— par Janine Bailly —
Le théâtre semble fertile en œuvres qui prennent pour lieu de confrontation la famille, qui plus est si elle se voit réunie autour de la table d’un repas. Que l’occasion en soit noces, retrouvailles ou funérailles. La troupe Courtes Lignes a judicieusement choisi, dans ce vivier, une pièce où elle peut donner libre cours à tout son savoir-faire, hérité du théâtre de boulevard. Loin de l’adaptation pour la scène du film Festen de Vinterberg, loin des arcanes subtiles d’un Jean-Luc Lagarce ou d’une Yasmina Reza, plus proche du Dîner de famille visible en ce moment au Café de la Gare, la troupe nous revient cette année de Guadeloupe avec Le Jardin d’Alphonse, comédie écrite, montée et jouée initialement à Paris par Didier Caron lui-même ; un dramaturge contemporain qui selon l’expression populaire, ne fait pas toujours dans la dentelle, encore que son opus Fausse note, vu dans l’interprétation de Tom Novembre et Christophe Malavoy, m’ait paru beaucoup plus subtil que ce Jardin d’Alphonse… jardin fleuri d’hortensias bretons, avec ou sans parfum (sic) et de surcroît représentés sans relief sur leur support…
Courtes Lignes, riche de ses neuf interprètes, les uns bien connus du public martiniquais et fort aguerris, les autres plus novices dans leur approche de la scène mais compensant cela par une belle fougue, a donc porté avec allégresse sur la scène du Théâtre Aimé Césaire cette comédie de mœurs contemporaine. Une comédie chorale qui après avoir mis en présence tous ses protagonistes, les isole deux par deux afin de nous conduire à ce qui fait, me semble-t-il, l’intérêt du propos, à savoir les dilemmes intimes dans lesquels tous sans exception se débattent. En effet, la pièce peut se lire à deux niveaux, et si, depuis Molière plus encore, chacun sait ce que peuvent bien cacher les rires, l’on pourrait regretter qu’ici l’emportât un comique pas toujours original ni de fort bon aloi. Mais foin de ces délicatesses, il faut dire que la comédienne incarnant avec excès, et dans tous ses clichés, l’épouse juive au bel accent pied-noir, façon Marthe Villalonga, entraîne la représentation sur un mode débridé et réjouissant… ce qui d’ailleurs suscite parmi les spectateurs des bavardages complices autant que des applaudissements nourris !
Une comédie salée-sucrée, avec des personnages très typés, parfaitement campés par les comédiens de Courtes Lignes, que l’on sent là à l’aise comme des poissons dans l’eau, et qui s’humaniseront au moment de tomber le masque : deux frères, l’un loser l’autre golden boy, que tout différencie si ce n’est leur amour pour la seule femme qu’ils se disputent, fausse Lolita de magazine court vêtue perchée haut sur ses talons, et dont la propension à la boisson ne se dément pas ; couple saphique, l’une garçon manqué l’autre ésotérique post-hippie à robe longue, bandeau dans les cheveux et sourire indéfectible aux lèvres ; couples vieillissants entre usure et tendresse, entre reproches, regrets ou remords… sans oublier l’absent si présent, le père et grand-père Alphonse, celui dans le jardin duquel on se trouve, que l’on vient d’incinérer, et dont on dispersera les cendres après que lui aura été rendu son honneur, à lui qui dans sa vie fut victime de cette rumeur le qualifiant de collaborateur et d’antisémite…
Une comédie qui aurait pu frôler le tragique, qui se clôt pourtant sur un happy-end parfait, où chacun retrouve ses marques et reprend le cours de sa vie, interrompu un instant par ce jeu de la vérité où se dévoilent les secrets de famille tapis dans nos placards. Un jeu qui peut-être les a fait, comme l’on dit couramment aujourd’hui, entrer en résilience. Et chacun de pouvoir dès lors accepter l’héritage de la maison, léguée par Alphonse avec une lettre explicative. Il y a pour finir, de façon sous-jacente dans cette vision d’une petite bourgeoisie somme toute assez ordinaire, la tendresse de Didier Caron, qui met cette réplique dans la bouche d’un de ses personnages : « Je persiste à penser qu’il n’y a pas d’humains méchants, il n’y a que des gens qui souffrent ».
Fort-de-France, le 16 mai 2019
Photo Paul Chéneau