par Hubert Haddad
|
|
–__- |
Etre un francophone qui a réussi, c’est avoir sa résidence intellectuelle secondaire à Saint-Germain-des-Prés |
Même si la pesanteur et les réflexes néocoloniaux demeurent inhérents à toute position dominante, on ne peut guère affirmer que les médias, l’édition, le public, bref la France dite métropolitaine, ait une représentation post-coloniale de ce qui se passe dans le vaste ailleurs de la langue française. C’est davantage d’une perception et d’un positionnement élitistes qu’il s’agit, celui d’un certain jacobinisme intellectuel, du parisianisme pour tout dire, mode sélectif d’exaltation des différences cher au protectionnisme, à l’occasion caudataire de la bourgeoisie éclairée.
Le désaveu implicite pour les expressions littéraires extra-territoriales rappelle celui qui avait cours naguère, en direction des provinces françaises : un écrivain isolé dans le Cantal ou l’Ardenne avait peu de chances d’exister un jour s’il ne montait pas à Paris, dans la foulée d’un Lucien de Rubempré. Rimbaud était considéré comme un rustre par Banville et sa coterie. Les poètes maudits sont presque tous des horsains, des provinciaux présomptueux.
C’est le même registre de difficultés que rencontrent les écrivains francophones du monde, particulièrement dans les pays dits émergents : il faut y être présent physiquement pour exister en France, fût-ce par éditeur interposé : on reconnaît la dimension universelle de Cheik Hamidou Kane ou Jacques Stephen Alexis dès lors qu’ils sont publiés à Paris, chez de grands éditeurs non excentrés. Il y a un a priori négatif indéfectible envers tout ce qui ne porte pas le sceau de Paris et de ses succursales culturelles. Etre un francophone qui a réussi, c’est avoir sa résidence intellectuelle secondaire à Saint-Germain-des-Prés.
La prouesse étant de faire oublier en partie ses origines, dans un mimétisme attendu. Une caricature importée d’Arabe ou d’Africain avec une facture classique passera assurément mieux la rampe qu’un auteur allogène qui œuvre dans les brisées impersonnelles, désassujetties, de Joyce ou de Kafka, sans folklorisme pseudo-identitaire. Il demeure que même pour les auteurs francophones consacrés, on attendra toujours d’eux un exotisme, une inscription dans la couleur locale, quelque chose qui les distingue de l’inflexion classicisante du cercle franco-français : leur couleur ou leur accent se doit d’être inscrit dans leur écriture pour qu’ils puissent prétendre à cette discrimination positive plus ou moins consciente des élites parisiennes, et conséquemment de leur reconnaissance dans les marges paysagères d’une certaine francité.
Longtemps et souvent encore, les littératures francophones non hexagonales auront subi leur isolement géographique comme un provincialisme sans issue, quitte bien souvent à tomber dans les ressassements du terroir et la surdétermination indigène, manière d’identitarisme à fin touristique. C’est presque toujours en faisant acte d’obédience, en mendiant une légitimité aux écrivains et aux éditeurs parisiens, ou en se tournant résolument vers d’autres espaces de langue et de culture, que les auteurs francophones parviennent à sortir de l’indifférence ou de la relégation.
Bien sûr, il y a et il y eut d’autres centres de légitimation identitaire des littératures que Paris, par exemple à Bruxelles, où une intense activité éditoriale ne suffira pourtant guère à faire contrepoids : Rodenbach, Elskamp ou Michaux, entre cent autres, tiendront de l’édition parisienne leur envergure internationale. Ou au Québec, si désemparé dans ses grandes solitudes malgré d’immenses potentiels créateurs placés cliniquement sous perfusion administrative. Ailleurs, aux Antilles, en Polynésie, dans d’autres continents, partout en Afrique noire comme au Maghreb ou au Moyen-Orient, la possibilité du génie reste entière, tellurique, presque fatale, en dépit du sort fait aux populations. Lévi-Strauss nous a assez appris que seule les cultures au plus haut niveau d’échanges deviennent inventives. Loin des carrefours culturels et des centres d’enseignement, chacun se débrouille avec des bouts de ficelle, quelques livres et Internet.
Mais dans l’expérience unique de vivre, tout peut advenir. Rimbaud peut surgir en tout lieu, différent, inassimilable. Ce qui manque, à dire vrai, c’est davantage de francophonie, plus de décentrements, de croisements périphériques, de réseaux forts de lecture et de création. Pour sortir de l’imputation de néocolonialisme culturel, il faudrait que la langue française vive partout avec ses singularités non réglementées par l’ethnocentrisme littéraire parisien, exactement comme l’anglophonie ou l’hispanophonie, termes guère usités parce qu’ils recouvrent des réalités naturellement opérantes dans les deux Amériques comme aux antipodes. Comme l’anglais, comme l’espagnol, la langue française n’appartient à aucune territorialité définie, aucun Etat prescripteur, même si elle fut un temps conquérante et oppressive jusqu’au déni de toute altérité. C’est la destinée des œuvres et des langues que cette nouvelle vie transfrontalière et erratique. Quiconque écrit le français en devient à la fois le maître et le disciple, dans une perspective émancipatrice tournée vers les mondes inconnus.
L’édition française a toujours publié les écrivains francophones, soit parce qu’ils s’imposent par leur talent et leur singularité, citons Albert Cohen, Beckett, Ionesco, Yourcenar, Césaire, soit plus largement parce qu’il viennent élargir un catalogue, au même titre que les littératures étrangères, avec parfois des collections aux franches allures de ghettos. La francophonie séduit assez largement les lecteurs d’aujourd’hui, ces estivants nostalgiques, et les éditeurs par voie de conséquence. Il y a chez un certain nombre d’entre ceux-ci un vrai intérêt pour le français défrancisé, rendu aux lointains et ravivé par des enjeux linguistiques et culturels inédits entre nos bornages. Fort de cette reconnaissance et s’appuyant sur une vigoureuse identité expressive et sensible, comme en Haïti, au Sénégal ou en Suisse romande, les écrivains francophones ne manifestent guère de complexe vis-à-vis d’une langue qui leur appartient autant que les nuages et l’eau des rivières, une langue qui accueille ce long et très mystérieux travail sur soi de l’écriture auquel on attribue bien à tort des vertus identitaires patentes. Toute culture littéraire écrite, qui tient souvent ses secrets de l’oralité et du chant, d’un imaginaire irréductible aux pochades de l’exportation, se défend tant bien que mal, par un mélange de résistance et d’intégration, contre l’encerclement déstructurant d’autres cultures langagières, et cela depuis toujours.
Mais la meilleure défense est l’illustration de sa langue par la prose ou le poème, dans l’attention extrême à la multiplicité des voix et des musiques, des expériences. Le monde de la francophonie n’est pas constitué de réserves préservées de l’extinction par la générosité impérieuse d’anciens prédateurs, mais de peuples divers, pressés de se délivrer des diktats après les dictatures. De près ou de loin, ces peuples et ces écrivains usent du français pour dire l’entièreté dramatique de leur histoire et de leur respiration à l’instant même d’advenir, de s’incarner dans une vive altérité de mots et de symboles, ce qu’on appelle un poème ou un roman.
Même si les déséquilibres sont nombreux, il n’y a nulle part une qualification ou une échelle de valeurs qui distinguerait les uns des autres, ceux qui vivent et éprouvent la langue française : où qu’elle advienne, maternelle ou inculquée, nous nous l’incorporons comme elle nous absorbe, dans un double mouvement vital et symbolique qui fonde, non pas une identité crispée, mais la singularité ouverte des œuvres et des paroles, toujours en attente d’universalité.
Hubert Haddad est écrivain. Dernier ouvrage paru : « Géométrie d’un rêve », Zulma, 2009.
LEMONDE.FR | 31.03.10 | 17h23 • Mis à jour le 31.03.10 | 17h24