— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
J’ai rencontré Vladimir Skoda à la Fondation Clément en décembre 2018, lorsqu’il est venu finir l’installation de sa pièce « Ciel de sphères, sphères de ciel ». Immense artiste et charmant au possible. Il portait un costume de couleur claire, et un chapeau, une longue barbe blanche aussi. Nous avons discuté pendant des heures, sur le banc face à son œuvre, en parlant de l’œuvre que ses aides installaient, de son enfance, de son fils qui est au Canada, du jardin, des fleurs boulets de canon qu’on y trouve et qui l’avaient enchanté, de Prague, où il a grandi. J’ai beaucoup ri quand il m’a raconté qu’après avoir été considéré dissident pour être parti étudier à Paris avant le printemps de Prague, et n’être jamais revenu au pays, il lui était interdit d’y revenir. Mais un jour, ses parents étant très âgés, il a voulu y aller quand même et pour éviter qu’on lui retienne sur place, il avait organisé un voyage d’études avec ses élèves d’une école d’art. Il était donc sous la protection de l’ambassade française et Il avait réussi son coup. Mais il était quand même surveillé, notamment par un liseur qui ne se postait jamais très loin avec un journal dans lequel on avait percé deux petits trous pour les yeux, afin de surveiller Vladimir tandis qu’il faisait visiter Prague à ses étudiants.
Matilde dos Santos : J’aimerais commencer par le commencement, votre vie, le choix de faire des sculptures, l’idée de cette sculpture.
Vladimir Skoda : Je suis né en 1942 en Tchécoslovaquie. L’organisation du pays à ce moment-là a fait que je n’ai pas pu étudier de l’art. J’avais fait quand même l’apprentissage d’un métier, un métier que j’aimais bien avec le métal et j’étudias la peinture le soir, mais je voulais faire des études d’art. A ce moment-là c’est à Paris qu’il fallait y aller pour cela. Alors j’ai triché un peu, une amie m’a fait une lettre d’invitation et j’ai eu un visa pour trois mois et je ne suis plus rentré, car je voulais faire de la sculpture et cela demandait du temps. Il y avait des problèmes politiques à l’époque, mais moi je ne suis pas parti pour des questions politiques, je suis parti car je voulais faire de l’art. En revanche je suis resté très longtemps sans pouvoir retourner chez moi…pendant longtemps ma femme et mes enfants y allaient voir mes parents sans moi.
Mds : Vous appreniez la peinture mais vous vouliez étudier la sculpture.
VS : Moi enfant, à 10 ans j’avais un oncle maréchal ferrant, j’allais travailler avec lui et j’aimais ce métier. Quand je n’ai pas pu faire de l’art, j’ai choisi ce métier –là : travailler avec des outils mécaniques. Arrivé à Paris je me suis inscrit à l’école des Beaux-arts et j’ai eu la chance d’être élève de César parce qu’il a beaucoup apprécié mon travail, et moi le sien évidemment aussi. Il m’a influencé, cela reste évident. Puis après j’ai commencé à approcher la sculpture plus à ma façon, et je suis revenu en arrière et j’ai commencé à travailler le fer forgé.
Mds : Et les mathématiques ?
VS : J’aimais les mathématiques, la physique…mais je n’aimais pas l’idée de faire des longues études. Aussi j’aimais beaucoup travailler de mes mains. Et j’aimais par-dessus tout le métal. Après en France j’ai visité des forgerons avec César. Il y avait des compagnons du devoir aussi, j’ai fait leur connaissance et j’ai travaillé avec eux. La forge me fascinait mais ce n’était pas assez. Car dans la forge manuelle on ne peut pas faire des choses très volumineuses. Par chance j’ai pu entrer dans une forge industrielle, qui fabriquait des cloches pour les bateaux, donc des grandes masses. J’étais fasciné par le processus de la forge, le métal qui change de couleur avec la chaleur …. Lorsqu’on forge une grosse masse, d’au moins 5kilos, cette masse-là devient pratiquement un soleil. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire.
Mds : Parce que la chaleur transforme la masse en énergie ?
VS : Evidement c’était la matière, c’est l’énergie et moi instinctivement j’ai compris une notion mathématique que je n’avais pas appris. Evidement j’ai commencé à m’intéresser à la mathématique, à la physique… C’est pour cela que je voulais travailler avec des grosses masses, car quand cela sort de la forge, c’est comme un soleil.
Mds : C’étaient déjà des sphères donc…
VS : Ça commençait déjà à se rapprocher. Au début ce n’étaient pas les sphères. Au début je voulais surtout travailler la sculpture sans ajouter ni enlever de la matière, je voulais prendre une forme et la transformer dans une autre forme, sans toucher à la quantité de matière. La masse m’a fait poser des questions sur la matière, sur l’énergie. En sortant de la forge, tout objet incandescent est comme un soleil, non pas le disque visible, mais la sphère qu’on ne voit pas. Je trainais à la forge et tout ce que je faisais et qui ne me plaisais pas j’en faisais une boule de canon. J’en avais dans mon atelier, je ne savais pas ce que j’allais en faire, je fabriquais toujours la même forme. Puis j’ai découvert Etienne Boullée, qui avait écrit sur la sphère. J’avais moi aussi une fascination pour la sphère, car c’est la forme la plus parfaite qui existe. Et en fait j’avais déjà touché à cette forme, avant quand jetais donc à Rome, avant César et les fils de fer, j’avais fait aussi un peu de sphère, mais c’est en 1988 que la sphère est vraiment apparue chez moi.
Mds : Vous parlez très physiquement, avez-vous besoin de faire ? Parce que là vous dessinez et vos assistants réalisent, mais on sent que vous aimez le contact avec la matière.
VS : Oui, pour moi c’est le plus important. Rodin m’a beaucoup influencé. Je comprends les choses en les touchant. Mais les très grosses pièces je les fais faire, je fais faire beaucoup maintenant, mais j’ai encore besoin de toucher pour penser. Je pense avec mes mains. Et même si ce n’est pas moi qui installe, je suis souvent présent, j’ai besoin de voir, ils peuvent avoir des doutes, revenir vers moi, ils trouvent des solutions aussi, mais je veux valider. Cette pièce-là, les sphères ajourées, j’ai commencé à en faire en 2004, l’idée vient de la couverture d’un livre de Flamarion que j’avais lu en tchèque….
Mds : Attendez, on était en 1988… et là vous avez sauté plus loin que 2000, peut-on revenir un petit peu en arrière et parler de la sphère, d’avoir finalement trouvé cette forme pour vous parfaite.
VS : En 1988 donc la sphère elle était là, je l’avais faite tourner comme une sphère parfaite. Je la travaillais en divers formats et de différentes manières : je les noircissais ; je voulais savoir comment la géométrie se développe sur la sphère et donc j’ai découvert instinctivement que la géométrie euclidienne ne rend pas compte de la géométrie sur la sphère. J’ai découvert après la géométrie de Riemann, la géométrie sur la courbe. Je voudrais bien aussi renverser la sphère mais je n’y étais pas encore, je m’intéressais à l’architecture de Riemann qui m’avait fasciné. Sur cette sphère noire, je dessinais la géométrie, longtemps jusqu’à 2000 et ça continue encore. Mais j’ai trouvé d’autres choses ; à la recherche de la sphère parfaite j’ai commencé à polir. Et même noire, la surface polie réfléchissait l’espace extérieur, et cette question de l’espace intérieur et extérieur m’a fasciné encore plus. C’était l’alchimie, la géométrie, que je ne savais pas encore comment l’exploiter, c’est extraordinaire aussi, complétement à l’envers. Donc, à travers la géométrie sur la sphère, tout d’un coup je me suis trouvé en dehors, donc c’était un espace intérieur, et par la suite en 1989, je polissais de plus en plus la sphère, sans noircir, jusqu’à retrouver le miroir, le reflet. Mais en 2004 j’ai trouvé ce livre de Flammarion traduit en tchèque, que j’ai malheureusement perdu, mais qui m’avait fasciné. Sur ce livre il y avait cette gravure, une vieille image qui n’était pas de lui, une gravure ancienne, le titre de cette pièce-là, « sphère de ciel et ciel de sphère » vient de là et aussi de la sphère de la terre et de l’atmosphère et…c’est un dérivé de sphère….à l’époque on se l’imaginait comme ça, avec le soleil, tout ce qu’ on connaissait , des étoiles, un univers derrière l’autre… Cela m’a fasciné, mais il y a sans doute d’autres choses qui mont intéressé a l’époque. Par exemple mon ami François Morellet avait fait des formes sphériques avec des tiges qu’il découpait à l’angle droit.
Mds : Et votre pièce est faite de plaques plates
VS : Oui, ce sont des plaques perforées, des carrés, avec un triangle au centre, et moi je forme la sphère à partir de cette plaque.
Mds : Dans cette pièce il n’y a pas de reflet, en revanche il y a de la transparence.
VS : En fait je cherchais l’univers et cette pièce devient quelque chose que l’on regarde à travers, une sorte de miroir aussi. J’aime beaucoup les photos qu’on me montre sur les réseaux sociaux, qui montrent le paysage, les gens à travers mes sphères. C’était une possibilité de l’œuvre, pas une obligation, mais les gens le réalisent. Et vous savez ce qui me passionne ici dans le jardin ? Les fleurs de boulets de canon. C’est le nom de l’arbre qui fait cette magnifique fleur. Inattendue et absolument nécessaire pour moi. Car il n’y a pas de hasard, vous savez ? je suis parti de boulets de canon, n’est-ce pas ? Je suis donc très heureux de découvrir finalement cet endroit.
Vladimir Skoda (Prague,1942) Vit et travaille à Paris. Après des études de métallurgie en Tchécoslovaquie, il s’installe en France et étudie aux Beaux-Arts, notamment avec César. À partir de 1988, il se concentre sur la sphère, forme géométrique qu’il considère parfaite. L’artiste explore la forme en la déclinant en surfaces polies ou rugueuses, statiques ou en mouvement pendulaire, réfléchissantes ou mates. Toute son œuvre tourne autour de la forme sphérique et les modalités d’évolution et d’altération de la forme dans l’espace. Les œuvres de Vladimir Skoda sont présentes dans les collections du Centre Pompidou et du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, à la Galerie nationale de Prague, à la Gemäldegalerie Neue Meister de Dresde, ainsi que dans de nombreuses collections publiques et privées dans le monde entier.