La Cour a aboli l’arrêt Roe v. Wade, datant de 1973, qui faisait de l’interruption volontaire de grossesse un droit reconnu par la Constitution. Dans la foulée, le Missouri est le premier Etat à interdire ce droit. Comment en est-on arrivé à ce grand retour en arrière ?
Le corps des femmes américaines n’est plus protégé par la Constitution. Ainsi en a décidé ce vendredi la Cour Suprême des États-Unis dans un arrêt au contenu malheureusement attendu depuis qu’une première ébauche avait fuité début mai.
L’arrêt Roe v. Wade, pris en 1973, qui considérait le droit à l’avortement comme constitutionnel est invalidé. Il faudra lire avec précision les dizaines de pages de ce nouvel arrêt qui sera connu sous le nom de Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, mais le premier « draft », obtenu et publié par le site journalistique Politico livrait des indications qui n’ont pas été contredites.
Remonter un à un les échelons du système judiciaire
« Nous estimons que Roe v. Wade doit être annulé » : ces mots figuraient en toutes lettres dans le document, laissant augurer du pire. Les arguments avancés par le signataire de l’avis de la majorité de la Cour – Samuel Alito, un spécialiste des commentaires publics à caractère directement politiques voire militants – semblaient déjà sans appel : « La conclusion inéluctable est que le droit à l’avortement n’est pas profondément enraciné dans l’histoire et les traditions de la Nation » et qu’il « n’est protégé par aucune disposition de la Constitution ».
« La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit », écrit, dans la version finale, le même juge Samuel Alito qui estime que Roe v. Wade « était totalement infondé dès le début » et « doit être annulé ».
La Cour Suprême, libre de déterminer les dossiers sur lesquels elle s’exprime, avait décidé, l’automne dernier, de se saisir d’une loi votée par le Mississippi en 2018 qui interdisait tout avortement après 15 semaines de grossesse. Les élus locaux savaient pertinemment que le texte contrevenait à la jurisprudence de 1973 et qu’il serait bloqué par la justice. Leur stratégie était de remonter un à un les échelons du système judiciaire américain jusqu’au sommet : la cour suprême.
Depuis 2019, les législatures d’État dominées par le GOP ont voté pas moins de 300 nouvelles règles dans 28 États. La Géorgie a, par exemple, interdit l’IVG dès le premier battement de cœur du fœtus. L’Alabama totalement, y compris en cas de viol ou d’inceste.
L’héritage de Trump
Le tremblement de terre politique que vient de déclencher la cour suprême a été préparé de longue date par le mouvement conservateur de plus en plus en osmose avec la droite chrétienne. Invalider Roe est devenu au fil des années un marqueur pour tout candidat républicain que le « bloc évangélique » (la formule est de John Mason, professeur de sciences-politiques), prenait de plus en plus de pouvoir au sein du GOP.
Et c’est d’ailleurs pour cette raison – faire la peau du droit à l’avortement – que Donald Trump, dont la personnalité répond assez peu aux standards de vie des fondamentalistes chrétiens, avait recueilli, en 2016 et 2020, 77 % puis 84 % des suffrages des électeurs évangéliques blancs. La nomination par un président pourtant minoritaire dans les urnes (3 millions de voix de moins que Hillary Clinton) de trois nouveaux juges (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) a permis de « sécuriser » une majorité ultraconservatrice au sein de la plus haute instance judiciaire des États-Unis, dont le rôle dans un pays de « common law », où la jurisprudence fait aussi le droit, est donc forcément très politique.
Une prohibition automatique de l’IVG dans certains États
Voilà qui est donc fait : « Roe v. Wade » est à terre. Dès demain, l’avortement sera interdit dans treize États (Arkansas, Idaho, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Missouri, Dakota du Nord et du Sud, Oklahoma, Tennessee, Texas, Utah et Wyoming). Ces derniers, tous dirigés par les républicains, ont voté durant ces dernières années des « trigger laws » (littéralement « lois gâchettes ») : elles étaient anticonstitutionnelles hier car elles contrevenaient à « Roe », elles s’appliquent donc automatiquement. D’autres États conservateurs ne tarderont pas à faire voter des lois dans le même sens. Le pays sera rapidement coupé en deux.
Pour le mouvement conservateur, la victoire politique est éclatante, mais elle ne signe pas la cessation des « hostilités » sur le sujet. Comme le rappelait Ryan Grim, journaliste pour le site d’investigation The Intercept, juste après la fuite du « draft » : « laisser le choix du droit à l’avortement aux États n’est évidemment pas le but final. Leur but est de l’interdire partout. »
Une reconnaissance de la « personnalité » au foetus
Mitch Mc Connell, le leader des républicains au Sénat, avait laissé entendre que cela pourrait faire l’objet d’une loi si le GOP remportait les élections de mi-mandat de novembre prochain. Il se heurterait pourtant au même obstacle qu’il oppose aux démocrates tentant de légiférer au Congrès afin de « sacraliser » le droit à l’avortement : le fameux « filibuster », cette pratique d’obstruction parlementaire qui nécessite une supermajorité de 60 sénateurs – ce dont ne disposent ni les démocrates, ni les républicains – pour les lois autres que budgétaires.
Faute de possibilité dans le champ de la loi, le mouvement conservateur avance ses pions dans celui du droit. Sa prochaine bataille réside dans la reconnaissance du statut de personnalité au « fœtus ». En ce cas, il serait placé sous la protection du 14e amendement de la Constitution.
Ce dernier a été ratifié après la guerre de Sécession, en 1868, et visait à protéger les droits des anciens esclaves émancipés par le 13e amendement (1865) en garantissant la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis (droit du sol) et en en affirmant l’égale protection face à la loi de tous ceux qui se trouvent sur le territoire. Si, par une décision jurisprudentielle, le fœtus était reconnu comme un individu, dès la conception ou dès le premier battement de cœur, le 14e amendement s’appliquerait à lui.
Même les plus conservateurs des juges – notamment Antonin Scalia – ont toujours émis les plus grands doutes sur cette théorie. Mais le principe d’une dynamique – et c’est bien ce qu’a enclenché la droite chrétienne – est de faire sauter des verrous considérés comme solides peu de temps avant.
Avec l’abolition de l’arrêt Roe v. Wade, voilà à quoi pourrait ressembler, en l’état des législations, l’accès des femmes à l’IVG selon les États.
Source: L’Humanité.fr