— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Dans un monde en crise, les défis de l’action publique sont aujourd’hui multiples (sociaux, économiques, culturels, écologiques, etc.). Donc plus que jamais, pour bien comprendre les tenants et aboutissants de la crise actuelle, il faut d’abord faire l’autopsie du malaise français, lister tous les freins à surmonter par les élus antillais et évaluer les pistes d’action possibles pour tâcher autant que possible de réconcilier l’économie avec une société antillaise désenchantée.
En cette fin d’année 2023, 85 % des Français estiment que la France est en déclin, une hausse significative (+7 points depuis 2022), et 34 % pensent que ce dernier est irréversible. Cette opinion est particulièrement importante pour comprendre la diffusion aux Antilles de ce pessimisme ambiant, notamment nourri par un sentiment généralisé de vivre dans une société violente, « en colère et contestataire », et en proie à une interrogation forte de nature identitaire.
Comment interpréter le profond malaise culturel, économique et sociétal en France haxagonale qui se traduit par une plus forte adhésion aux valeurs autoritaires, et quels seront les répercussions de cette disruption pour les Antilles, sachant que le sort de la » métropole » est très étroitement lié à celui de notre propre devenir de citoyens français ultra – marins ?
Une enquête Ipsos dessine une société française travaillée par de multiples insécurités : économique, sociale, culturelle, environnementale… L’opinion exprime en creux une demande de protection plus que de « transformation sociétale ».Il existe enfin une inquiétude culturelle persistante. 69 % des Français trouvent qu’il y a trop d’étrangers en France, un chiffre en hausse de deux points depuis un an, et un avis beaucoup plus partagé dans les classes modestes que les classes aisées. 68 % pensent qu’« on ne se sent plus chez soi comme avant », un sentiment en progression depuis une décennie. Et seuls deux Français sur dix jugent l’islam compatible avec les valeurs de la société Française. Le phénomène de mutation de la société française vers un processus « archipelisation » semble irrésistible et surtout irréversible.
Se dessine donc un pays travaillé par de multiples fractures et sentiments d’insécurité : économique, sociale, culturelle, environnementale… Et une demande de protection dont il n’est pas sûr qu’elle corresponde à la requête des antillais de plus de compétences et liberté en matière de gestion du pouvoir local. Et ce qui en ressort en creux, c’est la demande de protection d’une société inquiète de tout un éventail de menaces, avec au bout la crainte de l’émergence probable d’un régime autoritaire en France dans la décennie actuelle .
Dans les coulisses du pouvoir, on assiste à un sauve-qui-peut général de dirigeants peu habitués à penser autrement le monde en dehors de leurs prêts-à-penser mortifères et de leurs intérêts à courte vue. Un renouveau de la pensée contemporaine de la classe politique française doit donc s’opérer très rapidement à l’aide d’une grande introspection si l’on veut conjurer le danger totalitaire.
S’il y a encore un courant humaniste, en France , il est donc actuellement, force est de le constater, désenchanté, pessimiste et sans triomphe d’universalité. Aujourd’hui, la panique est palpable avec les tensions géopolitiques depuis le conflit Russo-ukrainien et maintenant israélo-palestinien. Cette nouvelle donne mondiale oblige à mettre l’innovation radicale désormais sur toutes les lèvres. Nous sommes bien en présence d’un processus de déconstruction et de disruption de la société française.
Le mot « disruption » définit une fracture sur un marché. Il désigne des innovations ou des modèles économiques qui provoquent une rupture dans les modes de fonctionnement d’un secteur d’activité ou dans les modes de consommation. Une innovation disruptive est aussi appelée innovation de rupture. Certains croient encore qu’ils pourront préserver leurs privilèges dans ce monde de plus en plus incertain. Rien n’est moins sûr. Dans sa définition originale, on appelle « disruption » une fracture, une rupture. Elle désigne, en économie, le bouleversement d’un marché, d’un secteur d’activité généralement du fait du développement des nouvelles technologies. Agriculture, commerce ,finance, mobilités, santé ou encore religion, voici les risques de disruptions qui menacent la Guadeloupe et la Martinique dont nous allons entendre parler dès l’année prochaine.
Chacun garde en mémoire cette affirmation d’André Malraux, « Le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas ! ». Par cette sorte de prophétie, l’ancien ministre de la Culture du général de Gaulle, écrivain et résistant, parlait sans doute plus de spiritualité que de religion, mais n’empêche que c’est le fait actuellement conflictuel de la question religieuse nonobstant le concept de laïcité qui risque d’ébranler très rapidement les fondements mêmes de la société française !
Nombre de spécialistes en sociologie observe dans l’ensemble français une évolution des normes en matière de famille, de travail, de précarité sociale, et aussi un affaissement de la religion chrétienne, couplé avec un affaiblissement des valeurs républicaines. L’on assiste à une montée de l’ensauvagement de la société française et aussi Antillaise avec la poussée exponentielle de l’insécurité et de la précarité.
Mais à notre sens, il semble que nous soyons présentement surtout face à un phénomène de mutation de la sphère économique et par un effet collatéral un fâcheux évolutionnisme des normes sociales et culturelles notamment en matière de déstructuration de la famille, face à de nouvelles divisions du monde du travail avec l’intelligence artificielle et le développement de la précarité professionnelle ,en partie avec la crise inflationniste, mais aussi face une crise de confiance dans les institutions, y compris celles qui représentent l’unité nationale. Tout cela génère des interrogations sur ce qui fait le lien pour consolider le tissu social en Guadeloupe et Martinique. Il existe un sentiment généralisé de délitement de la société française et par voie de conséquence de la société antillaise. Force est de constater que les conflits s’ethnicisent de plus en plus en France et que l’esprit universaliste se perd. Or il est nécessaire de mettre un terme à ce prurit du communautarisme qui recèle des germes de guerre civile ,et relancer cet universalisme et l’humanisme chez les jeunes générations. Il serait plus que temps que l’État fasse à travers l’éducation nationale ce travail de pédagogie envers la jeunesse, et la nécessité d’expliquer avec nuance ce qui risque de se passer en matière de disruption de la technologie et de fractures culturelles dans la société dans les prochaines décennies.
Ainsi, pour mieux comprendre le sens de la nouvelle donne sociétale de demain, il convient de circonscrire les dangers qui guettent la société à savoir la problématique du religieux à la base du futur choc des civilisations, et la grande mouvance du cadre économique en mutation actuellement.
Durant ses dernières années, j’ai souvent évoqué, dans mes chroniques, la lente agonie de la chose publique aux Antilles, en faisant de nombreux constats, en en étudiant les causes, lesquelles sont souvent exacerbées par les médias et les outils modernes de la communication, puis en en listant les conséquences visibles. Mais en fin de compte, on doit en conclure que la situation est suffisamment grave pour que des décisions en matière de planification d’un nouveau modèle économique et social soient enfin prises par l’État français et les élus, pour que des propositions soient faites. Mais comme cette évolution de notre monde n’est pas figée, de conséquence en conséquence, il faut s’attendre à ce que toute forme de réaction politique tendant à changer les institutions, induise à son tour des conséquences économiques nouvelles, parfois brutales, certainement violentes, qui nous entraineront vers des lendemains difficiles. C’est une hérésie de croire que le changement des institutions entraînera une dynamique de développement alors que les principaux leviers d’une économie de développement comme la politique monétaire, les fonds européens, les banques, l’agence française de développement, le champ d’action exogène des monopoles, la fixation des prix, etc… échappent totalement au contrôle des élus locaux.
La psychanalyse nous enseigne que la vérité se trouve parfois dans la dénégation. Ainsi, quand, au colloque sur l’évolution institutionnelle de la Guadeloupe, le président de région Ary Chalus jure qu’il « n’a pas agi dans une posture politicienne démagogique », qu’il « n’a jamais songé à mettre la poussière sous le tapis d’une planification économique », il n’est pas interdit d’entendre le contraire.
Reste cependant à applaudir à l’ébauche d’une autre approche d’un processus inversé de l’évolution institutionnelle à travers une belle initiative en Martinique, à savoir la prééminence d’un plan de développement en gestation sur un changement des institutions.
A la date du mardi 14 novembre 2023, il est heureux de constater qu’environ 250 chefs d’entreprise ont répondu à l’invitation de la Collectivité Territoriale de Martinique sur une concertation liée « aux grands projets à venir et à la mutation économique de la Martinique ». L’objectif affiché de cette rencontre entre élus et chefs d’entreprises était de faire le point sur la conjoncture économique actuelle, la réalisation des grands projets de la collectivité territoriale et les défis à venir. Cela pourrait laisser peut être envisager un changement de pied des élus, car à force de se voiler la face, et laisser prospérer les vieilles lunes de l’autonomie des années 60, alors que le contexte politique et économique a radicalement changé, on a tous les risques de « finir dans le mur ! ». Si l’État et les élus des Antilles ne se décident pas à agir, pour faire face à ce phénomène de disruption de la société, le système de la départementalisation lui-même risque d’imploser, mais surtout dans une très facheuse déflagration sociale ! Si ce sont les citoyens qui décident de prendre enfin les choses en mains, ce sont les égoïsmes contradictoires et le cheminement identitaire comme substitut qui nous entraineront dans le désordre social comme lors de la crise de 2009. C’est là dans ce contexte que toute vision politique prospective du développement de la Guadeloupe et de la Martinique serait irrémédiablement vouée à l’échec si elle n’intégrait pas au préalable une analyse sous jacente des puissantes interactions avec la société française dans son ensemble et notamment sur le plan économique et financier.
Les stratégies d’innovation par la rupture de l’économie en France sont une forme de menace « soft » pour les Antilles, en ce qu’elles détruiraient nos structures sociales à une allure toujours plus rapide. Le risque final étant un dangereux leurre de repli identitaire ,car les individus assimilés et les sociétés post coloniale ont besoin de temps pour se structurer, temps qui est justement l’ennemi de l’économie de marché.
S’il n’est pas question de faire machine arrière et de renoncer aux progrès de la technologie, peut-être faudrait-il prendre le temps de les intégrer, de les « digérer », de les mettre au service de l’humain. Se rappeler qu’avant d’être « disruptif », de « penser différemment », il faut commencer par penser, tout court à la planification d’une nouvelle infrastructure économique tournée vers la production pour la Guadeloupe et de la Martinique. Et nul doute, que malgré tout, le péril sera bien d’origine économique et surtout technologique. L’intelligence artificielle (IA) est déjà en train de révolutionner un grand nombre de secteurs d’activités, dont celui des services et du commerce. Mais comme le soulignent certains experts, l’IA présente également des risques qu’il va falloir maîtriser notamment en ce qui a trait à ce phénomène radical intitulé « Disruption ».
L’intelligence artificielle (IA) s’installe discrètement dans nos quotidiens et le changement climatique menace les fondamentaux de notre biodiversité.
Le concept d’intelligence artificielle est difficile à cerner car il a envahi tous les secteurs d’activité dont celui du commerce, et malheureusement la problématique du réchauffement climatique tarde à s’imposer comme une urgence de l’heure. Quels en seront bientôt les enjeux et les limites pour la Guadeloupe et la Martinique ?
La science et la technologie dépendent étroitement de la culture dans laquelle elles se développent. Dans un contexte marqué par la surconsommation aux Antilles et la concurrence économique en France haxagonale, il est urgent de penser cette technodiversité autrement qu’à travers le prisme de l’opposition entre local et global, tradition et modernité, Orient et Occident, afin de redéfinir nos rapports les uns avec les autres et accoucher d’une nouvelle vision du développement avec un changement de prisme de l’économie hérité de la période départementale. Aujourd’hui ,ce sont les technologies et la science, qui contrairement aux idéologies reçues des années 60, structurent notre rapport au monde, en le divisant en deux ensembles pas du tout égaux: la matière contre l’esprit et la culture. Mais est-il possible de penser autrement, sinon autre que la déconstruction de notre culture antillaise ?
Pour le moment, c’est la question de la crise inflationniste et de façon sous jacente la problématique identitaire qui occupent tous les esprits aux Antilles, mais pour autant dans un cadre plus général, l’on ne peut que déplorer que les hypothèses budgétaires du gouvernement, pour nos îles toutes défavorables, détonnent dans un contexte de multiplication des incertitudes, notamment internationales, qui risquent de peser fortement sur la croissance de la Guadeloupe et la Martinique en 2024. Le gouvernement omet en particulier de prendre en compte les conséquences à venir du durcissement historique de la politique monétaire de la BCE et donc le resserrement du crédit qui va mettre à mal la consommation et l’investissement dans nos régions ultra périphériques. Un haut responsable de la Banque centrale européenne (BCE) a mis en garde contre le risque de nouvelle crise de la dette en zone euro, dans un contexte de taux élevés et de creusement des déficits budgétaires.
Au total, déjà en France haxagonale, la croissance sera plus faible que prévu, le déficit 2024 sera encore plus élevé que les 4,4 % du PIB anticipés par le gouvernement.
Le budget 2024 confirme l’entrée de la France dans « l’ère des déficits extrêmes ». Le déficit de l’État est ainsi passé de moins de 90 milliards d’euros en moyenne avant 2020 à plus de 150 milliards d’euros depuis.
Alors que les dépenses de crise prennent fin progressivement, des dépenses supplémentaires et pérennes les remplacent, provoquant un déficit « hors norme ».
Aucune économie n’est proposée dans ce budget. Nulle trace de mea culpa de Bercy. Désormais, 45 % des dépenses de l’État sont financées par le déficit.
Le gouvernement ne semble pas avoir pris toute la mesure du possible problème à venir de la dette.
Et d’après, jean- François Husson le rapporteur général de la commission des finances du sénat, cette accumulation de déficits « extrêmes », dans un contexte de hausse des taux d’intérêt, conduit à une augmentation spectaculaire de la charge de la dette, qui aura presque doublé entre 2017 et 2027, sous cette majorité présidentielle. Cette année, payer les intérêts de la dette coûte déjà autant que les budgets cumulés de la police, de la gendarmerie et de la justice. Cela risque d’être deux fois plus en 2027. C’est une politique de la dette que mène le gouvernement et qui ne doit tromper personne : les Français donc les Antillais finiront par payer ce quoi qu’il en coûte qui perdure en dépit des réalités budgétaires et financières .
C’est dans cet environnement économique fluctuant et extrêmement anxiogène sur le plan financier que les menaces existentielles vont peser sur la Guadeloupe et la Martinique si nous n’arrêtons pas de nous focaliser sur l’évolution institutionnelle vue comme étant la panacée à la résolution de nos problèmes actuels.
Nous vivons aujourd’hui un monde de mutations où se conjuguent la financiarisation de l’économie, l’ultra-compétition commerciale, la concurrence accrue, la mutation des pratiques engendrées par les nombreuses révolutions numériques et de l’intelligence artificielle… Selon nous, l’État doit intervenir pour redonner du souffle à l’économie « de lui-même, le secteur privé héritier de l’économie coloniale ne peut pas entreprendre, et n’entreprendra pas, de transformations structurelles de l’envergure nécessaire pour créer un nouveau modèle économique et social… Cela ne peut se produire que par un plan de stimulation de l’État, et des élus locaux, conçu non pour protéger l’ancienne économie, mais pour en créer une nouvelle ». Le système économique actuel s’auto-alimente de ses propres crises et a besoin d’un État régulateur. Les désordres du monde questionnent aujourd’hui l’action publique des élus locaux et le rôle des institutions, en particulier dans nos pays où la place de l’État (au sens large) est remise en cause. Ces mutations constituent autant de défis pour l’ensemble des acteurs, qu’ils soient politiques, économiques, ou techniques et plus largement renvoient à notre propre devenir au sein de l’ensemble français.
*« Fo pa nou achté van pou vann lè »….* ( Nous ne devons pas acheter du vent pour vendre de l’air)
– Ne pas échanger un cheval borgne contre un cheval boiteux.
Ce proverbe créole signifie qu’il ne faut pas confondre la cause avec la conséquence. faire les choses à l’envers ou dans le désordre ; aller trop vite en besogne ; vouloir faire des choses trop vite et sans tenir compte des réalités économiques…
Jean marie Nol économiste