— Par Selim Lander —
« En Afrique, chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Cette maxime a été si souvent citée qu’on en a perdu la trace. Elle est pourtant d’un écrivain connu, Amadou Hampâté Bâ (ci-après AHB, né en 1900 – mort en 1991), qui l’a prononcée au moins à deux reprises sous des formes légèrement différentes[i]. La vie d’AHB est un roman (fils – adoptif – de chef, initié à la voie soufie des Tidianes, membre du conseil exécutif de l’Unesco, etc.) et cela pourrait suffire pour légitimer un spectacle autour de sa personne. Entre autres anecdotes, alors qu’il était admis à la prestigieuse école William Ponty de Gorée, il fut empêché par sa mère de se rendre au Sénégal. En rétorsion, l’administration coloniale le nomma « écrivain auxiliaire temporaire à titre essentiellement précaire et révocable » (sic, ce qui ne manque pas de sel quand on sait qu’AHB passera sa vie à écrire), avec obligation de rejoindre son poste à pied (à 900 km du domicile familial !) sous la surveillance d’un policier. Bienheureuse punition, puisque c’est en cheminant ainsi qu’AHB prit l’habitude transcrire les éléments de littérature orale qu’il récoltait sur sa route.
Il avait la triple culture, traditionnelle, coranique et française, une curiosité toujours en éveil, le souci de transmettre mais ses récits et ses contes ne sont pas de simples enregistrements, « ils opèrent une recomposition littéraire et esthétique du matériel oral »[ii]. Et ses Mémoires ne sont pas qu’une autobiographie mais reprennent nombre de contes et de précisions anthropologiques.
Bernard Magnier a insérés des extraits des publications d’AHB dans le texte du comédien qui raconte les faits les plus saillants de sa biographie. Le résultat est un patchwork très vivant de faits réels et imaginaires, servi par la mise en scène impeccable d’Hassane Kassi Kouyaté (HKK) : musiques africaines interprétées sur la scène par un chanteur-instrumentiste, projection de quelques séquences où AHB s’exprime lui-même devant une caméra, images de caméléons pour illustrer un texte d’AHB dans lequel il attribue à cet animal toutes les vertus de l’homme sage. Malgré quelques hésitations, le comédien (Habib Dembélé) sait captiver un auditoire. Le musicien (Tom Diakité) enchante avec sa voix et ses instruments quand il n’intervient pas ponctuellement pour donner la réplique à son camarade.
Cela étant, on peut se demander quelles furent les intentions cachées de HKK lorsqu’il a décidé de monter ce texte. Tel le caméléon donc, AHB était lui-même un sage, la parfaite incarnation du sage africain tel qu’on l’imagine. Il disait de lui-même : « J’ai une peau de crocodile, un estomac d’autruche et un cœur de tourterelle. Je ne me bats jamais ». Musulman, il a prêché la tolérance, comme s’il prévoyait les dangers de l’extrémisme en la matière : « Pour les religions, l’heure n’est plus aux conversions de part et d’autre mais à la convergence », a-t-il écrit. Il professait d’ailleurs, à propos de Dieu, un point de vue aussi subtil qu’hétérodoxe : ne voyait-il pas en lui « l’embarras de l’intelligence humaine » ! Ou encore : « Dieu est le potier et celui qui casse les pots ».
Peut-on avancer alors que HKK – qui a programmé son départ de Tropiques-Atrium pour la fin de l’année – a voulu laisser une sorte de testament avec cette pièce ? Appeler les Martiniquais à cesser de se disputer entre eux (« Il n’y a pas de petite querelle, comme il n’y a pas de petit incendie », dit l’un des contes d’AHB) et à faire preuve d’une plus grande tolérance, mieux d’une plus grande ouverture à ce qui leur arrive de l’extérieur ?
Fort-de-France, Tropiques-Atrium, les 13 et 14 mars 2013.
[i] Cf. Christiane Chaulet Achour (dir.), Dictionnaire des écrivains franciophones classiques – Afrique subsaharienne, Caraïbe, Maghreb, Machrek, Océan indien, article Amadou Hampâté Bâ (par Christiane Albert), p. 34.
[ii] Ibid., p. 36.