—Par Lucie Delaporte (in Mediapart) —
L’enquête judiciaire sur les colossaux détournements de fonds à l’université des Antilles progresse malgré de multiples pressions et intimidations. Indirectement mis en cause, les deux présidents (socialiste et apparenté) de la région Martinique et de la Guadeloupe s’activent. Et le gouvernement aussi.
Qui a intérêt à étouffer le scandale des colossaux détournements de fonds à l’université des Antilles ? En mai 2014, Mediapart révélait les contours de cette affaire aux multiples ramifications politiques et dans laquelle près de 9 millions d’euros de subventions européennes accordées à un laboratoire de l’université se sont « évaporés ». Depuis un an, une information judiciaire est ouverte pour « détournement de fonds publics » et « escroquerie aux subventions en bande organisée » concernant les fonds européens perçus par le Ceregmia, laboratoire de l’université des Antilles.
L’affaire a été confiée à la juridiction interrégionale spécialisée qui gère ce type de dossier, « compte tenu du caractère systématique et de la gravité des infractions, compte tenu aussi des complicités et des complaisances importantes », expliquait à l’époque le procureur de Fort-de-France, Éric Corbaux.
Rappel des faits : à partir de 2009, neuf conventions sont passées par ce laboratoire avec le Fonds européen de développement régional (FEDER). Cinq dépassent 1,5 million d’euros. Or, de manière systématique, a commencé à découvrir la Cour des comptes dans un rapport daté de 2013, le laboratoire fournissait des pièces justificatives de dépenses – qui permettent à l’université de se faire rembourser par le FEDER – sans rapport avec l’objet des programmes de recherche. Mediapart, qui a eu accès à de nombreux documents comptables, a en effet pu constater que le laboratoire n’hésitait pas à présenter pour plusieurs milliers d’euros des factures d’« implémentation d’éolienne », « d’accessoires et pièces automobiles » ou de faramineuses factures d’abattage d’arbres… Le tout sans aucun lien avec les projets de recherche annoncés.
Certaines factures étaient même présentées plusieurs fois, comme l’avait déjà relevé la Cour des comptes. Résultat, le taux des factures ne pouvant en réalité ouvrir droit à aucun remboursement par l’Europe s’est avéré très élevé, jusqu’à 80 % dans certains cas.
Au total, ce sont près de 9 millions d’euros, selon des sources proches de l’enquête, qui ont été engloutis dans ce qui ressemble à un système bien organisé, plaçant aujourd’hui l’université dans une situation financière intenable. Au vu de ces montants colossaux, chacun s’interroge sur la destination de ces sommes. D’autant que le rôle joué dans cette affaire par les deux présidents de région, Serge Letchimy (apparenté PS) en Martinique et Victor Lurel (PS) en Guadeloupe – la Région étant autorité de gestion pour ces subventions européennes – a, dès le départ, donné un tour très politique au dossier.
Malgré les moyens dérisoires des enquêteurs sur place – les demandes du procureur auprès de la garde des Sceaux pour obtenir du renfort sont restées lettre morte –, l’investigation progresse et, selon nos informations, de premières mises en examen pourraient prochainement être prononcées. À Fort-de-France, certains doutent pourtant que l’enquête aboutisse un jour tant les pressions dans cette affaire sont importantes. L’affaire empoisonne l’île depuis des mois. Pneus crevés, amortisseurs sectionnés, plusieurs enseignants rencontrés à Fort-de-France et qui ont, de près ou de loin, participé à dénoncer les errements du Ceregmia nous ont raconté les tentatives d’intimidation qu’ils ont subies ces derniers mois. Tous ont demandé à rester anonymes. La présidente, qui a été la cible d’une très violente campagne – recevant même des menaces de mort –, a été placée sous protection.
C’est d’ailleurs pour échapper à ce climat délétère que la procédure disciplinaire concernant les trois enseignants au cœur de l’affaire, le directeur du laboratoire Fred Célimène, Kinvi Logossah et Éric Carpin, les deux premiers étant suspendus de leurs fonctions, a été dépaysée à Toulouse. Me Olivier Bureth, qui représente l’université dans la procédure, explique avoir déposé trois mémoires de plus d’une centaine de pages chacun et « qui portent tant sur les fautes financières, les fautes administratives et les faits de diffamation » envers plusieurs responsables de l’université.
Près d’un an après nos révélations, et alors que les rapports publics se sont accumulés pour alerter sur les graves dérives, la communauté universitaire et, au-delà, beaucoup de Martiniquais comme de Guadeloupéens ont le sentiment que l’impunité règne dans ce dossier très politique. Le trouble jeu du gouvernement dans cette affaire ne peut, en effet, qu’intriguer.
Il y a quelques jours, les universitaires ont ainsi eu la surprise de constater la promotion au titre de professeur, « par décret du président de la République en date du 30 mars 2015 », de l’ancien président de l’université Pascal Saffache, qui a dirigé celle-ci de 2009 à 2013, années où l’essentiel des détournements a été commis. Cette promotion au titre des emplois réservés aux anciens présidents d’université n’a pourtant rien d’automatique. Contactée, la présidente Corinne Mencé-Caster confirme à Mediapart que c’est bien le ministère qui lui « a demandé de procéder à la transformation du statut de M. Saffache » pour lequel, compte tenu des procédures en cours, l’université n’avait rien demandé.
La mémoire comptable de l’université passe à la broyeuse
Pourtant, le rapport du Sénat consacré à la gestion de l’université comportait un passage explicite sur les graves manquements de cet ancien président. Les rapporteurs pointaient « l’isolement et le manque d’expérience du président alors en exercice, M. Pascal Saffache, qui l’ont conduit à signer les conventions de recherche du laboratoire sans même que les services de la direction des affaires financières aient procédé aux vérifications nécessaires. M. Saffache s’est régulièrement retrouvé en position de faiblesse face aux agissements de M. Célimène qui avait pour habitude d’inscrire au dernier moment à l’ordre du jour du conseil d’administration des projets de recherche sans que ceux-ci aient pu être instruits préalablement par les services concernés. En outre, M. Saffache a intégré le CEREGMIA en tant qu’enseignant-chercheur en septembre 2008 et y a soutenu, en 2009, son habilitation à diriger des recherches (HDR), ce qui l’a placé dans une situation de lourde ambiguïté. À plusieurs reprises, dans les courriers qu’il a adressés en tant que président de l’UAG à M. Célimène, M. Saffache donne l’impression de s’excuser de mettre en question la gestion du laboratoire ».
Comment expliquer que le ministère, alors qu’une information judiciaire est ouverte, insiste auprès de l’université pour faire accéder ce protagoniste essentiel au titre de professeur ? Interrogé sur ce point, le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem nous a répondu que « M. Saffache remplissait toutes les conditions pour être qualifié et nommé par cette voie », rappelant également qu’il ne faisait l’objet « d’aucune procédure disciplinaire ». Entendu au SRPJ de Martinique, dans le cadre de l’enquête pour « escroquerie » et « détournement de fonds en bande organisée », M. Saffache est pourtant bien une personnalité centrale du dossier.
Plus étonnant encore, Mediapart s’est procuré un rapport interne de Bercy et de l’IGAENR (l’Inspection de l’enseignement supérieur) dont les conclusions, pourtant accablantes, n’ont suscité aucune réaction des autorités de tutelle. Fin 2013, Bercy qui disposait déjà d’un rapport sans appel de la Cour des comptes sur les dérives financières de l’université, avait en effet commandé une enquête administrative spécifique sur l’agent comptable de l’établissement, Micheline Hugues, recrutée en septembre 2008. La manière dont cette responsable des services financiers de l’université a travaillé est effectivement cruciale pour l’enquête en cours. C’est durant cette période que les dérives financières, déjà constatées dans le laboratoire, prennent une tout autre échelle.
Pour commencer, les rapporteurs s’étonnent du cumul des fonctions de Mme Hugues, qui était à la fois agent comptable et responsable des services financiers. Ils notent, par ailleurs, « de graves insuffisances en matière de contrôle ». L’absence de « suivi par code analytique (…) pour répondre à l’exigence des règlements sur la gestion des fonds européens d’une comptabilité spécifique par convention » qui, expliquent-ils, « a rendu très problématique le rattachement des dépenses aux différentes conventions ». « L’agent comptable a ainsi procédé, faute d’avoir organisé des procédures comptables adaptées, à la certification de dépenses qui sont en définitives apparues inéligibles », affirment-ils.
« Des facilités particulières furent accordées par Mme Hugues au laboratoire Ceregmia, dont la gestion apparaissait pourtant très contestable du point de vue de la gestion financière. » Facilités parmi lesquelles « la mise à disposition en 2010 d’une base de données des dépenses de l’UAG ». Un élément déterminant puisque, précisément, le laboratoire a fait remonter des factures n’ayant aucun rapport avec les projets de recherche pour lesquels il sollicitait les fonds européens. Très vite, le déficit explose. Or, « le compte financier 2012 n’a été produit qu’en avril 2013 avec une absence d’informations sur l’origine du déficit 2012 de 7 millions d’euros », relèvent les rapporteurs.
En juin 2013, l’agent comptable se voit signifier son détachement par la nouvelle présidente de l’université, Corinne Mencé-Caster, qui découvre les graves dérives au sein de son service. La comptable commence alors un curieux ménage. « Dans l’optique de son départ, Mme Hugues a procédé délibérément à la destruction et à la soustraction d’informations qu’elle détenait au titre de ses fonctions, par plusieurs moyens », notent les rapporteurs. « Tous les dossiers papier ont été éliminés par elle-même, selon le témoignage de plusieurs agents de son service, au moyen d’un destructeur de documents », poursuivent-ils. La mémoire comptable d’un établissement qui gère plusieurs millions d’euros passe donc méthodiquement à la broyeuse.
Elle restitue aussi son ordinateur professionnel après avoir opéré quelques modifications. Le 25 juillet, un huissier de justice constate que « l’unité centrale de l’ordinateur est manquante ». Le disque dur a disparu. Dans un mail récupéré auprès de ses agents, elle avait indiqué préalablement vouloir opérer un « formatage de bas niveau », ce qui, notent les rapporteurs, « consiste à effectuer un effacement irréversible des données ». L’opération étant apparemment trop complexe, elle a finalement opté pour la récupération du disque dur. La responsable des services financiers s’est « toujours refusée à ce que soient effectuées [des] sauvegardes concernant ses propres documents de travail dématérialisés ou ses correspondances électroniques professionnelles ». Ainsi, il « n’en est resté aucune trace », s’étonnent aussi les rapporteurs.
« En soustrayant notamment de précieuses informations pour l’identification des produits à recevoir sur conventions dont le solde débiteur s’élevait à 6 199 835 euros au 31 décembre 2012 », selon les éléments décrits dans le rapport, la comptable a clairement rendu les subventions européennes impossibles à tracer. Les rapporteurs s’étranglent devant les primes perçues par la comptable de l’université – 11 000 euros en 2009, par exemple, pour une prétendue « participation à des opérations de recherche », puis l’octroi étonnant d’une « prime président ». Ils soulignent aussi que le président Saffache a témoigné de « certaines pressions pour l’obtention de ce régime favorable ».
«Accords politiques» et bataille d’amendements
Qu’a fait Bercy de ce brûlot ? Contacté à plusieurs reprises, le cabinet de Michel Sapin n’a jamais donné suite à nos demandes. Par un arrêté de juin 2014, Micheline Hugues, qui avait réintégré la direction régionale des finances publiques de la Guadeloupe, a été affectée au centre des finances publiques de Pointe-à-Pitre. Aucune procédure disciplinaire n’a été engagée.
Passé inaperçu en métropole, le drôle de jeu du gouvernement lors de l’examen du projet de loi portant création de l’université des Antilles, qui n’a depuis la scission du pôle guyanais toujours pas d’existence légale, a dérouté aux Antilles.
Le texte était examiné en séance le 19 février dernier. À la dernière minute, alors qu’il faisait l’objet au Sénat et en commission des affaires culturelles d’un très large consensus, notamment autour du principe du « ticket à trois » – la présidence et les vice-présidents des pôles se présenteraient sur des listes communes pour garantir l’unité de l’institution –, deux amendements sont déposés par le député et président du conseil régional de Guadeloupe Victorin Lurel.
Le premier vise à répartir les moyens entre le pôle Guadeloupe et le pôle Martinique, en fonction de la superficie des établissements. Pour Lurel, rencontré à Paris par Mediapart, il s’agissait, concernant le premier amendement, de poser le principe « d’une répartition du budget équitable. Nous avons plus d’étudiants, plus de surfaces avec un campus pour lequel la Région a investi 40 millions d’euros », rappelle-t-il.
Le second amendement entendait revenir sur le principe du « ticket à trois », l’élection conjointe du président de l’université et des présidents des deux pôles. Le député de Guadeloupe, qui assure en faire un casus belli, explique que ce principe est « contraire à l’idée d’autonomie des pôles ». Beaucoup trop défavorables à la Martinique, et risquant d’entraîner la scission de l’établissement, ces amendements sont sèchement écartés en commission réunie en urgence le 18 au matin. Dans la nuit, le gouvernement les réintroduit, allant donc à l’encontre de ce qu’avait pourtant défendu le rapporteur socialiste Christophe Premat, ce qui jette un certain malaise côté socialiste.
La ministre de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, Najat Vallaud-Belkacem, justifiera son amendement retirant le ticket à trois en évoquant un « accord politique », ce qui pour ceux qui en doutaient vient confirmer qu’on est visiblement bien loin des intérêts universitaires… Interrogé sur ce point, son cabinet nous a répondu que la ministre faisait référence « à l’ordonnance du 17 juillet 2014 qui acte une grande autonomie des pôles » mais que le ministère est bien « attaché à l’unité de la future université ».
Ce qui est sûr, c’est que des consignes dans les rangs socialistes ont été données, et le second amendement est adopté à une très courte majorité, Patrick Bloche, président de la commission des affaires culturelles, utilisant son temps de parole par d’infinies circonlocutions pendant que l’on bat le rappel dans les rangs socialistes encore trop clairsemés (voir à partir de 2 h 25). L’épisode frise le ridicule. Comme le texte finalement voté n’est pas conforme à celui adopté par le Sénat, une commission mixte paritaire est réunie le 11 mars dernier.
Le rapporteur du texte à l’Assemblée, Christophe Premat (PS), qui ne veut pas se déjuger, sera finalement écarté et remplacé in extremis par un parlementaire plus conciliant, Yves Durand. Christophe Premat, qui ne souhaite pas trop s’étendre sur ces événements, confirme avoir très tôt senti « les pressions politiques dans ce dossier, et ce dès l’examen du texte en commission ». Malgré ces petits arrangements, aucun accord ne sera trouvé en commission mixte paritaire, ce qui fait qu’à ce jour l’université des Antilles n’a toujours pas d’existence légale, et que son fonctionnement au quotidien en est entravé.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la communauté universitaire antillaise, depuis les révélations sur les détournements de fonds du Ceregmia, se sent assez peu soutenue par le gouvernement. L’implication dans cette affaire du président de région proche du PS, Serge Letchimy (c’est lui qui a notamment insisté pour que les dossiers du Ceregmia soient reprogrammés, malgré les multiples mises en garde sur les dérives financières du laboratoire – lire notre enquête), y est peut-être pour quelque chose. Serge Letchimy continue de s’afficher aux côtés de l’ex-directeur du Ceregmia, qu’il qualifiait encore récemment en séance plénière du conseil régional « d’ami [qu’il] respecte », regrettant la « chasse à l’homme » dont celui-ci ferait l’objet.
La presse locale n’a pas manqué de relever la présence de Fred Célimène au congrès du PPM (parti progressiste martiniquais) d’octobre dernier. Certains élus du parti, comme Camille Chauvet, qui se présentait récemment dans un entretien à France Antilles, comme le « soldat de Letchimy », participent activement à la campagne de dénigrement contre la présidente de l’université. Ce dernier a récemment posté sur son compte Facebook un photomontage la représentant en bouledogue aux côtés de François Hollande, avant de le retirer à la demande de Serge Letchimy.
Alors que beaucoup d’universitaires se demandent si cette fragilisation de l’université, voire son éclatement, n’est pas le meilleur moyen d’étouffer l’affaire du Ceregmia, Victorin Lurel dénonce lui un « amalgame dépréciatif et insultant. L’affaire est devant les tribunaux », souligne-t-il. Si la région Guadeloupe a bien reprogrammé en 2011 trois dossiers émanant du Ceregmia (pour un montant de 4,7 millions d’euros), et ce malgré les doutes sur les remontées de factures, il l’avait fait, nous avait-il expliqué l’an dernier dans un courrier, « sous [la] lourde insistance » de Serge Letchimy. Contacté à plusieurs reprises, Serge Letchimy n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
En cette année électorale (les élections pour la collectivité territoriale unique de Martinique se tiendront en décembre), le gouvernement estime-t-il que tout ce qui pourrait gêner ce proche du parti socialiste est malvenu ? Les voix de ces deux territoires ultramarins pourraient bien être cruciales pour la présidentielle de 2017. De quoi passer, peut-être, quelques « accords politiques » comme l’expliquait Najat Vallaud-Belkacem. François Hollande effectuera son premier voyage aux Antilles en tant que chef de l’État les 9 et 10 mai prochain.
MM. Célimène et Logossah ont attaqué Mediapart en diffamation pour l’article intitulé « Université Antilles-Guyane : des subventions siphonnées à grande échelle ». Ils ont été déboutés. Les responsables du Ceregmia ont néanmoins fait appel.
Micheline Hugues n’a pas donné suite à notre mail.
Serge Letchimy, contacté par mails et SMS, n’a pas donné suite.
Patrick Bloche, contacté à plusieurs reprises, n’a pas répondu à nos appels ni à nos SMS.
17 avril 2015 | Par Lucie Delaporte (in Mediapart)
Radio Guadeloupe 1ère a interrogé Lucie Delaporte la journaliste qui a enquêté sur l’affaire et rédigé cet article = > Ecouter