— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Publié dans Le National du 5 décembre 2018, l’article « À quand une réforme du système éducatif en Haïti ? » donne la parole à des enseignants et spécialistes de l’éducation qui réclament une fois de plus la réforme du système d’enseignement en Haïti.
Les éléments de diagnostic consignés dans cet article sont éclairants mais ne sont pas nouveaux. Ils ont déjà été étayés dans plusieurs études approfondies, notamment par l’ample analyse du GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) contenue dans le document intitulé « Façonnons l’avenir » de mars 2009 (voir aussi « Les 33 recommandations du GTEF » et son rapport synthèse « Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti » d’août 2010).
L’un des mérites de l’article « À quand une réforme du système éducatif en Haïti ? » consiste à mettre en lumière les préoccupations linguistiques de nombre d’enseignants aujourd’hui en Haïti. Ainsi, « Selon Charlot Jean Baptiste, normalien, la première problématique [de] l’enseignement en Haïti, c’est la langue [d’enseignement] choisie. Il estime que l’apprentissage des élèves serait plus facile si les cours se dispensaient en créole. « Près de 90 % des écoliers sont élevés dans des familles où leurs parents parlent créole. C’est leur langue maternelle. D’autant que le créole est une langue officielle. Je crois que le créole serait plus bénéfique à l’apprentissage » fait savoir le professeur de philosophie, qui affirme être dans une lutte pour l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement. »
Juste en son principe, le plaidoyer du normalien Charlot Jean Baptiste pour « l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement » rejoint celui de nombreux enseignants haïtiens ainsi que celui de l’Unesco qui plaide depuis les années 1950 pour que l’enseignement se fasse dans la langue maternelle des apprenants. « Le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève » soutenaient les experts de l’UNESCO, dès les années 1950 » (« La langue maternelle à l’école, c’est crucial », Courrier de l’UNESCO, n.d.). Pareille évidence ne mobilise pas encore les décideurs du ministère de l’Éducation et encore moins à l’échelle de l’Exécutif : au jour d’aujourd’hui, l’État haïtien, très peu préoccupé par la problématique linguistique au pays, n’a toujours pas élaboré de politique linguistique éducative découlant d’un énoncé de politique linguistique nationale qui se fait toujours attendre. L’enjeu est pourtant de première importance lorsque l’on prend en compte le nombre d’élèves répartis dans les écoles du pays. Selon l’Unicef « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques) » [Unicef, « L’éducation fondamentale pour tous », n.d.]. Le plaidoyer de Charlot Jean Baptiste pour « l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement » pose donc une urgente demande d’équité au plan jurilinguistique : depuis le mitan des années 1960, la majorité des élèves inscrits dans le système éducatif haïtien est de langue maternelle créole et la réforme Bernard de 1979 avait promu le créole au titre de langue d’enseignement et langue enseignée. Aucun bilan exhaustif de cette réforme produit par une institution nationale n’est disponible jusqu’à présent, et l’on assiste depuis fort longtemps à la superposition de plusieurs « plans » et « réformes » dans le champ éducatif en Haïti. Il y a lieu de rappeler, une fois de plus, que dans le secteur éducatif nous n’en sommes pas au premier « plan » ni à la première « réforme » : le pays a connu le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) ; la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008) ; le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009- 2010) et le Plan opérationnel 2010- 2015. Le bilan méthodique de ces différents «plans » reste à faire…
Le plaidoyer de Charlot Jean Baptiste pour « l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement » pose dès lors, il faut encore le souligner, une réelle demande d’équité au plan jurilinguistique : « le droit à la langue » –aux deux langues du patrimoine linguistique haïtien– ainsi que « le droit à la langue maternelle » créole figurent dans les perspectives élaborées par le GTEF en 2010. Ainsi, parmi les 33 recommandations du GTEF qui n’ont pas été mises en application depuis 2010 figure la « Recommandation no 5 » : elle propose de « Privilégier le créole comme langue d’apprentissage dans les deux premiers cycles de l’École fondamentale et [de] rendre l’écolier fonctionnel dans les deux langues officielles du pays dès la fin du deuxième cycle fondamental. » On notera bien qu’il s’agit d’une recommandation et non pas d’une obligation aux effets mesurables inscrite dans un énoncé de politique linguistique éducative.
À bien prendre la mesure que « l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement » est juste en son principe, il faut préciser que pareille officialisation figure timidement et de manière diffuse dans le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » du ministère de l’Éducation daté d’octobre 2018. En l’absence d’une véritable politique linguistique éducative, les concepteurs de ce « Plan décennal… » ont effectué une pâle mise à jour de certaines orientations de la réforme Bernard de 1979. Au plan linguistique, ce « Plan décennal… » consigne très chichement, on l’a noté, les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale : « En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28).
En l’absence d’une véritable politique linguistique éducative, nous sommes en présence d’une déclaration d’intention selon laquelle « (…) de nombreuses actions seront entreprises (…) » : l’on ne sait lesquelles et l’on ne sait pas non plus selon quelles modalités ces « nombreuses actions » seront mises en œuvre au plan linguistique. En clair, « l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement », juste en son principe, ne saurait constituer l’essentiel d’une véritable politique linguistique éducative. Celle-ci doit, entre autres, prendre en compte la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue créole français et fixer le cadre didactique/méthodologique de l’apprentissage de nos deux langues officielles.
En dépit de ses grandes lacunes théoriques et programmatiques, le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » n’est pas muet quant à l’apprentissage de nos deux langues officielles. En ce qui a trait à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national, le « Plan décennal… » consigne que « Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1èreannée fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental. » (« Plan décennal…» p. 26).
S’il faut objectivement saluer une avancée explicite devant être inscrite dans un futur énoncé de politique linguistique éducative –« (…) le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien »–, il faut également prendre toute la mesure que le « Plan décennal… » ne définit pas une politique linguistique éducative appelée à être inscrite dans une loi d’application à l’échelle nationale. Le « Plan décennal… » n’ayant pas force de loi, le caractère obligatoire de l’utilisation du créole « à tous les niveaux du système éducatif haïtien » semble déjà compromis en amont car aucun mécanisme d’application/régulation et de vérification de l’obligation n’a été prévu.
Ce qu’il importe ici de bien saisir, c’est que les déclarations d’intention du ministère de l’Éducation, ainsi que « l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement », même inscrites dans un « Plan », ne garantissent pas l’effectivité du droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif national. Nous l’avons évoqué dans notre article paru le 31 octobre 2018 au National, « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative ». La réalité est que, d’une part, le ministère de l’Éducation ne contrôle qu’environ 20% du système éducatif national et que, d’autre part, l’emploi effectif du créole dans les écoles haïtiennes est mal connu : aucune institution nationale n’a jusqu’ici publié d’étude démolinguistique portant sur l’emploi des langues officielles dans le système éducatif à l’échelle du pays tout entier. Pour l’ensemble des intervenants du secteur de l’éducation, la compréhension de la configuration démolinguistique du système éducatif demeure donc subjective et parcellaire. On peut toutefois se référer à deux études sectorielles fort éclairantes : d’abord celle du linguiste Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » publiée en 2014 ; ensuite celle du linguiste Benjamin Hebblethwaite et du philosophe Michel Weber, « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien » datée de 2012. En dépit de leur grande qualité analytique, ces deux études n’abordent pas la question de l’emploi du créole dans le système éducatif national sous l’angle des droits linguistiques en Haïti.
Les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux en Haïti. Nous l’avons amplement exposé dans notre article paru au National le 11 octobre 2017, « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique ». Dans le dispositif des droits linguistiques, le droit à la langue maternelle créole est un droit central et doit être situé au cœur de l’entreprise d’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Proclamer « l’officialisation » du créole dans le système éducatif national ou poser simplement, de manière déclarative, qu’il sera d’emploi obligatoire ne suffit donc pas à l’expression d’une véritable politique linguistique éducative. L’État haïtien a l’obligation d’élaborer et de mettre en œuvre sa politique linguistique éducative qui doit être préparée dans la concertation avec les enseignants. Cette politique linguistique éducative devra consigner le cadre didactique et méthodologique de la généralisation de l’emploi obligatoire du créole dans le système éducatif national. Elle devra également fixer le cap de la certification des professeurs de créole et prévoir la mise à contribution de certaines institutions nationales (Faculté de linguistique, École normale supérieure, etc.) dans la formation de ces enseignants car il est illusoire de penser que tout enseignant bilingue créole-français est à priori qualifié pour enseigner le créole. La généralisation de l’emploi obligatoire du créole dans le système éducatif national –issue d’un énoncé de politique linguistique éducative basée sur les droits linguistiques–, doit être rigoureusement pensée en amont, planifiée et mise en œuvre avec à la clé une solide infrastructure didactique. Car en définitive, en Haïti, « Il faut une gouvernance linguistique forte et inventive, comportant l’exigence de la mise en œuvre effective et mesurable des droits linguistiques de tous les citoyens. » (Michaëlle Jean : Table-ronde « Les langues créoles pour dire le monde d’aujourd’hui », Paris, 7 novembre 2018)
Montréal, le 10 décembre 2018