— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant, —
En préparation d’un ouvrage sur le jardin des sculptures de la Fondation Clément j’avais proposé à la plupart des créateurs des œuvres du parc une interview, en présentiel, par téléphone, WhatsApp ou par écrit. Catherine Ikam a répondu positivement très vite, mais nous avons eu beaucoup de mal à communiquer : la pionnière de l’art digital en France était souvent en déplacement et utilise peu l’informatique dans sa vie de tous les jours. Je lui ai envoyé par courriel mon questionnaire-type, mais nous avons fini par faire l’interview au téléphone début juillet 2019.
Matilde dos Santos : Catherine Ikam en cinq dates. Quels sont pour vous les événements et/ou rencontres qui ont impacté le plus votre destinée ou votre œuvre ?
Catherine Ikam : 1976, une rencontre vraiment importante pour moi, celle, dans ses livres, de Philippe K Dick, l’écrivain américain qui a travaillé sur le concept de simulacre et simulation. C’est lui qui a introduit le mot réplicant, dans le roman qui allait devenir le film « Blade Runner ». Il m’a sans aucun doute beaucoup influencé. J’aurais aimé le rencontrer personnellement, mais je n’ai pas eu l’occasion avant son décès.
1979, la rencontre de Nam June Paik, l’inventeur du vidéo art. En préparant une émission sur lui pour antenne 2, je l’ai rencontré dans son atelier du 110 Mercer Street à New York… L’émission s’appelait « Le Monde de Nam June Paik » … il était encore très proche de Fluxus et faisait des pièces à la fois poétiques et grinçantes. Au début des années 80 tout cela était très nouveau. J’ai été happée par son travail et j’ai eu un déclic. J’avais fait du dessin d’animation assisté par ordinateur avec Peter Földes. Je m’étais formée en droit, je faisais de la TV, la rencontre avec Nam m’a aidé à me concentrer sur la voie de la création.
1980, j’ai créé avec Tod Machover l’opéra « Valis » d’après le roman de Philip K. Dick, pour le 10ème anniversaire du Centre Pompidou, à partir justement de l’idée de réplicant. C’était à la fois un opéra et un environnement qui est resté ensuite visible trois mois dans le forum du Centre Pompidou.
Si je dois citer des événements importants, j’aurais parlé plutôt d’une série d’années : entre 91 et 2005. Dans ma collaboration avec Louis Fleri, ce sont les années où nous avons créé des personnages virtuels. C’étaient essentiellement des visages, dotés d’intelligence artificielle et réagissant au mouvement des visiteurs. Je m’intéressais à la rencontre entre le virtuel et l’humain plus exactement aux réactions humaines aux réactions du clone, et au côté déceptif de toute relation : toute rencontre crée des attentes et on est toujours, à un moment donné, déçus. Avec les rencontres virtuelles, je mettais en avant cela : les personnages finissaient toujours par se détourner du regardeur ou par se défaire tout simplement comme beaucoup plus récemment avec « Points cloud portraits ».
1999 on a créé « Elle », je le souligne car c’est l’origine de « Virtual Yona ». En 1999 c’était un personnage virtuel conçu à partir de photos du visage d’une jeune coréenne, Yoona, que j’avais photographiée en 1996.
Mds : Catherine Ikam en 5 œuvres. Quels seraient les 5 œuvres qui sont comme des jalons de votre production ou qui sont spéciales pour vous et pourquoi.
CJ : Je viens de vous parler de « Valis » et « Elle ». Il y a aussi « Identité III » et « Fragments d’un archétype ». En 1980, j’avais fait un parcours sur l’identité, avec une grande sculpture dans le forum du Centre Pompidou. Ce parcours est important pour moi car c’était mon premier travail sur le visage et l’identité. Le dispositif- parcours vidéo, était à la fois comme un piège et un parcours initiatique. En fait il avait trois parties : « Identité I »; » Identité II » et « Identité III ». La première partie était un couloir qu’on traversait en étant filmé. Dans ce couloir, un téléviseur renvoyait en boucle une bande préenregistrée avec l’image du lieu vide. L’image captée du spectateur sera diffusée sur la deuxième partie, multipliée et répétée sur 7 moniteurs, puis arrivée à « Identité III » son image, déstructurée et fragmentée éclate sur neuf écrans différents disposés librement. Mais ce n’est plus la même image. Lors de la troisième partie, le spectateur s’assoit devant une machinerie qui filme son visage simultanément sous plusieurs angles, avec différentes focales puis diffuse les images obtenues sur neuf écrans. Ces images simultanées, incomplètes et imprévisibles questionnent l’identité. Impossible de réunir tout ça dans un tout cohérent. Ce parcours était complété par une vidéo-sculpture, « Fragments d’un archétype », en référence à l’homme de Da Vinci. C’étaient 16 moniteurs repartis sur une structure métallique carrée de 3,20 x 3,20 m et un fond de toile noire mate. Le tout entouré d’un cercle de néon de 4 m de diamètre. Les moniteurs diffusaient des images déstructurées de corps humain
Parmi les personnages virtuels, un de mes préférés est « Oscar ». C’était le portrait virtuel d’un petit garçon qui était inséré dans un environnement fermé par quatre murs. Le spectateur devait s’assoir devant ce portrait dans son cadre traditionnel – qui cachait une machinerie très actuelle – pour une rencontre très intime. Le temps de la rencontre « Oscar » réagissait aux actions du visiteur.
Et si je peux ajouter une sixième œuvre : « Points cloud portraits » sur lesquels nous travaillons depuis quelques années et qui ont été exposés l’année dernière au Grand Palais dans l’exposition ARTISTES et ROBOTS dont nous avons fait l’affiche, largement exposée dans Paris. C’est encore une rencontre avec des personnages insaisissables …
Mds :Dans tous vos œuvres le visage et la virtualité ont une place centrale. Mais seulement « Virtual Yoona » fait le passage du virtuel vers le réel.
CI : On vient de parler d’ «Oscar»… Dans le petit espace fermé où se passait la rencontre, j’avais projeté une phrase de Levinas : « Le visage qui me regarde m’affirme. » Parce que c’est cela qui est intéressant : comment le visage qu’on regarde nous valide, nous fait exister. Les humains ont une fascination pour les visages… C’est cette fascination qui est à la base de mes œuvres. La virtualité est comme une augmentation de la réalité, une manière de la voir comme ce qu’elle est : une construction. Avec « Virtual Yoona » je réalise pour la première fois le passage du virtuel vers le réel. J’aimais beaucoup l’idée de ré-matérialiser le virtuel. J’aimais que le matériau final soit si traditionnel. C’était ma première expérience de ce type : partir d’un personnage virtuel pour arriver à une sculpture en bronze. Quand j’y réfléchis je me dis que mon travail avec les visages remonte à 1999, c’étaient des sculptures dans l’air, …tu sais pour construire un personnage virtuel je fais une sorte de moule digital qui est très semblable à un moule à la cire, un moule de masque de théâtre grec … maintenant on parle beaucoup de Plensa qui fait des visages asiatiques en sculpture, …. moi, je l’ai fait bien avant…
Mds : Quel est le rapport de « Virtual Yona » à vos autres œuvres ? Comment la situez-vous dans votre création ?
CI : « Virtual Yona » est évidement liée à toute la série des visages virtuels, et bien entendu très intimement liée à « Elle » qui est à son origine. « Elle » c’était un personnage virtuel interactif dont le visage souriait, dont les mouvements des yeux se modifiaient en fonction de la présence des visiteurs, c’était la mise en scène de la rencontre personae et visiteur. C’était le visage d’une jeune femme asiatique construit à partir d’une base de données, elle-même construite à partir de photos de la jeune Yoona. Le personnage virtuel « Elle » interagissait avec le public, puis à un moment donné elle avait marre et tournait le dos au spectateur, et là, tout à coup, il découvrait que le revers de son était simplement du vide. Mon but ’était de créer une illusion de réalité si forte que lorsque le visage se révèle être un leurre, cela cause une sorte de déception ; ça m’intéresse, ce côté déceptif. Cela nous rappelle que la rencontre ça marche pas pour toujours. Les rencontres humaines sont exactement comme ça : ça marche, ça ne marche plus. « Elle » est si importante pour moi que bien plus tard, quand j’ai visité la Fondation Clément, j’ai tout de suite proposé une sculpture en bronze à partir du personnage 3D.
Mds : « Virtual Yona » a été conçue pour les jardins de la Fondation Clément ? Pensez-vous qu’elle ait un rapport particulier au site ? Lequel ?
CI : Oui elle a été conçue pour le site. Depuis j’ai fait une deuxième « Yoona » qui est au domaine Château Lacoste dans le sud de la France. Mais j’ai créé « Virtual Yoona » pour le jardin des sculptures de la Fondation Clément. J’avais visité et aimais le parc. J’ai choisi l’emplacement avec BH que je connais personnellement. Et l’emplacement a été de suite une évidence pour moi. Parce qu’à ce moment-là il n’y avait sur le site aucun personnage réaliste représentant un être humain, la plupart des sculptures sont abstraites… Du coup « Virtual Yona » prenait une place comme un gardien, comme quelqu’un qui accueille des visiteurs. C’est un visage accueillant, plaisant, apaisant même. J’ai voulu garder la relation l’envers/l’endroit qu’on retrouve dans tout notre travail avec les visages virtuels. Comme j’ai dit l’envers du visage du personnage virtuel est ce qui rappelle au regardeur que ce personnage avec lequel il interagi n’est qu’un leurre… Avec la statue en bronze le passé virtuel est l’envers et l’endroit est la face levée vers le soleil levant ou l’avenir. Le soleil se lève sur le visage versant réaliste et tourne autour toute la journée pour arriver en fin de journée sur ce mystérieux derrière, sur l’envers de la sculpture.
Catherine Ikam (Paris, 1948). Vit et travaille à Paris. Pionnière de l’art vidéo, elle a été auteur-producteur, du début des années 70 au début des années 80, d’une série sur Antenne 2, consacrée aux nouvelles technologies. En 1980, elle dédie une émission de la série à Nam June Paik, grand ami et influence assumée. Cette même année elle installe au Centre Georges Pompidou, « Fragments d’un archétype » et « Identité III », deux pièces fondatrices de l’art vidéo en France, centrées sur la multiplicité des identités à l’ère du numérique. Chercheuse associée à Institut de Technologie du Massachussetts, elle est co-auteur avec le compositeur Tod Machover de l’opéra vidéo « Valis », coproduit par l’Ircam et le Musée National d’Art Moderne, pour le 10e anniversaire du Centre Georges Pompidou en 1987. A cette occasion elle rencontre Louis Fléri (scénariste et coordonateur de l’Opéra) avec qui elle développe depuis une écriture interactive autour de l’identité et de la rencontre avec l’autre.
Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant