— Par Michèle Bigot —
En dépit du tire, il s’agit moins d’un journal que d’une narration au fil des jours de la vie du petit fonctionnaire Pétersbourgeois, Aksenty Ivanovitch Poprichtchine. quoique d’antique noblesse et fier de son sang bleu, Aksenty a tout d’un déclassé., un de ces ronds de cuir dont fourmillent les administrations du XIXèsiècle et pas seulement en Russie: voir chez Balzac ou Maupassant. Le réalisme littéraire raffole de cette triste figure. Mais chez Gogol la figure se teinte d’une dimension métaphysique; il fait sombrer son anti-héros dans la folie . Vivant seule avec sa domestique ( Mavra, une paysanne ukrainienne nostalgique de la vie au village et qui éprouve un secret mépris pour ces hobereaux russes perdus dans le système et fort incultes à ses yeux, déjà!!), Aksenty se voit contrarié dans son ambition comme dans ses amours. La frustration qu’il accumule est telle qu’il finit pas sombrer dans la folie. L’univers parallèle que lui inspire ses bouffées délirantes le protège de sa déception. Il s’y accroche comme au seul remède à sa solitude et à son désespoir.
La description du quotidien de ce petit fonctionnaire est l’occasion d’une satire féroce de l’administration russe dans lequel chacun est pressé de flatter son supérieur hiérarchique et d’écraser de son mépris son inférieur. Rien de nouveau sous le soleil! La médiocrité des petits chefs se vengeant de leur humiliation sur les plus petits est hélas un universel! Ce qui surprend le spectateur français c’est cette obsession que la classe moyenne russe pouvait entretenir à l’égard de l’aristocratie et du sans bleu. Le texet oscille entre satire grinçante et comédie. On rit à entendre les prémices dela folie d’Aksenty: il croit entendre les chiens parler et s’arrange pour voler dans sa niche la correspondance qu’écrit une petite chienne à son amie. c’est fantaisiste et très drôle car la petite chienne est pourvue de plus de sagacité que ses maîtres. Sa clairvoyance n’est jamais pris en défaut et Aksenty apprendra par cette correspondance que la femme après qui il soupire est amoureuse d’un autre et se moque de lui. Le voilà puni de sa suspicion !
Cette comédie grinçante, hésitant entre drame et bouffonnerie est admirablement servie par la scénographie et le jeu des comédiens. Un dispositif en lames de parquets figure le côté bancal de l’univers intime de’Aksenty. Il suffit qu’une lame de parquet se dresse pour représenter un bureau ou son lit. Un tabouret tout aussi déséquilibré est le seul siège sur lequel le petit fonctionnaire puisse compter. Tout peut basculer à tout instant. La descente vers la schizophrénie est scandée au piano par la musique de Prokofiev (interprétée par Olivier Mazal). Se réfugiant dans un univers parallèle Poprichtchine se prend pour le nouveau roi d’Espagne. Quelques considérations malicieuses sur la France, l’Angleterre sont glissées au passage dans le texte, par un Gogol plus soucieux qu’il n’en a l’air de géopolitique. Les deux comédiens qui soutiennent ce texte plein d’humour et non dépourvu de charme sont aussi admirables l’un que l’autre: Ronan Rivière en Poprichtchine et Amélie Vignaux en Mavra sont aussi drôles que pathétiques. Ils sont rompus à toutes les cabrioles et tous les affaissements.
Certes on peut se demander s »il est vraiment réaliste de faire en sorte que l’accumulation de frustrations de toutes sortes puisse précipiter un individu dans la schizophrénie. Mais ce qui est douteux au niveau de l’individu devient malheureusement fort réaliste au niveau d’une société entière. La folie gagne peu à peu cette société russe en fin de régime aristocratique impérial et on devine qu’elle ne va pas tarder à tomber dans une hystérie collective des plus violentes. Le spectateur d’aujourd’hui ne peut que rire jaune face à cette évocation de l’hopital psychiatrique en Russie et de la folie généralisée qui peut s’emparer d’un peuple privé de tout espoir. La figure de Poprichtchine fait figure de prémonition, au-delà du siècle qui l’a vu naître.
Michèle Bigot
Festival d’Avignon off 2024
Théâtre du balcon, 29.06>21.07
« Le Journal d’un fou »de Nikolaï Gogol
interprètes / intervenant⸱es
Création lumière : Marc Augustin-Viguier
Interprète : Olivier Mazal, Ronan Rivière, Amélie Vignaux
Scénographe : Antoine Milian
Musique : Sergueï Prokofiev
Mise en scène : Ronan Rivière
Adaptation théâtrale : Ronan Rivière