ou pas li taire non otèl la ». Notons, en passant, qu’aucun principe connu du créole et du français n’est appliqué dans le segment souligné dans l’énoncé « li taire non otèl la » où le pronom sujet « li » est placé devant un verbe à l’infinitif.
D’autre part, de nombreux cas d’interférences du français sont fréquemment observés dans les discours en créole. Or, dans les recherches en linguistique et en sociolinguistique, les études montrent davantage l’influence de la langue première (L1) sur la langue seconde (LS) ou étrangère (L2). Cela vient du fait que celui qui apprend une nouvelle langue est déjà locuteur de sa L1et, chronologiquement, la L2 est venue se superposer à celle qui existe déjà. Celle-ci étant impossible à déraciner interfère dans l’usage de la langue nouvellement apprise.
L’interférence linguistique survient à partir de contact des langues. Elle résulte de l’influence d’un système linguistique sur un autre. La sociolinguistique s’y intéresse en tant que phénomène lié au bilinguisme et au multilinguisme. Cependant on l’observe dans des pays où existe une seule langue. Certaines langues subissent même l’influence d’une autre qui n’existe pas sur le même espace géographique. C’est le cas de l’anglais sur le français, en France, par exemple.
La didactique des langues étrangères, pour sa part, s’occupe de l’interférence en tant que phénomène impliqué dans leur apprentissage. Et c’est là que l’analyse contrastive trouve son application.
L’interférence est considérée comme une erreur involontaire survenue dans la langue seconde ou étrangère dans ses différents aspects syntaxique, phonétique, sémantique, lexical, etc. Les erreurs peuvent intervenir tant dans la production que dans la réception du message. Selon Crystal (2008 p. 259) et Bidu-Vrãnceanu (1997, p. 16) cités par Wikipedia, « la didactique moderne évite l’emploi des termes « faute » ou « erreur » concernant l’apprenant. En revanche, elle utilise la notion d’interlangue en tant que système linguistique ayant sa propre structure, créé par l’apprenant, différent aussi de sa langue maternelle, que de la langue cible. L’interlangue a un système de règles évolutif, qui inclut des faits de langue dus à l’interférence, c’est-à-dire au transfert négatif ».
Selon http://parler-francais.eklablog.com/erreur-faute-a5553353#, consulté le 18-12-20, « Certains linguistes ont voulu faire de la conscience de la méprise la distinction entre faute et erreur. Ainsi, Gheorghe Doca rappelle que « les fautes sont liées à la performance » (on en est immédiatement conscient : lorsque l’on attire notre attention sur elles, on a la possibilité de faire soi-même la correction parce qu’on connaît les règles) tandis que « les erreurs sont liées à la compétence » (on les fait de façon inconsciente et involontaire, faute de connaissance suffisante de la règle).
Plus globalement, la distinction repose sur l’idée de responsabilité – pour ne pas dire de culpabilité (à la différence du péché, la faute n’a pas forcément de connotation religieuse… mais force est de constater qu’elle reste le plus souvent moralement connotée dans l’inconscient collectif).
Nous sommes responsables de nos fautes, en ce que nous sommes censés connaître les règles, les lois qui prévalent. En revanche, une erreur est le plus souvent commise de façon involontaire – sans intention délibérée, donc de bonne foi (à la différence d’un mensonge) –, par inattention, par maladresse, par oubli, par ignorance… ».
Il est donné de constater que dans la pratique du français en Haïti, la moindre insertion du créole est condamnée et par le locuteur lui-même et par une partie de la communauté francophone. On peut, sans grand risque de se tromper, affirmer que les cas d’interférences du français au créole sont voulus ou choisis, comme l’illustrent ces exemples : yè, li rann lam ; Jovenel ap kontinye pwovoke pèp la avèk des décrets en veux-tu en voilà, des décrets liberticides. Personne ne peut prétexter une quelconque incapacité du créole à rendre les faits exprimés dans ces énoncés. L’usage de la langue créole semble être un choix par défaut. Le recours à des mots, structures ou expressions françaises traduirait la recherche d’un certain prestige. On sait, par ailleurs, que le français ne jouit plus de privilèges exclusifs quant à son choix dans certains secteurs ou institutions comme le parlement, la presse, etc.
« Chez le locuteur diglossique il peut y avoir interférence des variétés d’une même langue se manifestant par l’alternance codique (en anglais code-switching), c’est-à-dire par l’emploi d’éléments de plus d’une variété dans une même situation de communication. Il y a des situations où cette interférence n’est pas considérée comme une erreur. Les locuteurs qui connaissent, à côté d’une variété sans prestige (ex. dialecte, le registre de langue familier) une variété de prestige (la variété standard, le registre courant, éventuellement le registre soutenu), sont capables de les alterner, c’est-à-dire d’utiliser l’une ou l’autre pour se conformer à des situations de communication différentes, et aussi d’introduire des éléments de l’une ou de l’autre dans le cadre de la même situation, pour nuancer leur expression, par exemple pour exprimer du sérieux à un moment et de l’ironie à un autre » (Bussmann 1998, p194).
Il est hors de question de parler actuellement de situation diglossique en Haïti. La situation ne s’y prête pas. Même si certains locuteurs accordent plus de valeur ou de prestige à la deuxième langue, il n’en est rien sur le plan linguistique. En tenant compte de leur distribution dans les différentes sphères sociales, le créole est beaucoup plus utilisé que le français ; celui-ci ne l’emporte qu’à l’écrit, notamment dans la correspondance administrative. Non seulement, la réalité du terrain nous éloigne de la diglossie mais deux documents d’une importance majeure se sont exprimés sur la question. En effet, depuis 1979, la réforme Bernard a consacré le créole et le français respectivement langue première et langue seconde. Elle leur a, de plus, attribué une mission identique, celle de langue-objet et langue-outil, les mettant ainsi au même pied d’égalité. D’autre part, la constitution du 29 mars 1987 les a consacrés au même titre langues nationales et officielles.
« D’abord, sur le plan des usages, pour une écrasante majorité de la population estimée à 80 %, on ne peut parler de diglossie puisque ces locuteurs ne parlent pas français. La situation de diglossie ne s’appliquerait qu’à la couche de population dont la langue maternelle et courante est le créole, mais qui a une assez bonne connaissance du français.
Ensuite, toutes les définitions de la diglossie font ressortir la nécessité d’une répartition complémentaire des usages de la variété haute et la variété basse. Or, depuis les années 1990, on assiste à une utilisation croissante du créole dans des domaines qui étaient prétendument réservés au français comme la presse, l’enseignement, les discours officiels. De plus, l’élite intellectuelle haïtienne use ordinairement du français dans des occasions familières, ce qui va à l’encontre du dernier membre de la définition canonique de Ferguson, selon laquelle la variété haute n’est utilisée que dans des situations de communication formelle ». (Le créole et le français en Haïti : peut-on encore parler de diglossie ? Par Darline Cothière, Revue transatlantique d’études suisses, 6/7 – 2016/17)
– Le créole francisé et les locuteurs bilingues
Le créole est né dans un contexte où le rapport de force lui était défavorable. Les esclaves l’ont forgé au fil du temps dans la plantation suivant le principe « On ne peut ne pas communiquer ». Le français, la langue des colons à l’époque, jouissait évidemment de tout le prestige de la puissance coloniale sur tous les plans social, administratif, politique, etc. Son rôle s’est renforcé au terme du système esclavagiste. Il s’est imposé face au créole dans un acte officiel d’une grande portée, la déclaration de l’acte de l’indépendance. Depuis, celui-ci a toujours été minoré dans toutes les sphères sociales, administratives, institutionnelles, y compris l’école. Pendant longtemps, son utilisation y a été interdite gardant les apprenants dans un mutisme presque absolu.
La fin officielle du règne des Duvalier va provoquer un tournant dans l’usage des langues en Haïti, dans la liberté d’expression en général dans le pays. Une langue va enfin s’imposer. En effet, dans la vie publique, les débats de toutes sortes, dans tous les espaces, le créole était l’une des armes de combat qui ont permis d’aboutir aux évènements de 1986. Il a libéré la parole en donnant plein droit à tous les Haïtiennes et Haïtiens nés et élevés en Haïti de s’exprimer. La parole s’est vu démuseler. L’église catholique y a joué un rôle important, notamment par le biais de l’évangile de la libération. On se rappelle, notamment, l’immense travail de Radio Soleil durant les années précédant la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier.
A partir de 1986, cette langue a connu un essor considérable par sa présence dans tous les médias, toutes les émissions. Beaucoup plus présent dans la presse écrite, le français, quoique gardant son prestige, se trouve de plus en plus en retrait. Sa maîtrise ou son utilisation ne sert plus comme critère de base pour intervenir à la radio ou à la télévision. Mais au fil du temps, les habitudes changent. Le créole utilisé devient de plus en plus francisé au point qu’il servirait de norme. Les exemples suivants illustrent bien cette impression. Le classement en deux catégories adopté ici est très risqué car tous les énoncés choisis représentent des cas de mélanges de langues. Ils vont dans la lignée de la présentation globale de Sylvie Alby qui inclut dans la catégorie mélanges de langues, alternance codique, diglossie, interférences même si la frontière entre mélanges de langue et interférences est bien mince. Les exemples retenus dans le cadre de ce travail proviennent tous de la radio.
Exemples d’interférences
E1 : Li poko tire dafè (Il ne s’est pas encore tiré d’affaire).
E2 : Yo vin obstruye venn ou (Ils vont obstruer vos veines).
E3 : Li pèsiste e l siyen (Il persiste et signe).
E4 : Ou pa gen dwa fòse yon moun pou w obtenu yon enfòmasyon (Vous n’avez pas le droit de forcer quelqu’un pour obtenir une information).
E5 : Pa gen pou sòti ladann (il n’y a pas à sortir de là).
De tous les éléments lexicaux des cinq énoncés présentés ci-dessus, seuls « obstruer » et « obtenu » sont inconnus des créolophones unilingues car n’appartenant pas à leur langue. Pourtant l’ensemble des énoncés leur sont totalement étrangers et incompréhensibles, sauf l’E4 qui leur laisse une possibilité d’interprétation minimale. Ce sont donc des énoncés « bi-lingues » destinés à des bilingues. E1, E3 et E5 sont des calques du français.
E1 : Li poko tire dafè = Il ne s’est pas encore tiré d’affaire.
E3 : Li pèsiste e l siyen = Il persiste et signe.
E5 : Pa gen pou sòti ladann = Il n’y a pas à sortir de là.
Par ailleurs, il est compliqué pour un linguiste d’expliquer l’emploi du participe passé « obtenu » dans E4 : Ou pa gen dwa fòse yon moun pou w obtenu yon enfòmasyon. D’abord il n’existe pas en créole haïtien. Ensuite, dans son contexte d’emploi, il n’est pas attendu dans le français moderne vu qu’il est précédé d’une préposition (pou). Ce participe passé est fréquemment utilisé chez un groupe très restreint de locuteurs bilingues créole-français ; on le retrouve également dans d’autres situations, par exemple : Li mande e l obtenu liberasyon prizonye a (Il a demandé et obtenu la libération du prisonnier). Apparemment, le mot « jwenn » ne fait pas partie de leur idiolecte.
Exemples de mélanges de langues
E1 : Son bon ga. Son good guy (C’est un bon gars).
E2 : Tout sa te fè m très inquiet (Tout cela me rendait très inquiet).
E3 : Fòk nou fè dépassement de soi (Il faut faire un dépassement de soi).
E4 : Premye bagay ki pou ta fèt se mete bibliyotèk à la portée elèv yo. Pa gen pou sòti ladann (La première chose à faire ce serait de mettre une bibliothèque à la portée des élèves. Il n’y a pas à sortir de là).
E5 : Sa w pa renmen an, il ne suffit pas que w pa renmen l … (Ce que vous n’aimez pas, il ne suffit pas que vous ne l’aimiez pas …)
E6 : Pèp la vin wè gen yon lidèchip qui se construit (La population a fini par constater qu’il existe un leadership qui se construit).
Cette deuxième liste contient une expression, des mots et des segments de phrases en français qui ne favorisent qu’une compréhension approximative chez les monolingues haïtiens. On constate, d’autre part, qu’il n’existe aucun segment de phrase, aucune proposition pouvant se prendre en charge d’un point de vue syntaxique ou sémantique. Par exemple, la proposition « qui se construit » (E6) ne peut être analysée indépendamment du syntagme nominal en créole « yon lidèchip » qui le précède. L’E5 présente la particularité d’être une phrase complexe divisée en trois propositions : une première en détachement, totalement en créole, une deuxième totalement en français dont le complément est en créole mais séparé par le complémenteur français « que ». Quelle est l’économie d’une telle construction ? Quelle est, des deux langues, celle qui en sort renforcée ? Quelle est l’utilité de l’expression « dépassement de soi » dans l’énoncé « Fòk nou fè dépassement de soi » ? Le contexte grammatical autorise-t-il son usage ?
Ces emplois, globalement, révèlent deux attitudes. D’abord un effet de mode. C’est dans la presse orale que cette pratique est le plus observée. Il est probable qu’elle s’installe et évolue par imitation. Anciens et nouveaux journalistes, invités de toutes sortes s’y adonnent sans réserve. En même temps que la première langue s’impose naturellement -c’est la mieux intégrée sur le plan psycholinguistique- s’affiche aussi la volonté de s’affirmer en tant que francophone. Surtout que dans la mentalité de certaines personnes, communiquer en créole comme un natif sous-entendrait une méconnaissance du français. A l’inverse, l’usage du créole francisé garantirait une certaine capacité à s’exprimer en français et communiquer en français serait un signe du savoir tout court. La volonté d’afficher son statut de francophone ou de se faire « respecter » en tant que tel pousse quelques locuteurs à des emplois non conformes aux principes de fonctionnement des deux langues. En voici une illustration :
E1- Vu a situation chaotique n ap viv la a …
E2- Fòk yo netwaye kanal yo, kano yo, ekskuze m.
E3- Li di yon bagay ki enpòtant.
E4- Yo dwe gen ransèyman enpòtant pou yo ka aji convenablement.
Le désir de s’écarter du créole et, en même temps, de se rapprocher du français crée des erreurs pouvant s’expliquer par une insécurité linguistique ou une confusion provoquée par l’usage des deux langues ou la volonté d’utiliser toutes les deux à la fois. Cette pratique prouve aussi des signes de faiblesse dans la langue jugée prestigieuse, le français (Vu a situation chaotique n ap viv la…). On constate, d’autre part, le transfert de règles morphologiques du français au créole :1. la marque du pluriel en [o] dans l’E2 (le locuteur a présenté ses excuses pour une faute non commise en créole ; en fait, le déterminant yo est le marqueur de la pluralisation), 2. l’accord en genre dans les énoncés 3 et 4 est une autre preuve de l’obstination à s’accrocher au français dans le discours en créole (bagay n’existe pas en français et, même en français, renseignement relève du masculin ; le créole, contrairement au français, ne distingue pas le masculin du féminin et ne connait donc pas les accords en genre).
Le snobisme participe des effets recherchés par le discours parfois trop francisé de certains locuteurs haïtiens. Ils entendent non seulement affirmer et afficher leur statut de francophone mais aussi prendre leur distance, prouver leur « supériorité » par rapport à la masse unilingue. Ce propos souvent utilisé par une vedette de la radio en est une révélation : « Kite m di l an bon kreyòl pou ti pèp la ka konprann ». Le journaliste est bien conscient de la variété de langue choisie car avant cette modification du langage annoncée il n’utilisait ni le français ni l’anglais ni l’espagnol, par exemple. Ce travail d’analyse ne prend pas en compte l’usage de termes techniques, de concepts scientifiques fréquents en français qui, suivant le cas (si le besoin se faisait sentir), pourraient être repris en créole. On constate clairement, dans le choix de la structuration du discours, des outils lexicaux utilisés, une volonté de s’éloigner du créole, de se distinguer. La langue devient ainsi un objet de parure.
Le français étant essentiellement appris à l’école, pour atteindre un bilinguisme réel et efficace dans la pratique orale en Haïti il faudrait l’application d’une réforme visant cet objectif. Rappelons que celle préconisée par l’ex-ministre de l’éducation nationale Joseph C. Bernard a avorté. Le français oral est pratiqué dans un cercle très fermé et dans des espaces et situations bien particuliers (avec des étrangers, dans des conférences, dans des conversations privées entre gens l’utilisant sans complexe). L’une des causes pouvant expliquer l’absence ou la rareté de communication publique en français est un manque de confiance ou d’assurance en soi et la phobie des fautes car la moindre erreur de langage est sanctionnée par des critiques sévères, la risée, etc. Pourtant, très peu d’Haïtiennes ou d’Haïtiens se soucient de la qualité de leur discours en créole. La mode s’affiche également en Haïti par l’intrusion de mots anglais : m un peu confious, mete l nan next liy nan.
Aux Etats-Unis, le mélange du créole et de l’anglais chez les Haïtiens d’origine se comprend mieux. Ils utilisent les deux langues régulièrement et dans diverses situations de communication. Par exemple, ils recourent à leur première langue et à la langue d’accueil entre eux, ils utilisent celle-ci dans leurs aires d’activités avec les étrangers et c’est à travers elle qu’ils s’informent. Il est même probable qu’ils fassent beaucoup plus usage de l’anglais que le créole. Leur langage joue une influence considérable dans celui à la mode en Haïti d’un groupe d’Haïtiens abusant de « so », « but », « whatever », etc. dans leur discours en créole. Il faut bien s’en méfier : tous les utilisateurs de ces vocables ne sont pas forcément anglophones, l’homme de la rue, le professionnel de la presse, le fonctionnaire public, l’apprenant de l’école fondamental, etc.
Contrairement à des compatriotes vivant en France ou aux Etats-Unis feignant d’oublier leur langue de socialisation, le créole, les professionnels étrangers vivant loin de leurs pays d’origine restent très attachés à leurs langues. Par exemple, les Français, si fiers de leur langue, n’accepteraient que le correspondant de RFI à Washington emploie par -ci par-là, des « so », « but », « no comment » dans leurs reportages en français. Ils ne leur pardonneraient pas cette tendance même sachant que l’anglais est sa langue de travail, celle qu’il utilise le plus dans son milieu de résidence. Crise identitaire ? Phobie du créole ? Folie pour les langues étrangères ?
Sur la question de mélange de langues en Haïti, si le créole très (trop) francisé à la mode est partagé entre les bilingues, l’intercompréhension entre les bilingues et les créolophones unilingues n’est pas toujours garantie. Cette variété de langue ne leur est pas accessible. Pour faciliter un minimum de communication, ils doivent partager un code commun. En d’autres termes, les bilingues doivent recourir à une langue et un registre de langue à la portée de leurs interlocuteurs s’ils accordent beaucoup plus d’importance au message qu’au moyen de transmission.
Conclusion
Il importe de signaler l’importance, d’une part, de la première langue d’un peuple, mais, d’autre part, de l’apport d’une deuxième voire d’une troisième langue dans sa vie, son émancipation de manière générale. L’idée défendue n’est pas de s’enfermer dans une langue unique mais celle de valoriser sa langue en tant que patrimoine culturel et élément d’identité. Les bienfaits du bilinguisme et du multilinguisme sont aujourd’hui connus et même recherchés, notamment dans l’apprentissage des langues et dans l’échange avec d’autres peuples, d’autres cultures. Par contre, l’apprentissage et l’usage d’autres langues ne doivent pas contribuer à la dévalorisation de sa langue première.
Comme il a été démontré plus haut, beaucoup de locuteurs francophones, parmi le petit nombre de bilingues existant dans le pays, recourent plus au créole francisé qu’au bilinguisme créole-français. Cette pratique s’inscrit dans une tendance à effet de mode au point de s’étendre à l’affectation. Le créole en pâtit. Les créolophones unilingues sont snobés. La population haïtienne évolue entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué. « Il est donc superfétatoire voire absurde d’« évaluer » la langue maternelle des Haïtiens en référence à la langue seconde. Appliquer sciemment les principes du français dans l’usage du créole, c’est nier, par snobisme, le statut de langue à celui-ci et, du coup, survaloriser l’autre langue. Une telle perception ne peut que freiner le développement de la langue maternelle et maquiller l’identité des sujets qui se livrent à ce jeu dangereux. Après tout, qu’est-ce qu’il resterait des langues maternelles si tous les natifs d’une langue devaient feindre d’oublier son fonctionnement au profit des langues nouvellement apprises ou utilisées ? » (F. Thélusma, Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives, 2018, C3 Editions).
le 27-12-20
⃰ Linguiste et didacticien du français langue étrangère, Fortenel THELUSMA enseigne actuellement à l’Ecole normale supérieure (Université d’Etat d’Haïti). Ses principaux champs d’intervention sont l’analyse contrastive (français-créole), la pratique et l’enseignement-apprentissage du créole et du français en Haïti. Il est l’auteur de trois essais, de plusieurs articles et manuels scolaires.