— Par Aya Vedrime, le 5 novembre 2024—
« La véritable connaissance n’est pas une accumulation du savoir ;
elle est l’éveil des consciences qui passe par plusieurs étapes successives »
Proverbe d’Egypte antique.
L’Université des Antilles est supposément le haut lieu du savoir en tout pays comme en péyi-a. Elle y enseigne le droit, les sciences, les techniques et les humanités à la jeunesse antillaise, du moins, à celle qui n’est pas encore partie – rappelons que sur les dix dernières années, la Guadeloupe a perdu 28000 habitants et la Martinique 53 000, soit un total de plus de 80 000 habitants…
Ses « cains-cains » – pardonnez-nous provisoirement cette bien vilaine expression1, ici utilisée à dessein – sont ici ses étudiants ne provenant ni des Antilles, ni de la France continentale, ni de l’Union Européenne, ni de la Grande Caraïbe, ni de l’Inde. En clair, et de facto, les étudiants venus du « continent noir ». Ipso facto considérés comme la dernière roue du carrosse académique ?
Le 12 octobre dernier, sur ce même site, Jean-Michel Salmon, Maître de conférences en économie sur ce campus, publiait un texte d’alerte intitulé « Etudiants africains et discrimination au pays de Césaire ? »2 : en résumé, il s’agissait de dénoncer la décision du Conseil d’Administration (CA) de l’Université des Antilles (UA) d’exiger des étudiants africains, le paiement de droits d’inscription annuelle dits « différenciés », c’est-à-dire, en pratique les faisant passer d’environ 300€ à 3 000€, alors que par cette même décision les étudiants de « la Grande Caraïbe et d’Inde » en sont exonérés, et tandis que par principe, comme décidé cette fois par l’Etat français, les étudiants européens ne sont pas concernés par ces droits dits différenciés.
Sur le campus de Schoelcher en Martinique, ces étudiants africains sont au nombre d’une centaine.
Depuis la publication de Mr Salmon, une mobilisation se poursuit visant, en urgence, à surseoir à la mise en application de cette décision, tout en appelant à sa modification dans les meilleurs délais.
Devant cette mobilisation, la Présidence de l’UA a fait établir une « commission d’exonération des droits différenciés » afin de lui fournir une aide à la décision en la matière, dont elle a, seule, la compétence.
Ladite commission d’exonération s’est réunie pour une première fois au niveau du Pôle Martinique de l’UA il y a dix jours environ, et, dans sa grande sagesse, n’a trouvé aucun dossier digne d’être exonéré des droits différenciés, parmi toutes les demandes émanant pourtant de cette centaine d’étudiants africains.
Puis elle s’est réunie une seconde fois, et a, dans sa sagesse toujours plus grande, décidé de n’exonérer qu’une minorité d’entre eux, sur la base revendiquée de l’application d’un prétendu critère d’excellence.
Le Prince dans sa Tour d’Ivoire a donc décidé d’ajouter, à une première logique de ségrégation CONTRE les étudiants africains, une seconde logique de discrimination ENTRE eux.
Ladévenn sé toujou pou kochon meg ?
Sur le fond : rappelons que les arguments les plus sensés s’inscrivent contre l’application des droits différenciés à ces étudiants africains au contraire des étudiants caribéens et indiens (voir l’article susmentionné). Mais à l’inapproprié s’ajoute désormais l’entêtement, comme nous allons le voir.
Car sur la forme, ce n’est pas mieux. Ladite commission d’exonération a en effet fonctionné selon un mode de gouvernance bien discutable, pour le moins.
Lors de sa première session pour le Pôle Martinique, présidée par le Vice-Président de l’UA pour le Pôle, elle ne fut composée, en sus de ce VP, d’aucun autre enseignant-chercheur, mais seulement du Responsable Administratif et Financier (RAF) du Pôle ainsi que de quelques autres cadres administratifs représentant les Facultés du Pôle.
Puis, dans sa deuxième session, qui s’est tenu cette fois sans les cadres administratifs des Facultés, et toujours sans autre enseignant-chercheur en son sein, pour appliquer une sélection entre toutes les demandes d’exonération sur la base de l’application d’un critère d’excellence, comme annoncé supra, elle n’a organisé aucun débat avec les enseignants-chercheurs, ni sur le bienfondé d’une telle démarche, ni sur les critères à retenir pour la mettre en œuvre.
En revanche, pour se donner le change, elle s’est adressée aux responsables de section et/ou de départements (économie et gestion, droit et science politique, etc.) qui se sont retrouvés sommés de fournir un avis pédagogique sur chaque étudiant, en un temps tellement record qu’il frise l’absurde : il leur fut annoncé le vendredi 25 octobre au soir que leur avis devait remonter aux services le lundi immédiatement suivant, 28 octobre, à 9h du matin. Sur cette base, et dans la foulée, la commission d’exonération a adressé ses notifications individuelles aux étudiants concernés, tout au long de la semaine, en commençant par ceux qui avaient un avis favorable, avant d’émettre ensuite ses avis de refus. Refus encore en cours de décompte, mais qui d’ores et déjà apparaissent en nombre substantiels, et qui sont comme motivés officiellement par le manque d’excellence, ou le manque de preuves d’excellence, dans les dossiers de candidature qui avaient été soumis.
Il en ressort une démarche chaotique et nébuleuse, qui n’est, par ailleurs, pas exempte d’incohérence sur le fond pédagogique.
Car le dossier de chacun de ces étudiants avait déjà été évalué il y a quelques mois, au moment de leur candidature pour entrer à l’UA : des commissions pédagogiques ad hoc, composées, elles, exclusivement d’enseignants-chercheurs (Professeurs et Maîtres de conférences de la discipline concernée), s’étaient alors réunies, comme chaque année pour réaliser une sélection à partir de tous les dossiers transmis depuis l’étranger par les consulats français.
Ces derniers réceptionnent en effet chaque année les dossiers déposés par les étudiants étrangers qui découvrent l’offre de formation de l’UA via le site internet Campus France, et font un premier travail de tri, avant que ces dossiers ainsi présélectionnés ne fassent l’objet d’une évaluation par les susdites commissions pédagogiques sur le campus de Schoelcher.
Tous les dossiers des étudiants visés par la commission d’exonération ces jours derniers avaient donc déjà été évalués et considérés satisfaisants par les enseignants-chercheurs du Pôle. C’est ainsi que les étudiants africains intéressés sont venus en Martinique pour y faire leurs études, ce qui représente déjà pour eux un coût énorme, bien évidemment.
Il n’est pas raisonnable, et c’est un euphémisme, de leur imposer maintenant un sur-critère d’excellence, qui plus est par une commission qui n’intègre aucun de ces Professeurs et Maître de conférences qui avaient déjà évalué ces dossiers.
Tout ça pour in fine réaliser un exercice d’évaluation d’excellence des étudiants, exercice qui, au surplus, pose des problèmes méthodologiques substantiels, chacun pouvant imaginer aisément une certaine hétérogénéité – pour ne pas dire une hétérogénéité certaine – dans les pratiques de notation de différents établissements d’enseignement d’un même pays3… Ne parlons même pas de différents pays d’un continent fort lointain, ce qui est pourtant justement le cas ici.
Et, encore une fois, cet exercice ne saurait être réalisé avec une telle précipitation, cela va sans dire… Two pwésé pa ka fè jou ouvè.
Nous sommes donc en présence d’une décision pour le moins hâtive et prise par un petit nombre aux méthodes insuffisamment collégiales, pour le moins, et qui visait, rappelons-le, à imposer un sur-critère d’excellence aux seuls étudiants africains, là où l’établissement par la décision du CA a jugé bon de ne pas l’exiger des étudiants de la Grande Caraïbe et d’Inde…
Et cela conduit de facto, pour les étudiants africains ont la demande d’exonération des droits différenciés a été rejetée (rappelons-le encore, un nombre substantiel d’entre eux), à l’application d’une sélection par l’argent ! Alors qu’ils proviennent de pays africains parmi les plus pauvres de la planète et qu’ils ont déjà payé un lourd tribut pour arriver et s’installer en Martinique.
Ainsi ces malheureux étudiants africains seront les seuls de nos campus antillais à payer des droits d’inscription d’environ 3 000€, dix fois plus élevés que ceux qu’auront payé tous les autres étudiants présents sur le campus. On marche sur la tête.
Non, décidément, tout est à revoir dans cette affaire.
Il est grand temps que l’Université retrouve toutes ses facultés de comprendre qu’elle fait fausse route.
Errare Hemanum Est, Perseverare Diabolicum.
La seule issue de sortie honorable consisterait à exonérer des droits différenciés tous les étudiants africains, sans discrimination ni CONTRE eux, ni ENTRE eux, pour la présente année universitaire, ainsi bien sûr que pour les années à venir.
Dans le premier cas, par urgence, il conviendrait alors que ladite commission puisse revoir sa copie et décide d’exonérer des droits différenciés tous les étudiants de la liste.
Et pour les prochaines années, il faudrait que le Conseil d’Administration de l’UA, dans ses meilleurs délais, ajuste sa décision. Comment ? Tout simplement en ajoutant l’Afrique, à côté de la Grande Caraïbe et de l’Inde, s’agissant des zones géographiques qui bénéficient par défaut du principe d’exonération des droits différenciés.
Il faut espérer que cesse au plus vite ce mauvais traitement, pour ne pas dire cette mauvaise traite, de ces jeunes africains très méritants par ailleurs, au vu des résultats qu’ils obtiennent sur notre campus depuis quelques années maintenant, années durant lesquelles les droits différenciés n’étaient pas encore exigés d’eux. Aucun jugement ex ante sur leur excellence ne leur était donc jusqu’alors opposé. D’où l’on voit qu’un jugement négatif ex ante peut être contredit par une observation ex post, et ne constituer de fait qu’un préjugé.
En cette période de la Toussaint durant laquelle ont célébrés les Défunts, le défaut d’abandon de cette exigence d’un paiement exorbitant et injuste faite à ces étudiants africains serait une offense faite aux ancêtres mêmes du peuple martiniquais, ainsi qu’une insulte faite à la mémoire de Césaire et de Fanon.
La Martinique y laisserait à coup sûr non seulement des plumes (voir l’article susmentionné), mais aussi, à n’en pas douter, et plus grave encore, une partie de son âme.
Car depuis la rentrée ces étudiants africains sont maintenus dans l’anxiété, voire, pour certains, dans la détresse : n’ayant pas payé ces droits d’inscription exorbitants, ils sont bien sûr privés de carte d’étudiant, donc de carte de sécurité sociale, et même de titre de séjour et de droit à travailler sur place pour financer leurs études…
Et il n’est dès lors pas interdit de s’interroger sur le non-dit de cette affaire : quels sont les motifs de cet entêtement de l’établissement ? S’agit-il tou bonneman de limiter le nombre d’étudiants africains dans ses murs ?
Et si oui, pour quelles raisons, alors que l’on ouvre grand la porte à ceux de la Grande Caraïbe et de l’Inde ?
Ces étudiants africains ne seraient-ils pas là en proie à un certain ostracisme rampant qui ne se dit pas ? Pour ne pas utiliser l’autre mot, sans les trois petites premières lettres du précédent…
Serait-il exagéré d’y déceler alors une certaine rémanence contemporaine de préjugés ayant conduit, dans leur pire version, aux Strange Fruits ?
Mais c’est bien cette horreur héritée de la société de plantation que dénoncèrent en leur temps, le Nègre Fondamental, comme l’appelait André Breton, avec son salutaire éloge à la Négritude, ainsi que le si précieux Frantz Fanon.
Ou pati kabritt, ou viré mouton ?
Méssié zé dam, sonjé sa souplé ! Sonjé anko. Sonjé toujou.
Alors oui, I Have A Dream !
Que cesse cette acculturation, et que le Temple du savoir qu’est censée être l’Université ne devienne pas à son tour le « jouet sombre au carnaval des autres », mais au contraire qu’elle nourrisse avec le plus grand des balans une belle dynamique culturelle propre au péyi Matnik.
Et pour son peuple, l’anamnèse, plutôt que l’amnésie.
1Le terme de « cains-cains » renvoie à une expression parfois observée A Tè Matnik pour désigner, avec condescendance et un certain rejet, ceux qui ailleurs seraient traités de « racaille » ; elle désigne plus généralement une partie de la jeunesse masculine désoeuvrée du lumpenprolétariat noir, que l’on peut voir circuler par exemple sur ses vieux et peu attractifs scooters. Le terme « cain-cain » est construit à l’origine à partir du mot « afri-cain », ainsi que me l’expliqua, en ricanant après l’avoir elle-même utilisée et devant ma demande d’explication, une martiniquaise Professeur de français de l’enseignement secondaire, pourtant elle-même afrodescendante et issue d’un milieu social modeste à Foyal… Illustration de la persistance du mécanisme mental tellement bien mis en évidence par Frantz Fanon, celui de l’acculturation, voire d’une volonté farouche de s’assimiler à l’autre pou é chapé a kondisyon nèg ta la. Une affaire d’hystérèse en somme : l’ignominie originelle a disparu, mais pas ses conséquences.
3Si un élève obtient 11 de moyenne au Lycée Henri IV, est-il moins excellent que celui qui a eu 14 dans un lycée positionné bien plus loin dans le classement des lycées ?