Harcelée par les intégristes et leurs provocations, caricaturée et moquée dans les médias anglo-saxons, la laïcité est devenue un enjeu mondial et passionnel.
On raconte n’importe quoi à son sujet. On lui fait dire aussi n’importe quoi. Il y a ceux qui voudraient la « toiletter », l’adapter à l’Islam, l’accommoder, l’ouvrir ou tout céder. Et ceux qui, au contraire, voudraient interdire le voile a la plage ou a l’universite .
« Ni capitulation, ni persécution », disait Ferdinand Buisson, un des pères de l’école laïque. C’est la ligne de ce livre.
Il répond aux faux-procès, dévoile la guerre culturelle menée par les partisans du modèle américain, retrace l’histoire de la loi de 1905 et de l’école laïque jusqu’à nos jours, éclaire les lignes de fractures, et propose un manifeste pour une politique réellement laïque, fidèle à l’esprit de la Séparation.
Lucide, limpide et indispensable, cet ouvrage défend une vision combattive et équilibrée du modèle français de laïcité, qui n’est pas un glaive, mais un bouclier..
Faux procès et propagandes empoisonnées
La France reste l’une des cibles préférées des fanatiques pour ce qu’elle représente, en termes de liberté et de laïcité. Tout ce qu’ils détestent. Al-Qaïda lui reproche autant la loi sur le voile et la publication de caricatures sur Mahomet que ses interventions au Mali. Daesh a revendiqué l’attentat du 13 novembre contre le Bataclan en parlant de « centaines d’idolâtres » rassemblés « dans une fête de perversité ». L’organisation terroriste délire sur le fait « d’avoir osé insulter le Prophète » et jure de venger une guerre purement imaginaire : celle que mènerait la France contre l’islam. Ce contexte de propagande hautement incendiaire, destinée à tuer, commande de bien choisir ses mots avant de passer de la critique possible et légitime de la politique française à une caricature l’amalgamant avec un régime persécutant les musulmans ou l’islam. Des mouvements extrémistes contre l’« islamophobie » ou même le président américain Obama n’ont pas cette vigilance.
Au lendemain du 11 septembre, Jacques Chirac avait été le premier chef d’État européen à survoler les cendres de Ground Zero pour dire la « solidarité totale » du peuple français envers le peuple américain. Barack Obama, lui, n’a pas trouvé le temps de venir à Paris pour la marche du 11 janvier. En revanche, quelques jours après les attentats ayant visé Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le président américain tenait une conférence de presse en compagnie du Premier ministre britannique, où il adressa presque une leçon de morale aux Français. Après avoir rappelé l’attentat du marathon de Boston de 2013 pour montrer que l’Amérique n’était pas épargnée, il se félicita tout de même de la supériorité du modèle américain sur le modèle français en matière d’intégration : « Notre plus gros avantage, c’est que nos musulmans se sentent américains, qu’il y a cet incroyable processus d’immigration et d’assimilation qui fait partie de notre tradition. » En vertu de quoi, il invita les Français à mieux reconnaître les Français d’origine « nord-africaine » pour éviter la radicalisation.
Sur le moment, accaparés par le deuil, peu se sont émus de telles recommandations. Comme si le défaut d’intégration pouvait expliquer les attentats. Faut-il rappeler que les frères Tsarnaïev ont été accueillis à bras ouverts sur le sol américain et que cela ne les a pas empêchés de concevoir les attentats de Boston ? Que l’Angleterre et ses quartiers chics ont fourni l’un des pires bourreaux de l’État islamique, Jihadi John ? Faut-il préciser que les deux tueurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, les frères Kouachi, se sont radicalisés au moment de la guerre d’Irak, menée par les Américains et non les Français ? Qu’ils ont tué à bout portant un policier français nommé Ahmed Merabet ? Ou qu’Amedy Coulibaly n’était pas « nord-africain » ? Il a tiré sur des Juifs, dont certains descendants d’immigrés parfaitement intégrés. Ainsi que sur une policière noire, Clarissa Jean-Philippe, française comme lui.
L’indécence d’un tel discours, ressassé sur toutes les chaînes anglophones après le 7 janvier, s’est cruellement vue après les attentats du 13 novembre. Le ton a sensiblement changé. Cette fois, les victimes n’étaient plus des dessinateurs blasphémateurs ou des Juifs mais des « innocents » (le mot a été prononcé, les autres étaient donc coupables). Il aurait pu y avoir des centaines de morts, y compris musulmans, au Stade de France de Saint-Denis si les kamikazes n’avaient pas été empêchés d’entrer par un vigile nommé Omar. Le bilan reste très lourd : 130 morts, souvent issus de cette jeunesse bigarrée sortie pour écouter un concert ou boire un verre aux terrasses mélangées du 11e arrondissement de Paris. À l’image de La Belle Équipe, ce magnifique café tenu par un homme juif et sa compagne d’origine algérienne, morte en tenant la main de son époux, au milieu des cadavres de leurs amis et clients de toutes origines. Par le sang versé, par nos morts, les attentats de Paris ont rappelé combien la France était un pays mélangé, où l’on s’aime, fait la fête et se marie entre citoyens de toutes les cultures… Bien plus qu’en Irak ou en Syrie, d’où sont partis les commanditaires de ces crimes. On s’y mélange même parfois plus qu’aux États-Unis, eux aussi frappés par de nouveaux attentats, malgré un président américain métis et un modèle américain censé les protéger…
Les attaques contre la laïcité française ont légèrement décru après l’attentat de San Bernardino survenu le 2 décembre 2015. Une fusillade commise par un Américain musulman d’origine pakistanaise parfaitement intégré, et sa femme, dont le voile intégral noir n’avait choqué personne au États-Unis. Ce qui ne les a pas empêchés de tirer sur des collègues lors d’une fête donnée dans un centre social venant en aide aux handicapés. La faute au modèle américain, à la société… ou au fanatisme ?
Non, la laïcité ne favorise pas la radicalisation
Aussi fou que cela puisse paraître, la petite musique de « c’est la faute à la France et à sa laïcité » a repris, comme si de rien n’était, après les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016. Des crimes commis par des djihadistes français, certes, mais qui ont grandi dans les quartiers perdus du communautarisme belge, Molenbeek, au cœur d’un pays qui n’applique ni la laïcité à la française ni son modèle républicain d’intégration. C’est pourtant la « francophonie » et la laïcité française, en un mot « la culture politique française », que deux chercheurs américains ont trouvé le moyen de mettre en procès dans un article publié dans Foreign Affairs.
Intitulé « The French Connection », il est signé par William McCants et Christopher Meserole, tous deux issus d’un think tank privé social-libéral possédant une branche au Qatar, la Brookings Institution. Le premier signataire dirige le département sur les relations entre les États-Unis et le monde musulman au sein de ce laboratoire d’idées censé conseiller le Département d’État américain. Ce qui rend plutôt angoissant ce court article de trois pages reposant sur une méthodologie aussi aléatoire que douteuse. Même tenu au devoir de politesse, l’ambassadeur de France à Washington, Gérard Araud, l’a qualifié d’« insulte à l’intelligence ».
Le point de départ de cet article est assez léger. Les deux chercheurs ont comparé les nationalités des volontaires partis en Syrie pour rejoindre Daesh. Des chiffres fournis par l’International Centre for the Study of Radicalisation and Political Violence*1. Ils sont bien obligés de noter que de forts bataillons viennent de pays comme l’Arabie Saoudite (entre 1 500 et 2 500 combattants) et qu’ils sont très nombreux à venir du Royaume-Uni (entre 500 et 600), bien que ces deux pays n’aient pas du tout – c’est le moins qu’on puisse dire – la même vision de la laïcité que la France. Pourtant, c’est le fait de parler français qui poserait problème : « Le premier facteur dans l’émergence du djihadisme radical », nous disent ces auteurs, n’est pas que les terroristes « viennent d’un pays riche ou non ou d’un pays éduqué ou non ; le premier facteur n’est pas non plus qu’ils soient eux-mêmes riches ou non, qu’ils aient un bon accès à Internet ou pas. Le premier facteur est qu’ils proviennent d’un pays francophone ou qui a eu le français comme langue nationale ».
En réalité, sur quatorze pays fabriquant des djihadistes, les pays francophones ne représentent qu’une infime minorité. L’essentiel vient de pays non francophones, religieux ou ayant une autre vision du sécularisme. Mais nos chercheurs semblent moins passionnés par la critique du modèle saoudien ou du modèle anglo-saxon que par celle de « la culture politique française ». Ils s’intéressent en priorité aux taux de combattants envoyés par les pays francophones. La France produit effectivement un fort contingent de djihadistes (1 200), tout comme la Belgique (440) et la Tunisie (entre 1 300 et 3 000). Ces taux sont élevés, surtout si on les rapporte – c’est la suggestion des chercheurs – au pourcentage de musulmans de chaque pays : « Par habitant musulman, la Belgique produit nettement plus de combattants étrangers que le Royaume-Uni ou l’Arabie Saoudite. » Mais qu’ont de commun la France, la Belgique et la Tunisie ? De parler français ? Est-ce vraiment le seul lien ? N’y aurait-il pas plutôt un rapport avec l’histoire coloniale ? Les deux chercheurs ne le croient pas. Ils balaient d’un revers de main cette piste, pourtant solide, et préfèrent penser, sans la moindre preuve, que tout est la faute de la francophonie et de la laïcité.
Ils se gardent bien de noter que la Belgique produit en pourcentage deux fois plus de djihadistes que la France. Ce serait pourtant la preuve que le modèle belge est nettement moins performant que le modèle français, plus laïque, pour contenir la radicalisation. Cette réalité embarrassante est tout simplement occultée. Pour nos deux chercheurs américains, la Belgique c’est la France. Ils n’ont pas l’air de savoir que, hormis une loi interdisant le voile intégral dans la rue, ces deux pays ne pratiquent pas du tout la même laïcité. La Belgique reconnaît et finance les cultes, les écoles confessionnelles, et fonctionne sur un mode plus communautaire que républicain. Ce n’est que tout récemment, face à la crise du vivre-ensemble, que le plat pays s’est résolu à bannir le voile intégral dans la rue, comme la France. Cela suffit à nos deux chercheurs pour les confondre et les opposer au modèle anglais : « L’approche française de la laïcité est plus incisive que, disons, l’approche britannique. La France et la Belgique, par exemple, sont les deux seuls pays européens à bannir le voile intégral dans les écoles publiques. » Cette phrase montre que les chercheurs confondent deux législations différentes. La France prohibe tout signe religieux ostensible dans les écoles publiques au nom de la laïcité et le voile intégral dans la rue, comme la Belgique, au nom de la sécurité. Cela peut-il suffire à expliquer le contingent de djihadistes français, belges ou tunisiens partis en Syrie ? Et qu’en déduire ? Qu’il faut abandonner la laïcité pour rassurer Daesh et donc éviter la radicalisation ?
L’autre facteur relevé par ce court article est plus sérieux. Il concerne le taux d’urbanisation et de chômage de quartiers fournissant un nombre « massif » et « disproportionné » de djihadistes. Certaines banlieues de Paris, Molenbeek en Belgique ou Ben Guerdane en Tunisie connaissent en effet des taux élevés de jeunes chômeurs. Ces deux chercheurs découvrent qu’il est plus facile d’être radicalisé et manipulé quand on est jeune, sans emploi et citadin, que riche et vivant à la campagne. Ce n’est même pas toujours vrai… Lunel, commune déshéritée de l’Hérault, détient le record de djihadistes français envoyés en Syrie : presque une vingtaine de combattants à elle toute seule. Mais Nice, pourtant ville agréable et balnéaire, produit également beaucoup de djihadistes. Tout simplement parce que les jeunes de la région ont subi l’influence d’Omar Diaby, un recruteur niçois pour Al. Nosra, particulièrement efficace. Ce facteur n’est jamais pris au sérieux par des sociologues comme Olivier Noël, spécialiste des discriminations. Venu faire une conférence à Lunel, il préfère expliquer le taux élevé de djihadistes par son prisme de prédilection : « On ne peut comprendre la radicalisation de ces jeunes (…) si l’on n’aborde pas la question de la radicalisation d’une société majoritaire dirigée par des notables blancs, qui ne leur laisse plus aucun espace politique*2. »