— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
Et on arrive à la fin de la série d’entretiens avec les créateurs des œuvres du jardin des sculptures de la Fondation Clément. Transcription d’un entretien avec l’artiste Luz Severino (République dominicaine), à la Fondation Clément en juillet 2019.
Luz Severino en cinq dates. Quels sont pour toi les événements et/ou rencontres qui ont le plus impacté ta destinée ou ton œuvre ?
La naissance de mon fils, en 2002 en Martinique.
Ma date de fin d’études des beaux-arts car dès que j’ai fini l’école j’ai participé à la biennale d’art de Santo Domingo, et j’ai eu le prix d’honneur pour la gravure du Centro Léon, alors que je sortais tout juste de l’école.
L’exposition Salir del hoyo en 2007 à Santo Domingo qui marquait mes dix ans de carrière.
2001, venir vivre en Martinique.
Et des rencontres, c’est le plus important dans une vie. Une rencontre est directement liée à Avançons tous ensemble et au fait qu’elle est aujourd’hui dans le jardin des sculptures :
si je n’avais pas rencontré la photographe Anne Chopin, elle ne serait pas venue voir mon vernissage en République dominicaine en 2007 et elle n’aurait pas pris des photos de la pièce, et la Fondation Clément n’aurait pas connu cette œuvre et n’aurait pas envoyé la commissaire de l’OMA en 2011 voir la pièce chez moi, du coup la pièce n’aurait pas sélectionnée pour la manifestation ni achetée ensuite pour le jardin…
Luz Severino en cinq œuvres. Quelles sont les œuvres que tu considères comme des jalons de ta production ? Ou qui sont très spéciales pour toi et pourquoi ?
Deux jours avant la naissance de mon fils, dans la nuit, j’ai réalisé une porte, qui est une vie qui s’ouvre, et cela ne se vend pas.
Une autre œuvre que je ne vends pas est une peinture sur le pouvoir, les dictatures d’Amérique du Sud, dont je ne voudrais jamais m’en séparer.
Salir del hoyo, qui est devenue plus tard Avançons tous ensemble, a marqué une progression dans ma vie d’artiste. Cette exposition à Santo Domingo était importante pour ma carrière dans mon pays. J’ai eu toute la presse, et l’association de critiques d’art a sélectionné l’exposition comme une des meilleures de l’année. J’étais le deuxième prix mais le premier était attribué à un grand maître, que j’admire énormément, être nommée juste après lui était un honneur. La photo de mon expo a été choisie pour la couverture d’un beau livre sur la production artistique de République dominicaine. J’en suis très reconnaissante.
Peux-tu parler de la genèse d’Avançons tous ensemble ? Elle a été présentée dans la manifestation OMA organisée par la Fondation Clément à Paris, mais si j’ai bien compris elle a été créée en République dominicaine ?
Cette sculpture s’appelle maintenant Avançons tous ensemble mais au départ je l’ai faite pour une exposition individuelle en 2007 dans le Musée d’Art Moderne de Santo Domingo. L’exposition s’appelait Salir del hoyo, la pièce aussi. Plusieurs personnes de Martinique m’ont accompagné à Santo Domingo pour le vernissage. Anne Chopin, la photographe, avait pris des photos de la pièce et les avait montrées à la Fondation Clément. C’est pourquoi quand la Fondation a voulu organiser l’OMA à Paris, ils ont envoyé la commissaire chez moi. L’œuvre était dans mon jardin, disposée différemment d’ici. Je l’avais disposé en ligne, comme une procession, car je manquais de place. Il faut dire qu’à Santo Domingo aussi l’œuvre était disposée comme un petit groupe soudé, mais chez moi j’en avais fait une ligne. La commissaire l’a sélectionnée. Je devais la restaurer, alors j’ai profité pour l’adapter un peu. A Santo Domingo, l’œuvre avait des personnages en bois que j’ai éliminé et j’ai ajouté d’autres personnages en métal. Les personnages en bois indiquaient au départ pour moi dans la pièce originelle, la société flexible, alors que le métal pour moi indique la société plus dure, sans sensibilité, sans sentiments. Je trouvais qu’ici et maintenant on est dans un moment plus dur, du coup je n’ai gardé que les personnages en métal, et j’ai changé le titre car la philosophie avait changé. Salir del hoyo en République dominicaine avait une relation avec ma propre expérience en tant que femme artiste. La pièce que j’ai proposée pour les Tuileries n’avait plus de rapport avec cette idée. Je l’ai appelé Avançons tous ensemble, car notre monde actuel est très difficile : il n’y a plus de respect, on perd les valeurs humaines dont on a besoin justement pour avancer, et je voulais dire qu’on n’a pas d’autre option maintenant, pour avancer. On va devoir le faire tous ensemble. Le métal de récupération non traité se détériore et montre ainsi justement que les choses se perdent, d’un côté parce que la société est plus rigide de l’autre côté parce qu’elle se corrode. Parce que c’est cette rigidité qui corrode les relations entre les gens, elle corrode les gens donc.
Quelle est la relation d’Avançons tous ensemble avec tes autres œuvres, l’idée, la structure, le matériau…
Tous ce que je fais est lié, par l’idée ou par autres choses…Il y a une série de mes œuvres qui travaille ces mêmes personnages, qui étaient déjà dans mon œuvre picturale. Et j’ai eu l’idée de présenter le changement de la société dans les matériaux, le métal et le bois.
J’avais fait une exposition ici à la Fondation Clément, derrière le voile, qui parlait aussi de la difficulté de s’en sortir pour une femme. Mon pays (République dominicaine) est un pays machiste, il y a une censure, moi je vivais révoltée avec cela. J’avais un professeur qui me regardait dessiner et quand il voulait me congratuler pour mon travail il me disait « tu dessines comme un homme » … je ne disais rien, car on est empêtrés dans le respect pour le professeur, mais un jour j’ai fini par dire, je peins comme une femme, car nous sommes aussi bonnes artistes que les hommes.
Le titre salir del hoyo, faisait référence à la classe artistique, aux conditions difficiles de vivre de son art en République dominicaine. J’ai dû sortir du pays pour avancer et croitre… c’était donc un titre un peu ironique de ma part. Cette pièce m’a pris deux ans, pour tout découper, souder, je n’habitais plus Santo Domingo, mais je l’ai réalisée là-bas.
Il y a une notion qui revient dans beaucoup de mes œuvres. Si le monde va mal c’est parce que les valeurs se perdent. Ce sont nos valeurs qui nous permettent d’avancer. Mon œuvre n’est pas politique mais elle est engagée. L’artiste peut et doit participer au changement du monde avec son œuvre. Pour moi l’art sert à dénoncer. Je sais que d’autres artistes ne le voient pas ainsi, mais mon œuvre est construite pour ça, pour le changement… pas pour rester confidentielle, comprise de quelques-uns seulement. Il est important pour moi que l’artiste se préoccupe avec la transmission, qu’on utilise des symboles communs pour que le public puisse se créer d’autres concepts. Tout doit être au plus simple. C’est plus élégant et plus effectif aussi. Dans cette pièce j’utilise cinq couleurs, dont trois on trouve partout dans mes œuvres, mais j’avais besoin de cinq pour identifier les continents. En identifiant les 5 continents, ce que je veux dire c’est que le monde entier doit avancer. Tous les éléments ne sont pas en couleur, car je ne voulais pas insister sur la différence. On vit dans des territoires différents mais l’humanité est une seule. On a des couleurs différentes mais l’os et le sang sont les mêmes. Les territoires sont nombreux, mais la terre est une seule.
L’œuvre n’a pas été conçue pour les jardins de la Fondation Clément, cependant, vois-tu une relation particulière entre l’œuvre et ce lieu ?
Je crée cette pièce pour Saint Domingo mais la question est universelle, elle est donc à sa place partout. C’est le monde qui est devenu plus individuel, avec l’internet, le téléphone portable. On n’a pas besoin d’aller voir les gens, on peut parler tous les jours à quelqu’un et ne pas le voir pendant des années… La pièce est sur le moment actuel, sur cette rigidité qui domine notre société, rigidité due à l’individualisme. Santo Domingo est, ou du moins était, une société plus solidaire. Je crois que ça tient à ce que le pays est plus pauvre. La précarité fait qu’on ne peut survivre les uns sans les autres, alors les voisins s’entraident. Cette solidarité dont on entend souvent parler dans la campagne en Martinique, finalement s’est perdue ici. La société martiniquaise est devenue plus individualiste, on ne partage pas, et cela se retrouve partout, car dans le monde de l’art c’est pareil, il n’y a pas cette solidarité, c’est un problème social et politique aussi. Je suis heureuse que l’œuvre soit ici. Ce message d’union est pour nous tous, y compris pour la société martiniquaise. Au départ quand j’ai su que la pièce serait installée au jardin, j’ai choisi un emplacement et une disposition, je voulais faire une sorte de procession, mais finalement BH a choisi un autre lieu et cette disposition en groupe et cela me convient, pour la représentation du groupe et aussi parce que j’avais choisi au départ un endroit où l’œuvre était peu visible en fait. J’étais la troisième pièce dans le jardin, et j’avais choisi une petite cachette.
En 2018 j’ai dû faire une restauration de l’œuvre, car elle avait été créée pour être éphémère avec des matériaux non pérennes. Je n’avais pas traité le métal au départ, car je voulais que la pièce se détériore complétement avec le temps. Maintenant parce qu’elle est ici, il faut que la pièce dure, aussi je pense maintenant qu’elle doit durer, car le message reste nécessaire. J’ai donc refait quelques éléments en utilisant du métal de bonne qualité galvanisé, et j’ai oxydée ce que je voulais que ce soit oxydé et je l’ai fixé dans l’état voulu. Maintenant la pièce ne doit plus évoluer. Mais c’est la même pièce, j’ai simplement changé le matériel pour quelque chose de plus durable et de meilleure qualité.
Luz Severino (Santo Domingo, 1962 vit et travaille à la Martinique depuis la fin des années 90. Diplômée en arts plastiques de l’École Nationale des Beaux-arts de Saint Domingue (1986), Luz Severino étudie la gravure à la Ligue des Étudiants d’Art de New York, États-Unis (1987) et la gravure sur métal à Bogotá, Colombie (1988). L’artiste a participé à plusieurs reprises à la Biennale d’art de Saint Domingue et expose régulièrement en Europe, aux Etats Unis et dans la Caraïbe.