— Par André Lucrèce —
Dans mon dernier livre, La Guadeloupe, la Martinique au temps du Covid-19, j’évoquais dans ces pays l’érosion persistante des contenus civilisationnels. Parmi ceux-ci, le déclin du statut du livre : fermeture de librairies, dont l’excellente Librairie Alexandre, parmi bien d’autres, disparition des revues, Études Guadeloupéennes, et la revue CARE du Centre Antillais de Recherches et d’Études, en Martinique, les revues Carbet et celles qui vont suivre, comme Archipelago, dédiée à la Caraïbe ou Chemins Critiques, revue Haïtiano-Carïbéenne, sans parler de la revue Textes, Études et Documents qui était une production de l’université des Antilles. L’exception étant celle qui a pu survivre, à savoir Les Cahiers du Patrimoine.
Quant aux conférences – les plus fructueux et les plus profitables exercices de l’esprit – qui avaient lieu à l’université, à la bibliothèque Schoelcher à Fort-de-France ou dans les mairies des communes, elles se font de plus en plus rares. A cela, il faut ajouter le rôle des média. Pendant une quarantaine d’années, j’ai lu, analysé et présenté des livres dans les studios de cette maison qui aujourd’hui porte le nom de Martinique 1ère et j’ai pu mesurer l’influence des émissions littéraires sur la vitalité d’un livre. Ces présentations ont commencé en 1981, nous avions, mon ami Ernest Pépin et moi, décidé d’intituler cette émission Le Compagnon de la vie. Car le livre pour nous est plus qu’un livre. L’œuvre, parce qu’il faut que cela soit une œuvre, est une résidence qui s’appelle LECTURE, où s’exerce un pouvoir de communication. Après, il y eu la performance en télévision, intitulée L’Arbre à palabres, afin d’échanger avec les auteurs. Ainsi, c’est dans le cadre de cette émission que j’ai eu une longue conversation avec Edouard Glissant sur l’écriture romanesque. Cependant cette expérience m’a acheminé vers une nette préférence pour la radio qui permettait la découverte de livres au quotidien. Cela a donné alors les émissions intitulées Mezza voce et Littérature au quotidien.
L’initiative récente, prise par un éditeur, de réunir quelques amoureux du livre afin de réfléchir à ce vide qui frappe le livre est significative de cette défaite de la culture. Je rappelle une fois de plus ce que disait Camus dans un entretien accordé à la revue Caliban en 1951 : « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude ». Car l’appauvrissement du livre est significatif de l’ère de l’abaissement qui atteint les contenus civilisationnels. C’est le temps de détresse évoqué par Hölderlin.
Tout cela révèle en fait une pathologie de la démocratie, car cette dernière en effet se nourrit des humanités qui font de nous des sociétés ouvertes à la liberté de l’esprit, laquelle forme des individus capables d’énoncer une critique fondée en argumentation et des citoyens capables de se forger une conviction face aux alternatives de l’existence humaine.
Les humanités instauratives, que révèlent les livres, permettent aussi bien de nourrir le champ des sciences dites objectives que celui de la philosophie ou des sciences sociales, sans oublier les voix multiples de la littérature qui nous offrent les incidences des compositions vraies ou imaginées du réel. Nous pouvons aussi, en grande responsabilité, récuser le champ stimulant de la littérature et continuer à offrir à nos enfants l’univers opératoire des smartphones qui a déjà conquis leurs cerveaux.
André Lucrèce