— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La Créolophonie compte environ 12 millions de locuteurs créolophones répartis dans différentes aires géographiques, de l’arc antillais à l’archipel des Mascareignes, d’Haïti à la Martinique, de La Réunion à Sainte-Lucie, des Seychelles à la Guyane, de l’Île Maurice à la Dominique. Haïti, la plus peuplée des aires géographiques créolophones avec ses 11 millions d’habitants, s’apprête à accueillir du 5 au 10 décembre 2023 la cinquième édition du « Festival entènasyonal literati kreyòl » (FEL). Cet événement majeur et singulier à l’échelle de toute la Créolophonie a été conceptualisé et mis sur les rails par le poète et opérateur culturel haïtien Anivince Jean Baptiste et il est désormais soutenu par des institutions telles que la Fondation Maurice Sixto et l’OMDAC (l’Organisation martiniquaise pour le développement des arts et de la culture). Devenu au fil des ans un incontournable rendez-vous littéraire, le « Festival entènasyonal literati kreyòl », édition 2023, a pour thème « Pou yon kreyolofoni solid e solidè ».
La riche programmation de cette année comprend une conférence inaugurale le 5 décembre 2023, « Ayiti, pi gwo kominote kreyolofòn nan mond lan : kisa reyalite lenguistik sa a ka pote pou peyi a ? », avec l’intervention du linguiste Grégory Calixte et du professeur Hérold Toussaint. Le 6 décembre 2023 la pièce de théâtre « Moun fou » de Félix Morisseau Leroy sera mise en espace par Jean Kelly Damis avec Michelle St-Félix et Stanley Auvil, tandis que l‘invité d’honneur de l’édition 2023, Dédé Dorcély, aura carte blanche sur le mode d’un « LavironnDede ». Le 7 décembre 2023 un atelier de création littéraire sera animé par les écrivains Christophe Charles et Marc Exavier. Le même jour Orso Antonio Dorélus donnera une conférence insitulée « Kòmantè sou « Les imaginaires de l’oraliture » nan liv « Création plastique » d’Haiti, art et culture visuelle en colonie et postcolonie » de Carlo A. Célius. Sur invitation du « Festival entènasyonal literati kreyòl », le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol donnera via Zoom/Faceboook, le 7 décembre 2023 à 18 heures, un exposé sur la lexicographie créole avec la participation de l’APKA (Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen). Le 8 décembre 2023, l’activité « Twou ba pwezi » offrira un cocktail culturel avec le « Gwoup twoubadou Matrouba et de nombreux poètes qui diront des textes de Franketienne, Hilario Batista Félix, Georges Castera, Vye Ewòl, Dédé Dorcély, Grégory Rabess, Déїta, Manno Ejèn, Jean-Euphèle Milcé, Jan Mapou, Félix Morisseau Leroy. Le même jour Jean-Robert Placide et Orso Antonio Dorélus entretiendront l’auditoire sur le thème « Pwopozisyon pou yon kritik pi djanm pou literati kreyòl ». Le 9 décembre 2023 se tiendra une originale activité trans-créolophone intitulée « Sware senk solèy » (yon moman omaj ak onè pou 5 ekriven ak kreyolis peyi Ayiti, Karayib la ak Oseyan endyen : Danielle de St-Jorre, Jean Bernabé, Ernst Mirville, YvesDejean, Georges Castera). Le 10 décembre 2023 une rencontre via Facebook, animée par Anivince Jean Baptiste et Iléus Papillon, aura lieu avec Franketienne, et elle sera suivie de la « Kreyòlfiesta », la cérémonie de clôture du « Festival entènasyonal literati kreyòl ».
Comment comprendre l’émergence dans l’espace culturel contemporain haïtien d’un festival de littérature créole de si grande envergure ? Pour répondre adéquatement à cette question, il faut entreprendre ce que nous appelons, à titre indicatif, une exploratoire « archéologie de la littérature créole ». Existe-t-il des repères historiques, des études permettant de retracer l’émergence et le développement de la littérature créole ainsi que ses principales caractéristiques ces trente dernières années ? La littérature d’expression créole est-elle enseignée de nos jours dans les écoles et les universités haïtiennes ? A-t-elle établi ses instances de légitimation (maisons d’édition, anthologies, corps professoral certifié, manuels d’enseignement, appareillage critique institutionnalisé, prix littéraires) ? Au moyen d’une exploratoire « archéologie de la littérature créole », le présent article apporte des éléments de réponse à ces questions et il permettra, ce faisant, de mieux comprendre l’émergence dans l’espace culturel haïtien d’un événement de si grande envergure, le « Festival entènasyonal literati kreyòl ».
Sur le plan culturel et sur le registre linguistique, il y a lieu de rappeler tout d’abord que le « fait littéraire », en Haïti, s’est longtemps constitué d’une production fictionnelle (romans, poésie, pièces de théâtre, récits historiques) élaborée essentiellement en français. Durant plusieurs décennies, les étudiants haïtiens ont eu à leur disposition, pour l’étude de la littérature haïtienne d’expression française, le vénérable manuel « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes » de Raphaël Berrou et Pradel Pompilus
(3 tomes : Éditions Caraïbes, Port-au-Prince, 1975-1977 ; Éditions de l’École, Paris, 1975). Ils ont également eu recours au livre de référence de Ghislain Gouraige, « Histoire de la littérature haïtienne de l’Indépendance à nos jours » (Imprimerie Théodore, 1960 ; L’Action sociale, 1982 ; réédition : Slatkine, Genève, 2003). L’étude de la littérature haïtienne d’expression française s’est aussi effectuée à l’aide du « Cours d’histoire de la littérature haïtienne » de Dieudonné Fardin et Hérard Jadotte (Éditions Fardin, 1965, 1966, 1968, 2002). Au fil des ans, d’autres ouvrages de référence ont vu le jour, notamment celui de Léon-François Hoffmann, « Littérature d’Haïti » (Éditions EDICEF/AUPELF, 1995). L’ouvrage de Jean-Claude Bajeux, « Anthologie de la littérature créole haïtienne / Mosochwazi pawol ki ekri an kreyol ayisyen » (Éditions Antilia, 1999), occupe une place singulière puisqu’il est la première anthologie bilingue français-créole publiée au cours des années 1990.
Généralement considéré comme le premier texte littéraire haïtien, l’« Acte de l’Indépendance » du premier janvier 1804 –qui consigne et institue la personnalité juridique et politique de la toute nouvelle République, Haïti, issue de la lutte victorieuse des esclaves contre le système colonial français–, a été rédigé en français. Quel est le texte fondateur de la littérature créole ? Sur quels critères historiques et littéraires les chercheurs se sont-ils basés pour identifier LE texte fondateur de la littérature créole ? La datation en 1754 du premier texte littéraire rédigé en créole est sujette à controverse depuis plusieurs années. Plusieurs chercheurs, notamment le romancier et lexicographe Raphaël Confiant, situent l’apparition du premier texte littéraire créole en 1754, comme il l’atteste dans son ample étude intitulée « Les grandes dates de la langue créole » (Fondas kreyòl, première version : 27 janvier 2022). Dans ce remarquable travail de recherche, Raphaël Confiant nous enseigne ceci : « [En] 1754 : Le Blanc créole de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), Duvivier de la Mahautiere, publie le tout premier texte littéraire en créole : la chanson-poème « Lisette quitté la plaine ». Un esclave noir, coupeur de canne de son état, se lamente parce que sa dulcinée l’a quitté, chose peu vraisemblable en cette période d’esclavage flamboyant. À ce propos, il n’est pas étonnant du tout que les premières personnes à écrire le créole furent des Blancs créoles. Cela pour deux raisons : ils ont participé à l’élaboration de cette langue et elle est aussi la leur ; le Code noir (1685) interdisait aux maîtres d’apprendre à lire et à écrire à leurs esclaves noirs ».
Le texte princeps « Lisette quitté la plaine » est répertorié sur le site Potomitan, accompagné de la mention « Chanson attribuée à Duvivier de la Mahautière » et il se lit comme suit :
« Lisette quitté la plaine
Moin pèdi bonhè moué;
Zié moin semblé fontaine.
Dépi moin pas miré toué.
Le jou quand moin coupé canne
Moin chongé zanmou moué;
La nouit quand moin dans cabane,
Dans dromi, moin quimbé toué.
Dépi moin pédi Lisette
Moin pas souchiè calinda;
Moin quitté bram-bram sonnette
Moin pas batt Bamboula.
Quand moin contré lautt négress
Moin pas gagné zié pou li;
Moin pas souchié travail piess,
Toutt qui chose moin mourri.
Lisette moin tandé nouvelle
To compté bientôt tourné.
Vini donc toujou fidelle
Miré bon passé tandé,
Na pas tardé davantage,
To fait moin assez chagrin,
Moin tant com’zozo dans cage,
Quand yo fait li mouri faim. »
Sur le registre d’une exploratoire « archéologie de la littérature créole, il est utile de rappeler que la datation et l’authentification de l’auteur de « Lisette quitté la plaine » sont sujet à controverse. Ainsi, dans un court texte non daté, « L’aventure étymologique de la graphie créole » mis en ligne par l’« Université ouverte des humanités » (Université de Lorraine), il est précisé que « L’un des textes les plus anciens dont on ait gardé la trace est un poème intitulé Lisette quitté la plaine. La toute première version de ce texte, signée par un Créole originaire de la Martinique, Moreau de Saint-Méry, date de 1793 et apparaît dans un ouvrage intitulé « Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue ». Elle sera comparée ici avec une autre version, datant de 1811 et publiée à Philadelphie dans un recueil anonyme intitulé « Idylles et chansons ou essais de poésie créole ». La double datation (1793 et 1811) et l’attribution non démontrée ou attestée, à Moreau de Saint-Méry, de la paternité de « Lisette quitté la plaine » sont sans doute contestables et ne correspondent pas aux données précédemment citées fournies par Raphaël Confiant.
Pour sa part, Michner Alfred, dans un texte paru sur le site haitiinter.com le 29 octobre 2019, « La littérature d’expression créole avant la naissance de la littérature haïtienne », consigne les données suivantes : « (…) à Saint-Domingue ‒devenue Haïti à partir de 1804‒ le créole était incontournable. À telle enseigne, les décrets et proclamations des commissaires comme Santonax et Hédouvile ont dû être traduits dans ce parler et lus sur les plantations afin de faciliter leur diffusion ; D. Ducoeurjoly a jugé nécessaire de rédiger un dictionnaire français-créole accompagné de quelques conversations types, destiné aux négociants venus de Métropole. Nonobstant, dans la colonie de Saint-Domingue, le créole ne se réservait pas uniquement à la communication courante et officielle. On le retrouvait aussi dans des productions intellectuelles gravées de préoccupations esthétiques qu’on peut en ce sens prétendre littéraires. Dans cette optique, Lisette quitté la plaine et Dialogue créole sont les œuvres en créole précédant la naissance de la littérature haïtienne. Près de deux siècles de tradition, rien que deux textes littéraires connus : il est certainement à considérer comme causes le caractère oral de la tradition de l’époque, ainsi que le contexte structurel de Saint-Domingue qui était une société de plantation, donc les bras ont été dans une certaine mesure plus en usage que la « tête ».
Michner Alfred note également que « Dans son ouvrage « Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue », Moreau de Saint Méry précise en 1797 que Lisette quitté la plaine ‒qui devait être chanté sur l’air de « que ne suis-je fougère »‒ a été écrit par un certain Duvivier de la Mahotière quarante ans avant, donc, en 1757 ». Michner Alfred conclut son texte en exposant que « Tout compte fait, Lisette quitté la plaine et Evahim et Aza prouvent que la littérature qui s’exprime à travers le créole haïtien existait bien avant la naissance de la littérature haïtienne proprement dite. Qui plus est, ces deux œuvres se présentent en témoins de la genèse du créole, et donc donnent non seulement une idée diachronique sur les structures internes de la langue, mais aussi sur son orthographe qui ‒comparé à aujourd’hui‒ a métamorphosé de fond en comble ». [Le souligné en gras est de RBO]
De son côté, la linguiste-créoliste Annegret Bollée, dans une étude très fouillée intitulée « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X), nous enseigne que « “L’œuvre fondatrice” (Fattier, 1997, 256) de la lexicographie des créoles français, le vocabulaire français-créole dans le Manuel des habitants de Saint-Domingue du missionnaire jésuite S.J. Ducœurjoly (1802), est une source très précieuse pour l’histoire du vocabulaire haïtien. Ce glossaire contenant 395 entrées, suivi de conversations français-créoles, était destiné aux futurs colons de Saint-Domingue. En vue de ce public, le vocabulaire concernant les réalités coloniales (flore, faune, alimentation, culture de la canne, etc.) est privilégié dans la nomenclature (Fattier, 1997, 260) ».
OCTOBRE 2019
Poursuivant l’exploration des grandes dates de l’écrit créole dans son étude « Les grandes dates de la langue créole » (Fondas kreyòl, première version : 27 janvier 2022), Raphaël Confiant précise qu’en « 1801 Napoléon Bonaparte fera publier un grand nombre de proclamations en créole, notamment à Saint-Domingue qu’il tente alors de reconquérir dans le but non-avoué d’y rétablir l’économie sucrière et donc l’esclavage des Noirs. La « Proclamation du 8 novembre 1801 », signée par « Primié consil : Napoléon Bonaparte », commence ainsi : « Paris, 17 brimer, an 10 Répiblique francé, yonn et indivisib, Consils La Répiblique francé a tout zabitans Saint–Domingue : Qui ça vout tout yé, qui couleur vous yé, qui côté papa zot vini, nous pas regardé ça ; nous savé tant selman que zote tout libre, que zote toute égal doubant bon Dié é dans zieur la Répiblique…
Capitaine général Leclerc, que nous voyé pour commandé Saint–Domingue, li méné avec li tout plen navire, tout plen soldat, tout plen canon ; mais pas crère sila–yo qui va di zote que Blanc vlé faire vous esclave encore…».
Toujours sur le registre de l’écrit créole, l’étude citée de Raphaël Confiant consigne une donnée de premier plan : en « 1804, l’année même de l’accession de l’indépendance de Saint-Domingue, devenue désormais « Haiti » ou « Pays de haute montagnes » dans la langue des Tainos, les autochtones de l’île décimés à la fin du XVe siècle par les conquistadors espagnols, paraît, à New-York, le tout premier recueil de poésie en créole, texte anonyme : « Ydilles ou essais de poésie créole par un colon de Saint-Domingue ». Il sera republié, dans une édition revue et augmentée, à Philadelphie, en 1811 avec un nom d’auteur différent : non plus « un colon de Saint-Domingue » mais « un habitant d’Hayti ». Cet auteur anonyme présente ainsi le créole au début de l’ouvrage : « La langue créole est une espèce de jargon que parlent généralement les Nègres, les Créols et la plupart des colons de nos isles d’Amérique. C’est un français corrompu, abâtardi, mais approprié à des organes plus doux, où l’on fait disparaître par de fréquentes élisions, par diverses modifications, et surtout par des transpositions continuelles, les sons trop rudes des consonnes et les fortes articulations… ». De tels préjugés dépréciatifs à l’encontre du créole étaient courants à l’époque et l’on aura compris qu’ils étaient alimentés par la « chosification » des esclaves consignée dans le Code noir de 1685 dont le titre légal est « Ordonnance royale de Louis XIV ou Édit royal de mars 1865 touchant la police des îles de l’Amérique française ».
À cette étape de notre exploratoire « archéologie de la littérature créole », l’étude citée de Raphaël Confiant apporte un éclairage inédit et de premier plan sur le registre de l’écrit créole non littéraire. L’auteur précise qu’en « 1869 le Trinidadien John Jacob Thomas, instituteur de son état, publie la toute première grammaire du créole : « The Theory and Practice of Creole Grammar ». Au XIXe et début du XXe siècle, le créole à base lexicale française était la langue principale des campagnes trinidadiennes. Il était dénommé « patois ». Il subsiste encore au XXIe siècle dans quelques villages comme Paramine, Maraval ou Morne Coco où l’église catholique tente de le maintenir en vie, faisant des messes en créole ». En ce qui a trait à la grammaire des créoles de souche lexicale française, ce n’est qu’au XXIème siècle que deux grammaires entièrement rédigées en créole ont été élaborées par des linguistes : « Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an » de Jockey Berde Fedexy (JEBCA Éditions, 2015) et « Gramè kreyòl » de Sauveur Joseph, Éditions du Cidihca, 2007. Différentes grammaires créoles ont été publiées au fil des ans par des non-linguistes, entre autres « Gramè kreyòl 3èm ane », « Gramè kreyòl 4èm ane », 1er et 2e cycle fondamental » (Depatman edikasyon nasyonal, Enstiti pedagojik nasyonal, non daté) ; « Gramè kreyòl », de Gérard-Marie Tardieu (Éditions Kopivit – L’action sociale, 2006) ; « Gramè kreyòl Védrine – Védrine’s Grammar of Haitian Creole », (E. W. Vedrine Creole Project, 1996). Pour mémoire, c’est en 1936 que fut publiée la première grammaire du créole haïtien élaborée par la linguiste-anthropologue Suzanne Comhaire-Sylvain, « Le créole haïtien, morphologie et syntaxe » (Imprimerie de Messter, Belgique ; Slatkine Reprints, Genève, 1979). Sur le plan historique, l’arrivée du premier dictionnaire créole est mentionnée par la linguiste Annegret Bollée. Dans un article de grande amplitude analytique publié en 2005, elle nous enseigne que « La plupart des glossaires accompagnent les premières descriptions grammaticales entreprises soit par des amateurs, soit par des linguistes qui comptent parmi les pionniers des études créoles. À la première catégorie appartient le livre Philologie créole (1936) de l’Haïtien Jules Faine, qui s’efforce, dans un “glossaire étymologique” de 1566 entrées, de prouver que le créole est “avant tout une survivance de ces anciens dialectes [normand, picard, angevin, poitevin, etc.] aujourd’hui disparus” (1937, XI). Eu égard à la documentation réduite dont il disposait, on n’est pas surpris de constater que ses résultats ne sont pas toujours fiables, mais son glossaire contient bon nombre de mots qui ne sont pas attestés ailleurs. La même remarque peut être faite à propos du Dictionnaire français-créole (1974) [de Jules Faine], publié après sa mort par une équipe sous la direction de Gilles Lefebvre (Annegret Bollée : « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X).
Il est utile de noter, sur le registre de l’écrit créole d’avant puis d’après 1804, que nous sont parvenus d’une part un nombre relativement limité de textes littéraires et, d’autre part, un nombre indéterminé de textes de nature administrative et lexicographique. Cette donnée relative à l’écrit créole est d’autant plus importante que certains analystes forgeront au XXème siècle le concept d’« oraliture » pour désigner de manière spécifique une littérature créole qui s’est déployée à l’oral.
Sur le registre de l’écrit littéraire créole, l’étude citée de Raphaël Confiant précise qu’en « 1885 le Guyanais Alfred Parepou publie le tout premier roman entièrement en créole : « Atipa ». Cet ouvrage n’a jamais été distribué en Guyane et fut longtemps considéré comme perdu jusqu’à ce qu’un exemplaire soit retrouvé, près à la Bibliothèque du Congrès de Washington et republié avec l’aide de l’UNESCO en 1982. Sous-titré « roman guyanais », il ne s’inspire pas du tout des grands romanciers du XIXème siècle comme Zola, Flaubert ou Stendhal puisqu’il est composé de 12 chapitres qui peuvent se lire dans n’importe quel ordre, chapitres composés pour l’essentiel de dialogues. Récit et description y sont quasiment absents ». À l’instar de Pradel Pompilus dans son « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes », Raphaël Confiant note qu’en « 1896 l’Haïtien Oswald Durand publie dans son recueil « Rires et pleurs » le premier poème lyrique en créole d’après l’accession à l’indépendance, le 1er janvier 1804, de l’ancienne Saint-Domingue, « Choucoune ». On y retrouve certaines ressemblances avec « Lisette quitté la plaine » (1754) du Blanc créole de Saint-Domingue, Duvivier de la Mahautière. Il mentionne également qu’en « 1905 l’Haïtien Georges Sylvain publie la première traduction en créole haïtien des fables de La Fontaine, « Cric ? Crac ? » En réalité, il s’est agi d’adaptation créole et non pas de traduction des fables de La Fontaine. Le titre exact est « Cric ? Crac ! Fables de La Fontaine racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créole », avec une préface de Louis Borno, une notice sur le créole et des notes étymologiques de l’auteur (Paris, Ateliers haïtiens, 1901 [?] ; Port-au-Prince : Éditions Fardin 1980 [?] ; Paris : Éditions L’Harmattan 2011). Il y a lieu de noter la survenue de « Antigone / Wa Kreyon », une adaptation créole de la tragédie grecque classique « Antigone » de Sophocle par Félix Morisseau-Leroy (Éditions Diacoute 1953, Kraus Reprint 1970).
Toujours sur le registre de l’écrit littéraire créole, trois dates constituent des moments-charnière : (1) la parution en 1975 aux Éditions Fardin du roman « Dézafi » de Franketienne, le premier roman en créole haïtien, (2) la réforme Bernard de 1979 et (3) la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987. Ces trois dates sont des marqueurs temporels au sens où le roman « Dézafi » est écrit dans une « langue haute » qui fait appel à un vocabulaire créole acrolectal et qui est caractérisé par une ample activité de création de néologismes créoles ; la réforme Bernard de 1979 qui a vu le créole accéder au registre didactique puisqu’il a été élevé au statut de langue d’enseignement et de langue enseignée ; la Constitution de 1987 qui accorde au créole, pour la première fois dans l’histoire nationale, le statut de langue co-officielle. Cette co-officialisation consacre, il faut bien le souligner, le caractère bilingue français-créole de notre patrimoine linguistique historique. Parue en 1976 [?] aux Éditions Fardin, l’œuvre phare d’Émile Célestin-Mégie a pour titre « Lanmou pa gen baryè » ; ce roman comprend trois tomes édités en 1976, 1977, 1981 et il est le deuxième roman rédigé en créole haïtien. Il y a lieu de souligner que parmi les chercheurs et critiques littéraires subsiste une controverse non résolue sur la datation et l’identification du premier roman écrit en créole haïtien : s’agit-il de « Dezafi » de Franketienne (1975) ou de « Lanmou pa gen baryè » d’Émile Célestin-Mégie (1976) ? Au cours de notre recherche documentaire, nous n’avons pas pu obtenir d’utiles informations bibliographiques sur deux autres romans d’Émile Célestin-Mégie, « Kèzini » (1985) et « Agasya » (2003), sur ses deux recueils de nouvelles « Ale-vini Mirak » (1946) et « Lanmou Lasigway » (1967), sur « Byen viv » (théâtre, 1967) et « Serenite nan lanmou » (théâtre, 1968). L’année de la parution du roman « Dézafi » de Franketienne, 1975, Nono Numa publie une traduction du « Cid » de Corneille sous le titre « Jénéral Rodrig. Pyiès téyat an 5 ak » (Éditions Bon nouvel). Sur l’île-sœur de la Martinique, Raphaël confiant publie en 1979 le premier roman en créole martiniquais, « Jik dèyè do Bondyé ». Enfin l’étude citée de Raphaël Confiant consigne le livre de la linguiste Marie-Christine Hazael-Massieux publié en 1993 chez L’Harmattan, « Écrire en Créole. Oralité et écriture aux Antilles », ainsi que le roman de Louis-Philippe Dalembert « Epi oun jou konsa tèt pastè Ba pati », paru en 2008 aux Edisyon Près nasyonal d’Ayiti. L’exploration de l’écrit littéraire créole bénéficie également de l’éclairage des études consignées dans un autre remarquable livre de la linguiste Marie-Christine Hazael-Massieux, « Textes anciens en créole français de la Caraïbe / Histoire et analyse » (Éditions Publibook 2008). Cette exceptionnelle publication de 487 pages, qui comprend XVII chapitres, s’ouvre sur une question que se posent tous les créolophones qui s’intéressent de près ou de loin à l’écrit littéraire créole : « Comment sont nés les créoles ? Dans cet ouvrage [qui se lit aisément], Marie-Christine Hazael-Massieux présente une centaine de textes anciens en créole français de la Caraïbe, datant principalement des XVIII et XIXèmes sciècles (…) et relevant de genres multiples. Cette étude entreprend de saisir et décrire les interactions dans ces sociétés complexes, et par une approche contrastive, philologique, linguistique et sociolinguistique de textes souvent inédits, permet de revoir les hypothèses classiques en matière de genèse, tout en proposant un schéma historique de la créolisation. On peut ainsi mieux comprendre la formation et le développement de ces langues qu’on appelle créoles » (4ème de couverture du livre).
La littérature haïtienne contemporaine est aujourd’hui scrutée avec une attention particulière accordée par les analystes à sa dimension linguistique. Ainsi, le poète, critique littéraire et dramaturge Jean Durosier Desrivières, l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Georges Castera et doctorant en littérature comparée à l’Université des Antilles en Martinique, évoque avec hauteur de vue la dimension désormais multilingue de la littérature haïtienne contemporaine. Il expose que « Compte-tenu de l’ensemble des œuvres publiées depuis deux décennies par des auteurs haïtiens, tant en Haïti qu’à l’étranger, on peut aisément soutenir l’idée que la littérature haïtienne s’écrit dans plusieurs langues aujourd’hui : français, créole, anglais, espagnol (…). Il précise que nous sommes maintenant en présence « d’une littérature qui s’écrit dans les deux langues officielles du pays, à savoir le français et le créole. Donc, explorer la littérature en langue créole en Haïti, c’est considérer un versant de la littérature haïtienne longtemps négligé et qui s’affirme de plus en plus comme l’une de ses composantes effectives, réelles, mesurables et incontournables » (Jean Durosier Desrivières : « Brève exploration de la littérature en langue créole en Haïti, de ses balbutiements à son affirmation », Madinin’Art, 25 décembre 2011). Dans cette étude au long cours marquée du sceau de la rigueur, l’auteur expose que « le premier texte authentiquement créole retenu et qui marque de façon décisive le premier temps fort de la littérature en langue créole en Haïti est indubitablement « Choucoune » ou « P’tit Pierre » (écrit en 1883 et publié en 1884) d’Oswald Durand. « Choucoune » se donne à lire à la fois comme un poème lyrique louant la beauté d’une jeune femme haïtienne et comme une simple fable qui esquisse une intrigue amoureuse (…) ». Jean Durosier Desrivières introduit dans son approche de la littérature créole une distinction conceptuelle qui mérite certainement d’être mise en débat (ce qui n’est pas, par contre, l’objet de cet article ) : « Après le phénomène « Choucoune », il y a lieu de distinguer une littérature haïtienne qui s’écrit en langue créole d’une littérature haïtienne d’expression créole. La première, celle en langue créole, s’écrit timidement en créole en prenant tous les risques avec la graphie, le lexique, la syntaxe (et surtout la versification en ce qui concerne la poésie) ; la seconde, celle d’expression créole, s’écrit soit essentiellement en français ou essentiellement en créole, en tenant compte des spécificités socioculturelles et sociolinguistiques de l’espace haïtien, soit dans un mélange conscient des deux langues, par souci de vraisemblance ». L’un des temps forts de l’étude de Jean Durosier Desrivières est la datation de la poétique créole : « En 1953, paraît à Port-au-Prince, un petit recueil de treize poèmes en créole, intitulé « Diacoute » (sac paysan, fait de sisal), dont l’auteur est Félix Morisseau-Leroy (1912-1998). Certains critiques, comme Georges Castera par exemple, considèrent la parution de cette mince plaquette comme « le point de départ de la poétique créole en mettant un point final aux petites chansons doucereuses […], ainsi qu’aux traductions de fables de la Fontaine en créole haïtien » (revue Notre Librairie, n° 133, p. 97). Quoi qu’il en soit, avec Morisseau-Leroy et tous ceux qui vont suivre tout de suite son exemple, il y a lieu de reconnaître un certain bilinguisme affirmé et affiché dans le champ littéraire haïtien. En effet, l’on recense, après la parution de « Diacoute », plus d’une vingtaine de poèmes et de recueils de poèmes en langue créole, de 1954 à 1958, de divers auteurs, toutes tendances littéraires confondues. Les plus connus se nomment Emile Roumer, Franck Fouché, Georges Castera, Paul Laraque, Milo Rigaud, Jacques Lenoir, Jean-Claude Garoute (dit Tiga), Jacqueline Scott, etc. ». Également, Jean Durosier Desrivières nous enseigne que « Le troisième moment fort de l’histoire de la littérature haïtienne en langue créole s’inaugure en deux années consécutives, avec deux auteurs et deux ouvrages distincts, hautement significatifs. En 1975, Frankétienne publie à Port-au-Prince le premier roman fortement haïtien, écrit en langue créole, « Dézafi » (qu’il traduit en français par « Les affres d’un défi » en 1979) ; ce roman permet à l’auteur déjà exubérant et démesuré qu’est Frankétienne d’inventorier un nombre incalculable de mots et d’expressions créoles mis en marge par la mémoire collective ; il lui permet aussi d’inventer et de proposer un florilège de mots neufs pour décrire des pans de nos réalités. En 1976, Georges Castera publie hors d’Haïti, un livre qui réunit plusieurs recueils de poèmes en créole et qui s’intitule « Konbèlann » (« Combine »); on retrouve à la fin de l’ouvrage deux textes théoriques et politiques, « Anèks 1 » et « Anèks 2 », écrits en créole intégralement ; ces deux textes témoignent d’un poète à la fois critique, polémiste et défenseur de la langue créole dans la formation sociale haïtienne ». L’Étude de Jean Durosier Desrivières nous rappelle de manière fort pertinente que l’écrit littéraire créole a également investi le registre de la traduction, notamment par « des œuvres traduites : « Le prince » de Machiavel, traduit en 2007 par Henock Franklin : « Prens la »; « L’étranger » de Camus, par Guy Régis en 2008 : « Etranje » ; « Le petit prince » de Saint-Exupéry, par Gary Victor en 2010 : « Ti prens la » (…) ».
Les observations de l’enseignante martiniquaise Jane Étienne sont de premier plan, elles méritent la meilleure attention puisque l’auteure cible une perspective centrale pour la littérature créole. Dans son texte « La littérature en langue créole du 17ème siècle à nos jours » paru sur le site Potomitan, elle expose que « Pour la première fois, en ces années 70 du 20ème siècle, des poètes, des nouvellistes, des dramaturges et plus rarement des romanciers s’attèleront à bâtir une vraie littérature en langue créole. Il s’agira pour Sony Rupaire en Guadeloupe, Raphaël Confiant en Martinique, Elie Stephenson en Guyane ou Frankétienne en Haïti, non seulement de forger de toute pièce une langue littéraire créole autonome par rapport à son oralité mais dans le même temps d’exprimer un chant de révolte contre l’oppression coloniale et un chant d’amour au peuple et à la culture antillaises ».
C’est sans doute sur ce registre que se situe l’un des plus grands défis de la littérature d’expression créole aujourd’hui en Haïti : « forger de toute pièce une langue littéraire créole autonome par rapport à son oralité ». Et c’est certainement l’atteinte d’un si grand et si exigeant défi auquel devra désormais contribuer le « Festival entènasyonal literati kreyòl » –du moins nous le souhaitons.
« Oralité » versus « Oraliture » ? La synonymie n’est pas attestée terme à terme dans la documentation portant sur la littérature créole. Pour mémoire et compte-renu du rôle de l’« oraliture » dans le dispositif énonciatif de la « lodyans » créole, il est utile de rappeler que « L’oraliture est l’ensemble des créations non écrites et orales d’une époque ou d’une communauté, dans le domaine de la philosophie, de l’imagination, de la technique, accusant une certaine valeur quant à la forme ou au fond » (Ernst Mirville, dans Pierre-Raymond Dumas : « Interview sur le concept d’oraliture accordée à Pierre-Raymond Dumas par le docteur Ernest Mirville », revue Conjonction, nos 161-162, 1984). Pour sa part, Ricarson Dorcé est l’auteur d’un remarquable article paru dans la revue Ethnologies (vol. 43, no 1, 2021), « La lodyans haïtienne et Maximilien Laroche / Cheminement d’un patrimoine culturel immatériel haïtien ». Sur l’origine de la notion d’« oraliture », il nous rappelle qu’« Ernst Mirville a évoqué pour la première fois ce terme dans un article paru au journal Le Nouvelliste en date du 12 mai 1974, ayant pour titre « Literati oral ». Pour l’auteur, les audiences font partie de l’oraliture haïtienne, comme les contes chantés, devinettes, prières, oraisons funèbres, méringues carnavalesques, etc. ».
La contribution analytique de Maximilien Laroche à la notion d’« oraliture » a été longuement étudiée par Sara Del Rossi, de l’Université de Varsovie, dans « Le poids de l’oraliture sur la littérature haïtienne contemporaine » un collectif dirigé par Zilà Bernd, Bernard Andrès et Vinesh Y. Hookoomsing, « D’Haïti aux trois Amériques / Hommage à Maximilien Laroche » (Groupe de recherche sur les littératures de la Caraïbe, GRELCA, 2021). Sara Del Rossi est également l’auteure de l’excellent maître-livre paru en 2022 aux Éditions L’Harmattan, « Où va le kont ? Dynamiques transculturelles de l’oraliture haïtienne ». Pourvu d’une ample et fort pertinente bibliographie (pages 215 à 231), ce livre comprend, au chapitre IV (pages 171 à 206), des sections explorant « La lodyans » : principes et évolution » ; « Justin Lhérisson et les « lodyanseurs du Soir » ; « La ‘’comédie humaine haïtienne’’ de Gary Victor » ; « Verly Dabel : l’essai au service de la lodyans » ; « Société et politique dans la lodyans de Georges Anglade » ; « Georges Anglade et Stanley Péan : la lodyans et les écarts générationnels ».
À l’étape de la recherche documentaire ayant précédé la rédaction du présent article, il n’a pas été possible de trouver des études ou des articles de vulgarisation permettant de savoir s’il existe (1) des programmes spécifiques d’enseignement en créole de la littérature créole au secondaire et dans l’enseignement supérieur ; (2) des instruments didactiques rédigés en créole (guide du maître, guide de l’élève) en vue de l’enseignement en créole de la littérature créole. Il n’a pas non plus été possible, en ce qui a trait à l’État haïtien, de retracer de la documentation relative à d’éventuels programmes d’appui financier aux maisons d’édition qui publient des œuvres fictionnelles en créole. Et en l’absence d’une politique nationale du livre et de la lecture, il n’a pas été possible de savoir quelle place occupe la littérature créole dans le curriculum de l’École haïtienne… Les remontées de terrain qui nous sont jusqu’ici parvenus indiquent que l’enseignement en créole de la littérature créole repose pour l’essentiel sur l’initiative d’un nombre indéterminé d’enseignants qui se sont attelés à élaborer, avec de faibles moyens, les outils didactiques créoles dont ils ont besoin pour assurer leur enseignement. C’est notamment le cas de l’APKA, l’« Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen » qui, forte de l’action de ses 200 membres à travers le pays, est en train de bâtir une indispensable expertise en didactique créole et dans l’enseignement en créole de la littérature créole.
À travers ses activités et ses programmes, le « Festival entènasyonal literati kreyòl » aura à ausculter la problématique de la survenue et de la pérénnité/non pérennité des revues littéraires créoles grand public ou universitaires, ainsi que celle d’émissions radio/télé qui auraient été ou qui sont aujourd’hui éventuellement consacrées de manière spécifique à la littérature créole.
Au cours de l’ample recherche documentaire que nous avons menée avant de rédiger le présent article, sauf exception, nous n’avons pas trouvé de données attestées sur la datation et l’identification des revues littéraires créoles qui auraient été publiées en Haïti au cours des dernières décennies. Certains interlocuteurs nous ont mentionné la survenue et l’existence plus ou moins éphémère de revues littéraires entièrement rédigées en créole et liées au « mouvement créole » des années 1965-1980, mais en l’absence de sources documentaires écrites il est difficile d’en établir une typologie et de mesurer leur éventuel impact sur l’évolution de l’écrit littéraire créole. Il y a toutefois lieu de mentionner l’élaboration en Haïti, à l’initiative de l’Association vagues littéraires, de « la revue « DO KRE I S [qui] est une revue bilingue créoles/français avec une périodicité annuelle où chaque numéro s’organise autour d’un thème. [Son] ambition est de « faire archipel », en offrant un lieu de réflexion, d’épanouissement et surtout de rencontres, aux voix indociles, isolées, marginalisées. (…) Cette revue créolophone et francophone, créée en 2017 en Haïti et diffusée en Haïti, en France, en outre-mer et ailleurs, a déjà réuni plus d’une centaine de contributeurs.rices issus de plus d’une vingtaine d’îles et pays dont Haïti, France, La Réunion, Guadeloupe, Mayotte, Trinité-et-Tobago, mais aussi Sénégal, Cap-Vert, Norvège, Tunisie, Mexique, Brésil, etc… ». Éditée par les Éditions Ruptures & Atelier Jeudi soir, la revue dEmanbrE –présentée comme une « revue haïtienne de littérature, de la critique et de théorie sociale »–, a publié en janvier 2015 un numéro spécial, « 1915-2015 / Centenaire de l’occupation américaine d’Haïti / Nou pa p dòmi bliye ». Pour sa part, la revue Pawòl kreyòl (« Revi literè Sosyete koukouy ») a publié son premier numéro en octobre 2009. Jean Mapou en est le directeur tandis que le directeur éditorial est le poète créoliste Manno Eugène. Sur le site du KEPKAA (Komite entènasyonal pou pwomosyon kreyòl ak alfabétisasyon), il est précisé que « Pawòl Kreyòl / Revi literè Sosyete koukouy » est la première revue littéraire publiée en créole haïtien. Elle est le résultat du travail assidu de la Sosyete Koukouy, branche littéraire de l’Organisation mouvement créole. Cette revue a pris naissance quarante années après la création de l’Organisation mouvement créole et trente années après la publication de l’orthographe officielle du créole haïtien ».
Au chapitre des instances de légitimation de la littérature créole contemporaine comme sur le registre de l’élaboration d’une critique littéraire créole, les revues entièrement rédigées en langue créole sont appelées à jouer un rôle de premier plan : identification des fondements théoriques de la réception des œuvres littéraires créoles, outils d’analyse et modélisation de la critique littéraire créole, didactisation créole et élaboration d’un « discours littéraire créole savant » dans le champ de l’analyse des œuvres littéraires créoles, etc. (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021).
Sur un registre plus large, « Festival entènasyonal literati kreyòl » est également appelé à se pencher sur une problématique de premier plan : comment la production d’œuvres de fiction en créole s’insère-t-elle dans la chaîne du livre en Haïti compte-tenu des coûts énormes des travaux d’imprimerie, de la faiblesse du pouvoir d’achat des lecteurs et de l’exiguïté du lectorat créolophone ? Et de manière liée, quelle est la portée d’une petite maison d’édition qui, comme les Éditions Freda, se consacre à la parution d’œuvres de fiction élaborées uniquement en créole ?
Il appartient sans doute aux créateurs de fiction littéraire en langue créole d’élaborer des œuvres novatrices capables de « forger de toute pièce une langue littéraire créole autonome par rapport à son oralité » sans pour autant faire fi de l’histoire nationale ni des drames que connaît aujourd’hui le pays. Sur ce registre, le « Festival entènasyonal literati kreyòl » devra contribuer à faire franchir les obstacles qui se dressent encore dans le champ littéraire créole au moment où divers indicateurs évoquent un foisonnement d’écrits littéraires créoles –souvent édités à compte d’auteur–, notamment dans les villes de province. Ces obstacles sont divers : (1) l’absence d’outils de référencement typologique des œuvres littéraires créoles, notamment depuis la co-officialisation du créole aux côtés du français dans la Constitution de 1987 ; (2) l’absence et/ou la grande faiblesse des instances de légitimation de la littérature créole contemporaine : il s’agit d’identifier, en vue de les résoudre, les difficultés que connaissent les maisons d’édition généralistes qui publient des œuvres littéraires créoles en lien avec le faible pouvoir d’achat du lectorat créolophone ; il s’agit de mettre en route l’élaboration d’un manuel d’enseignement de la créole rédigé en créole et d’une anthologie, elle aussi rédigée en créole, de la production fictionnelle en langue créole à destination des élèves du secondaire et des étudiants de l’enseignement supérieur. Le « Festival entènasyonal literati kreyòl » devra également instituer un plaidoyer rassembleur afin que l’État haïtien –en conformité avec l’article 5 sur les langues officielles et l’article 32 de la Constitution de 1987 relative au droit premier à l’éducation–, prenne en charge la formation et la certification des enseignants appelés à enseigner en créole des cours portant sur la littérature créole. Enfin le « Festival entènasyonal literati kreyòl » devra poursuivre son ancrage dans la perspective que la littérature est un espace rassembleur : la littérature créole a ainsi vocation à rassembler l’ensemble des voix créoles de l’espace transnational de la Créolophonie. Le « Festival entènasyonal literati kreyòl » aura également à relever le défi de la mise sur pied d’un compétent appareillage critique institutionnalisé à même de fournir une modélisation du métier de critique littéraire créole et de contribuer au renforcement des structures d’attribution de prix littéraires dédiés aux œuvres de fiction rédigées en créole.
Montréal, le 24 novembre 2023