— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
Série d’entretiens avec les créateurs des œuvres du jardin des sculptures de la Fondation Clément. Conversation avec le martiniquais BRUCE en octobre 2019, au téléphone.
Matilde dos Santos : BRUCE en cinq dates. Quels sont pour vous les événements et/ou rencontres qui ont le plus impacté votre destinée ou vos productions?
BRUCE : Il faudrait demander cela à ma sœur. Elle tient le compte des choses… Il y a tant d’évènements dans une vie, vous savez, et pour les dates je suis très mauvais. Mais il y a quand même un dernier évènement dont on peut parler. Nous avons acheté en famille ce domaine, le château de Bénéhard, dans la Sarthe, où je vis en permanence maintenant depuis 2015. Et nous y travaillons en famille, ma sœur s’occupe de la partie commerciale et comptable, mon fils des vignobles et moi de l’art. On pourrait dire que je restaure et décore le château, à ma manière : je refais les poignées de portes, des armoires, des fenêtres, des lustres, des candélabres…j’y pose mes œuvres aussi, tout en respectant le château, car c’est une œuvre d’art à lui tout seul, avec sa sensibilité propre. J’y ai installé mon atelier, l’endroit m’inspire énormément. L’atelier est un lieu magnifique…. Je suis à mon atelier du matin au soir comme un ouvrier de l’art.
MDS : BRUCE en cinq œuvres. Il y a-t-il des œuvres que vous considérez comme des jalons de votre production ? Ou qui sont très spéciales pour vous et pourquoi ?
BRUCE : Pour avoir une liste, il faudrait voir avec ma sœur également. Mais une œuvre que j’aime beaucoup est l’Ange que j’avais fait pour l’église St Germain des Près à Paris, pour un évènement temporaire place Simone Beauvoir. C’est un ange tout en inox et compression, du verre, un travail magnifique. Un immense plaisir à le faire.
Ce qui est certain c’est que je ne travaille jamais sur la notion de série. Je dois repartir à zéro à chaque fois. Pour chaque nouvelle œuvre j’essaie de me vider la tête et repartir sur quelque chose de frais. Je crois que nous avons cet entrainement en tant qu’artistes : on fait une œuvre et celle d’après n’est pas une continuité. Moi je fais toujours table rase… Je produis peu car c’est long à produire, une sculpture. Mes œuvres demandent de la réflexion. Tant pis si cela ne plait pas aux galeries. Je veux rester dans ma manière de faire, pas de série … pas du monumental non plus, même si pour Arithmétique j’ai voulu une certaine hauteur, un volume, par rapport au lieu. Autrement, je n’aime pas quand c’est trop monumental – j’en ai fait quelques pièces monumentales, mais je n’aime pas particulièrement – je trouve que c’est une facilité que de le faire trop grand… Ce n’est pas parce que c’est monumental qui c’est mieux, je cherche l’œuvre juste, je ne fais pas la course au plus gros.
ANGE de l’Espérance de Saint Symphorien, 2014, compression Inox, bronze et verre, installation éphémère église St Germain des Près.
MDS : « Arithmétique des croissements » et vos autres créations, quel rapport ?
BRUCE : Le rapport d’Arithmétique à mes autres créations est le rapport que j’ai moi avec mes créations. Il y a un esprit quand je fais une œuvre, il y a une volonté de ce que je vais faire… Si je parle souvent de l’importance du faire pour moi, c’est parce que je ressens une sorte de révolte avec cette notion d’art contemporaine. Mes œuvres sont des vraies œuvres où je fais tout le job. Il me semble que d’autres artistes ne font pas tout le job, ils travaillent à l’ordinateur par exemple, avec toute cette technologie ils deviennent, on dirait des designers… Moi je ne conçois pas l’œuvre comme juste un dessin, je ne veux pas qui quelqu’un d’autre exécute mon œuvre, car l’exécution est l’œuvre aussi. Je veux être à l’atelier, mon œuvre est un comme un vêtement de haute couture, il est non seulement dessiné par le créateur, mais aussi réalisé par le créateur même lorsqu’il reçoit de l’aide de petites mains. C’est une question que je pose, d’ailleurs, les œuvres faites par des ouvriers en usine sont vraiment faites par l’artiste ? Car pendant la fabrication une œuvre évolue. A chaque étape de la fabrication je peux prendre des décisions qui l’amènent à évoluer en permanence. Mais si mon action s’arrête au dessin fait sur une machine, on perd un peu de l’humanité de la pièce d’art. L’art a cette parcelle d’humanité, qu’elle acquiert pendant tout le processus de production. C est-ce que nous différencie de la machine. On devrait se poser la question de la frontière entre l’idée et de la chose. Ou alors cette manière de faire qu’on dit contemporaine rejoint les anciens ateliers avec des aides diverses. Pour moi l’œuvre de l’artiste faite par ses mains aura une marque qui est sa patte. Quand on fait quelque chose de sa propre main cela a une autre force.
MDS : « Arithmétique des croissements » est un concept mathématique utilisé en biologie. Le titre de votre œuvre fait référence à ce concept ?
BRUCE : Non, j’ignorais ce concept exactement, mais j’ai utilisé un mot qui vient effectivement des mathématiques et un mot qui vient de la biologie, certes. J’ai fait cette sculpture pour un jardin dans ma maison en Martinique. Je vivais dans une presqu’île, petite Grenade, c’était un territoire amérindien. Mon idée était de croiser le lagon et la montagne du Vauclin, un ancien volcan éteint. La presqu’île en fait est le résultat d’une coulée de lave du volcan… L’œuvre fait référence au lagon des Arawak et au volcan de la montagne du Vauclin. Aussi les Arawak se déplaçaient, naviguaient avec les astres et moi dans ce jardin que j’aimais beaucoup, je restais des nuits devant les étoiles, j’ai croisé donc la montagne et le cosmos. C’est plus une cosmogonie qu’une affaire d’hybridation biologique.
MDS : « Arithmétique des croissements » et le jardin des sculptures. L’œuvre a-t-elle été conçue pour les jardins de la Fondation Clément ? Pensez-vous qu’elle ait un rapport spécial au site ? Lequel ?
BRUCE : Je l’avais faite pour mon jardin. Puis, la Fondation a voulu l’acquérir. En principe je ne voulais pas la vendre, j’aurais proposé autre chose, mais maintenant je trouve que j’ai bien fait. Je n’ai pas choisi l’emplacement, aussi je pense que ce n’est pas le rôle de l’artiste. Il y a une cohérence de la collection qui est donnée par l’âme de celui qui l’organise. Je vois une collection comme une sorte de création. Il faut du talent pour rassembler des talents et les mettre ensemble. C’est cette capacité de choix qui va faire une bonne fondation ou pas. La Fondation Clément a son âme qui s’expresse aussi par la manière comme les œuvres sont disposées dans le jardin. J’y suis très bien. L’œuvre était au bon endroit dans mon petit jardin, elle avait été créée pour ce petit jardin, entre montagne et mer, mais elle est très bien aussi là où elle est maintenant.
BRUCE (Bruce de Jaham) Né en Martinique. Installé depuis 2015 dans la Sarthe. Fils d’une romancière martiniquaise et petit-fils d’un inventeur de machines industrielles pour l’agriculture, il suit les traces de son grand-père dans la métallurgie dès l’âge de 17 ans. L’accès aux ateliers de construction va éveiller son désir de créer. Autodidacte et amoureux des métaux, il se lance dans la sculpture abstraite. En 2015 une exposition réunissait 80 de ses sculptures à la Mairie de Puteaux.