— Par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
Pour donner continuité à la série d’entretiens avec les créateurs des œuvres du jardin des sculptures de la Fondation Clément, j’ai envoyé en juin 2019 mon court questionnaire à Christian Lapie qui a préféré répondre au téléphone, lors d’une conversation qui m’a enchanté par la bienveillance et sincérité qu’il dégage. Son œuvre est une de celles dont la présence dans le parc est pour moi la plus cohérente avec le site, par le matériau, la taille, le sens aussi.
Matilde dos Santos : Christian Lapie en cinq ou même juste une date. Quel est pour toi, le ou les évènements et/ou rencontres qui ont le plus impacté ta destinée ou ton œuvre ?
Christian Lapie : Le moment le plus important pour ma création, a été le voyage en Amazonie pour le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. Nous étions 30 artistes en résidence pendant 6 mois dans la forêt amazonienne afin de préparer une exposition collective pour l’ouverture du sommet à Rio.
Cela tombait à pic pour moi. Depuis ma sortie de l’école d’art j’avais atteint la limite des expériences qu’on pouvait faire. Je cherchais en quelque sorte mon identité en tant qu’artiste, je voulais savoir ce qui me portait, ce qui existait chez moi et pas chez les autres.
Je suis d’une famille de paysans. Chez moi il n’y avait pas de culture savante, ni de musique classique. C’était la campagne, le dimanche on n’allait pas au théâtre mais à la messe. Mais j’avais envie de m’exprimer, j’étais certain d’avoir quelque chose à montrer au monde. J’ai fait les beaux-arts pour avoir des outils pour cela. A la sortie de l’école j’avais les outils mais pas encore ma voie. Je l’ai trouvée en Amazonie.
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Christian Lapie, « Javisa », installation au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, mix media, dimensions variables, 1992 photo courtesie de l’artiste
Christian Lapie par ses œuvres.
Mds : Quelles sont les œuvres que tu considères comme des jalons de ta production ? Ou qui sont très spéciales pour toi et pourquoi ?
CL : J’avais eu du succès relativement assez tôt. J’ai été très vite invité par une grande galerie japonaise. J’aimais les matériaux bruts, mais j’avais trop subi l’influence de Tapiés, du lieu de mon enfance aussi. Je suis né dans la terre de Champagne, ravagée par toutes les guerres : 1817, 1870, première grande guerre, seconde, c’est une terre qui porte enfoui en elle les traces de ces embats politiques.
J’étais donc naturellement très politiquement engagé, du moins je voulais être. Devant les guerres de l’Irak, des Balkans, je m’étais exprimé dans la peinture avec une certaine violence. Pour la résidence, je suis parti dans la forêt amazonienne avec des rouleaux de papier peint figurant une forêt vierge. Il y avait une certaine ironie de partir dans la forêt avec ma vision eurocentrée, cette image de l’exotisme, sur les sauvages. Puis, alors que j’étais préparé pour faire un travail construit en France, l’Amazonie m’a donné un double choc positif. Déjà la force de la nature à Porto Velho, au fin fond de l’Amazonie. Je suis arrivé un mois de janvier, c’étaient des pluies tropicales, des orages tous les soirs, on était confrontés à la force de la nature, du fleuve. C’était impressionnant… les gens aussi, les habitants du fleuve, ils vivotent le long des fleuves, des familles indistinctes d’indigènes, de migrants du Nordeste qui cherchent une vie meilleure, d’orpailleurs qui ont abandonné l’idée de faire fortune… Tous vivent de la pêche et de la chasse. Ils sont très pauvres et ils étaient très éloignés de moi. J’ai compris alors que les œuvres que nous préparions, moi et les autres artistes, étaient trop politiques et trop intellectuelles. J’ai eu envie de créer pour eux, les « ribeirinhos », ceux qui vivent aux marges des fleuves.
La bascule s’est faite à un moment précis dont je me souviens très bien. Je regardais des photos que j’avais prises : il y avait un groupe et j’ai senti que le bonheur c’était ça, ça habite l’espace, les esprits, … c’était le groupe. J’ai compris que mon œuvre était là toute prête. La forme n’existait pas encore. En fait il m’a fallu deux ans avant de la formuler : une ombre projetée et redressée, un instant T d’un groupe.
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Christian Lapie, « La constellation de la Douleur », 2007, 9 figures, Le chemin des dames, Aisne, hommage aux tirailleurs sénégalais. Photo courtoisie de l’artiste
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Christian Lapie, « Fort 61 », 72 figures et trois sphères en chêne créosoté, parc de sculptures d Echigo Tsumari, Japon. Photo courtoisie de l’artiste
Mds : Jusqu’à l’ombre et ton œuvre. Tes groupes de personnages sont à peu près toujours les mêmes, variant seulement en taille et nombre. Comme des figures universelles que tu diffuses dans tous les coins du monde.
CL : C’est en Amazonie que j’ai compris que je voulais travailler pour la terre entière, une œuvre universelle, sans attache, sans référence, sans signe qu’on ne puisse raccrocher à une culture ou à une autre… Je voulais m’adresser à n’importe qui, prendre un matériau aussi simple qu’efficace et que je puisse trouver partout sur terre… Mon objectif était de faire une variation sur le motif, d’arrêter la quête du nouveau. Je voulais travailler comme un musicien : on a une portée noir et blanc et sept notes, c’est tout. Après il y a des variations. Moi j’ai voulu jouer sur la base, pas sur l’extraordinaire. C’est une règle que je me suis fixé.
Mes sculptures n’ont pas besoin de texte, pas besoin de moi, elles vivent d’elles-mêmes. Elles communiquent d’un point à l’autre du monde, elles forment une constellation sur tous les continents… comme nous humains nous sommes toujours connectés au restant du monde. J’en ai construit aux Seychelles, au Cameroun, au Japon… c’était intéressant le Japon, m’immerger dans une culture si différente de la mienne … les villageois ne parlaient pas anglais et moi non plus, on communiquait par le regard…
Ce sont toujours des figures très simples, comme une ébauche, une esquisse, à partir de bois brut, brulé, car je tiens à ce que ce soit noir, une représentation universelle de l’homme, sans sexe, sans appartenance culturelle ; rien ne permet de référer à une époque. Car chaque groupe prend naissance à l’endroit où il est créé. Chaque groupe est un miroir qui reflète l’histoire de l’entour, l’histoire de l’homme, et ceux que s’y approchent peuvent y projeter leur propre histoire et culture, ils peuvent toujours s’associer au groupe.
5.Christian Lapie, “ In the Path of the Sun and the Moon”, 2006, 13 figures en pierre. Commande publique sur deux sites, Jaipur et Rajasthan. Photo courtoisie de l’artiste
Mds : Comment construits-tu ces personnages ?
CL : Les personnages sont créés toujours à l’invitation d’un groupe : association, collectivité, famille… Il me faut les rencontrer, discuter. Mes sculptures répondent à un problème crucial pour ceux qui la demandent. Ensuite le processus est toujours le même : je définis un nombre de figures, leur taille, puis j’achète des arbres, ensuite on les fend à la main, avec mes assistants, et je sculpte avec une tronçonneuse… j’utilise toujours les chênes de Champagne, chargés d’éclats d’obus. Ce sont des arbres qui ont plus de 200 ans d’âge, avec du métal à l’intérieur, pour moi cela a une signification profonde. Ensuite je les traite à l’huile de lin, il y a une phase industrielle technique après je mets une platine en métal pour servir de socle et arrimage pour fixer, car elles sont lourdes, elles peuvent peser entre 3 et 4 tonnes.
6. Coupe d’un chêne en forêt. Photo courtoise de l’artiste
Mds : Jusqu’à l’ombre et le jardin des sculptures. L’œuvre a-t-elle été conçue pour les jardins de la Fondation Clément ? Penses-tu qu’elle ait un rapport spécial au site ? Lequel ?
CL : J’ai échangé avec BH, il avait une demande pour ce parc, cet endroit chargé d’une mémoire, il n’est pas entré dans des détails, mais j’ai compris la puissance du drame, j’ai voulu en parler, alors on a défini un groupe, une situation, … J’ai pu régler finement l’installation, choisir l’environnement idéal pour l’œuvre. Je ne souhaitais pas être à l’entrée, il y aurait eu trop de turbulence, alors j’ai trouvé cette petite clairière, avec des aménagements, des bananiers dans le fond, j’aimais cette rencontre du monde du travail, plus les deux arbres majestueux, pour moi c’était comme une scène d’opéra. J’ai posé mes ombres redressées au centre avec des bananiers en arrière, un peu à l’écart du parc et hors de la luxuriance du jardin. Je suis venu pour l’installation et c’était vraiment bien, on travaillait d’une façon qui m’a rappelé l’Afrique : une énorme gentillesse, l’envie de bien faire en prenant son temps, de la bienveillance. Curieusement, en ce moment je suis en rapport avec l’université de Philadelphie, des chercheurs qui travaillent autour des afro-américains, et ils mettent en avant la proximité entre l’œuvre de Martinique et celle que j’ai faite en hommage aux tirailleurs sénégalais, aussi avec celle du Cameroun malheureusement détruite par les musulmans.
7.Christian Lapie, « Djaoulérou », Cameroun, 2001, 5 groupes de 9 figures, commande publique, Ngaoundéré, Adamaoua. Photo courtesie de l’artiste, sculpture aujourd’hui disparue
Christian Lapie (Reims, 1955) Vit et travaille en Champagne-Ardenne. Il a fait ses études à l’École des Beaux-Arts de Reims et à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il s’est d’abord intéressé à la peinture, puis au volume et depuis 1992, après un séjour en forêt amazonienne, il s’est consacré à la création de sculptures monumentales en bois calciné. Il a participé à la FIAC en 1991 et en 2002. Depuis 2004, il est présent tous les ans à Art Basel Bâle et participe régulièrement depuis 2014, il à Art Paris. Aujourd’hui, une trentaine d’installations pérennes comme celles des jardins de la Fondation Clément sont distribuées partout dans le monde : Asie, Afrique, Amérique du Nord, Europe.