… une œuvre de grande qualité lexicographique
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —–
Le « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar est paru en Haïti aux Éditions Charesso en mai 2024. Ouvrage de 173 pages à la présentation soignée, ce dictionnaire juridique, tel que précisé en quatrième de couverture, « détaille près de 700 concepts clés du droit du travail haïtien » et il innove à bien des égards. De manière générale, il atteste que le domaine spécialisé et encore jeune de la terminologie juridique en Haïti est en train de se doter d’un appareillage conceptuel adéquat et de ressources méthodologiques l’habilitant à produire des ouvrages lexicographiques de qualité. Le présent article consigne le bilan analytique du « Dictionnaire de droit du travail » élaboré en conformité avec le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. Ce bilan analytique est précédé d’une synthèse historique qui permettra au lecteur peu familier des travaux de la lexicographie haïtienne de 1958 à nos jours de mettre en perspective l’œuvre du juriste Philippe Junior Volmar. Le lecteur du présent article y trouvera également –au fil de notre analyse–, un éclairage actualisé sur les défis de la terminologie juridique haïtienne contemporaine appelée à élaborer des ouvrages de référence, notamment le premier dictionnaire juridique bilingue bidirectionnel français-créole / créole français ainsi que le premier dictionnaire juridique unilingue créole conçus selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle.
L’œuvre pionnière de la lexicographie haïtienne a été élaborée par le linguiste Pradel Pompilus. Datée de 1958, elle a pour titre « Lexique créole-français » (Université de Paris). Pradel Pompilus est également l’auteur du « Lexique du patois créole d’Haïti » publié en France en 1961 par le SNE, le Syndicat national de l’édition. Tel que nous l’avons établi au terme d’une ample recherche documentaire ayant précédé la rédaction de notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022), la lexicographie haïtienne comprend 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages édités pour la plupart au format livre imprimé ; quelques titres sont offerts au format électronique. À ce premier décompte il convient d’ajouter quelques ouvrages de lexicographie juridique publiés aux États-Unis entre 1998 et 2023, à savoir le « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (New Jersey Courts, Administrative Office of the Courts, version de juillet 2023) ; le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (The University of Arizona Press, 1998) ; le « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil (EducaVision, 1999).
Nous avons procédé à l’évaluation analytique de chacun de ces trois « glossary », qui en réalité sont des lexiques, dans les articles suivants : (1) « Le naufrage de la lexicographie créole au « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (Rezonòdwès, 16 septembre 2023) ; (2) « Le traitement lexicographique du créole dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) » (Rezonòdwès, 25 septembre 2023) ; (3) « Le traitement lexicographique du créole dans le « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil » (Rezonòdwès, 15 février 2024). Le bilan analytique de ces trois lexiques juridiques anglais-créole s’est enrichi de notre article intitulé « Examen comparatif de trois lexiques anglais-créole du domaine juridique publiés aux États-Unis » (Rezonòdwès, 9 mars 2024).
L’évaluation analytique de la production lexicographique du domaine juridique est utile à plusieurs titres. Elle permet entre autres de suivre l’évolution des travaux de la lexicographie haïtienne, d’en mesurer les acquis et les faiblesses et de déterminer si les lexiques et dictionnaires généralistes ou appartenant à des domaines spécialisés, soumis à l’analyse, peuvent être utilisés à titre de référence dans le système éducatif national. Dans cette optique, nous avons procédé à l’analyse lexicographique de plusieurs dictionnaires et lexiques dans les articles suivants que le lecteur peut en tout temps consulter :
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020).
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020).
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« Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022).
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » (Le National, 14 août 2021).
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot » (Le National, 12 juillet 2022).
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« La lexicographie créole à l’épreuve de l’« English – Haitian Creole computer terms » / Tèm konpyoutè : anglè – kreyòl » d’Emmanuel W. Vedrine » (Le National, 15 juin 2023).
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« Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti » (Fondas kreyòl, 16 septembre 2022).
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« Le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry, un riche héritage » (Le National, 29 juillet 2022).
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« Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman » (Le National, Port-au-Prince, 31 janvier 2023).
L’évaluation analytique de ces titres atteste que la lexicographie haïtienne s’est développée et enrichie au fil des ans, mais seuls 10 ouvrages sur un total de 79 titres que comprend la lexicographie haïtienne ont été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle –ce qui est très peu. Parmi les 79 ouvrages, 36 ont été publiés entre 1958 et 2023 aux États-Unis, pays qui rassemble le plus grand nombre de locuteurs migrants créolophones au monde. La lexicographie haïtienne a donc connu un essor considérable aux États-Unis au cours des quarante dernières années. Dans l’ensemble les ouvrages publiés aux États-Unis portent en titre la mention « Dictionnary » et quelques-uns sont identifiés comme étant des lexiques bilingues anglais-créole (voir le tableau 1). L’on constate que la plupart du temps les ouvrages publiés aux États-Unis ont été élaborés par des rédacteurs qui ne sont ni lexicographes ni terminologues, à l’exception notable du linguiste-lexicographe Albert Valdman auteur de dictionnaires anglais-créole de haute qualité scientifique (voir notre article « Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman » (Le National, Port-au-Prince, 31 janvier 2023).
TABLEAU 1 / Ouvrages lexicographiques publiés aux États-Unis entre 1981 et 2023
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Éditeur et année de publication |
Format de l’ouvrage |
et II) |
Albert Valdman (et al.) |
Creole Institute Bloomington University, 1981 |
Livre imprimé |
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Féquière Vilsaint |
Educa Vision, 1991 |
Livre imprimé |
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Féquière Vilsaint |
Educa Vision, 1991 |
Livre imprimé |
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Féquière Vilsaint |
Educa Vision, 1991 |
Livre imprimé |
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Bryant C. Freeman |
University of Kansas, Institute of Haitian Studies, 1992 |
Livre imprimé |
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Bryant C. Freeman |
University of Kansas, Institute of Haitian Studies, 1992 |
Livre imprimé |
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Emmanuel W. Védrine |
Soup To Nuts Publishers, 1992 |
Livre imprimé |
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Emmanuel W Védrine |
Educa Vision Inc., 1993 |
Livre numérique |
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Jean Targete et Raphael Urciolo |
Dunwoody Press, 1993 |
Livre imprimé |
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Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Éduca Vision, 1994 |
Livre imprimé + Livre numérique |
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Deslande Rincher |
Rincher & Associates, 1994 |
Livre imprimé |
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Charmat Théodore |
Hippocrene Books, 1995 |
Livre imprimé |
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Féquière Vilsaint |
Educa Vision, 1995 |
Livre imprimé |
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Bryant C. Freeman et Jowel C. Laguerre |
University of Kansas, Institute of Haitian Studies et La Presse évangélique, 1996 |
Livre imprimé |
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Féquière Vilsaint, Maude Heurtelou |
Educa Vision, 1996 |
Livre imprimé |
|
Féquière Vilsaint, Maude Heurtelou |
Educa Vision, 1996 |
Livre imprimé |
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Mladen Davidovic |
Hippocrene Books Incorporated, 1997 |
Livre imprimé |
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Albert Valdman |
Creole Institute Bloomington University, 1997 |
Livre imprimé |
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Emmanuel Védrine |
Creole Project, Inc., 2000 |
Édition électronique (PDF) |
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Féquière Vilsaint, Christine Barnden |
Educa Vision, 2005 |
Livre imprimé |
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Féquière Vilsaint, Jean-Evens Berret |
Educa Vision, 2005 |
Livre imprimé |
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Mantra Lingua |
Talking PEN Edition, 2005 |
Livre imprimé + Livre audio |
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Féquière Vilsaint |
Educa Vision, 2006 |
Livre imprimé |
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Non spécifié |
Educa Vision, 2007 |
Livre imprimé |
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Non spécifié |
Educa Vision, 2007 |
Livre imprimé |
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Steven J Molinsky, Bill Bliss, Richard E Hill, Edwidge Crevecoeur-Bryant |
Pearson Longman, 2007 |
Livre imprimé |
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Albert Valdman |
Creole Institute, Indiana University, 2007 |
Livre imprimé |
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Non spécifié |
Educa Vision Inc., 2012 |
Édition électronique |
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C Sesma, Karine Gentil, Jean Aupont |
Bilingual Dictionaries, Inc., 2012 |
Livre imprimé |
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Charmant Theodore |
Hippocrene Books, Inc., 2013 |
Livre imprimé |
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Paul Belony, Michel DeGraff (et al.) |
MIT – Haiti Initiative, 2015 |
Édition électronique |
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Albert Valdman, Marvin D Moody, Thomas E Davies |
Indiana University, Creole Institute, 2017 |
Livre imprimé |
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Non spécifié |
New Jersey Courts, Administrative Office of the Courts, 2023 |
Livre imprimé |
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Non spécifié |
The University of Arizona Press, 1998 |
Livre imprimé |
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Non spécifié |
Livre imprimé |
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Jean-Robert Cadely, Joelle Haspil |
Educa Vision, 1999 |
Livre imprimé |
Tel que mentionné précédemment, la terminologie juridique haïtienne comprend les titres suivants :
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Le « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (New Jersey Courts, Administrative Office of the Courts, version de juillet 2023).
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Le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (The University of Arizona Press, 1998).
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Le « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil (EducaVision, 1999).
À ces titres il convient d’ajouter
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le « Diksyonè jiridik kreyòl » de Price Cyprien et Nathalie Wakam Cyprien publié à compte d’auteur en juin 2024,
-
et le « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar.
Le « Diksyonè jiridik kreyòl » de Price Cyprien et Nathalie Wakam Cyprien a fait l’objet d’une évaluation analytique dans notre article « Le naufrage de la terminologie juridique créole dans le « Diksyonè jiridik kreyòl » de Price Cyprien et Nathalie Wakam Cyprien » (Rezonòdwès, 27 août 2024).
L’examen comparatif de ces ouvrages a été effectué selon les critères méthodologiques de la lexicographie professionnelle : (1) pertinence du projet éditorial et identification du lectorat visé ; (2) critères d’établissement du corpus de référence ; (3) critères d’établissement de la nomenclature ; (4) caractérisation des rubriques dictionnairiques et traitement terminologique des termes de la nomenclature (catégories grammaticales, conformité des définitions, système de renvoi notionnel, identification des domaines d’appartenance des termes : droit civil, droit criminel, droit du travail, etc.). Ces critères sont utilisés dans la présente évaluation analytique du « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar ».
Pertinence du projet éditorial et identification du lectorat visé
La pertinence du projet éditorial est explicitement énoncée dès l’« Avant-propos » du livre (pages VII – VIII). L’auteur lui confère une dimension épistémologique par la mention de la prégnance du couple chômage/travail dans la vie de tous les jours : « pour que cela devienne un sujet de discours, il faut des mots. (…) Et derrière ces mots il faut des concepts ». Le projet éditorial est identifié en termes clairs, il s’agit de produire un dictionnaire « (…) de 700 concepts clés du droit du travail haïtien, englobant le droit du travail, le droit des ressources humaines, le droit syndical, le droit de la fonction publique et le droit de la sécurité sociale, ainsi que leurs environnement lexicaux associés ». (…) L’ouvrage est « conçu pour être accessible, il s’adresse autant aux professionnels du droit –avocats, magistrats et juristes—qu’aux étudiants, employés et employeurs, leur offrant une clé de compréhension des termes juridiques couramment utilisés ».
Critères d’établissement du corpus de référence et de la nomenclature du dictionnaire
Le « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar provient pour l’essentiel d’un « corpus fermé » regroupant l’ensemble des documents constituant la législation sociale, la jurisprudence, la doctrine ainsi que d’autres sources diverses (« Avant-propos », page VIII). Il y a lieu toutefois de préciser que des textes de droit du travail sont édictés en dehors du Code, ce qui rend leur accessibilité problématique. L’on aboutit ainsi à une sorte de « dé-codification » de la matière. Un exemple l’atteste, il s’agit de la Loi du 23 février 2017 portant organisation et réglementation du travail sur la durée de vingt-quatre heures répartie en trois tranches de huit heures… L’identification des documents de la législation haïtienne et constituant ce « corpus fermé » éclaire la démarche lexicographique de l’auteur et elle exemplifie l’originalité de l’ouvrage. Cela est mis en cohérence avec la section « Bibliographie » placée à la fin du dictionnaire où Me Philippe Junior Volmar donne accès, entre autres, à des références majeures connues des seuls praticiens du Droit, notamment le « Bulletin des Arrêts de la Cour de cassation rendus en toutes matières » de Jacob Jean-Baptiste (Port-au-Prince : Jobety Printing, 1982). Ainsi conçu, l’originalité du « Dictionnaire de droit du travail » conforte également sa crédibilité puisque, provenant d’un « corpus fermé », il définit des notions juridiques appartenant à « la législation sociale, à la jurisprudence et à la doctrine ». En voici un exemple :
TABLEAU 2 / Modélisation de l’information lexicographique consignée dans une rubrique du « Dictionnaire de droit du travail »
Terme |
Définition |
Source |
avis de liquidation |
Document consacrant le statut de pensionné. |
Réf. Art. 2 Pension civile – NOTE DE RBO : la mention « pension civile » n’est pas référencée à la section « Abréviations » de l’ouvrage. |
Note complémentaire 1 |
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Il indique les noms et prénoms du bénéficiaire de la rente, le poste donnant droit aux bénéfices et la rente attribuée |
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Note complémentaire 2 |
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L’avis de liquidation approuvé est transmis pour publication au Journal officiel, Le Moniteur, selon les modalités prévues en la matière. |
Caractérisation des rubriques dictionnairiques et traitement lexicographique des termes de la nomenclature
L’information contenue dans le « Dictionnaire de droit du travail » est constituée de rubriques aisément accessibles à partir du listage des termes selon l’ordre alphabétique. Cette information n’est pas classée par grands domaines d’indexation recouvrant les divers champs du Droit en Haïti (droit civil, droit criminel, droit du travail, etc.). Tel que l’auteur le précise dans l’« Avant-propos », les termes issus de la législation haïtienne sont référencés tandis que ceux appartenant à la doctrine ne le sont pas. Un tel parti-pris méthodologique est fort discutable et il constitue une lacune dans ce dictionnaire. Ainsi, et comme nous le verrons avec les exemples suivants, l’usager du dictionnaire eût été mieux renseigné par l’identification explicite des références à la doctrine : la bibliographie comprend plusieurs références qui semblent appartenir à un « corps doctrinal » du Québec ou de la France –ce qui se comprend puisque la législation de ces deux pays, comme celle d’Haïti, est issue du fameux Code Napoléon… En voici deux exemples (tableaux 3 et 4) :
TABLEAU 3 / Caractérisation de l’information lexicographique consignée dans une rubrique de type « corps doctrinal »
Terme |
Définition |
Source |
code du travail |
Ensemble des lois régissant les rapports entre employeur et employé. |
Non spécifiée |
Note complémentaire 1 |
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Il [le code du travail] est en vigueur depuis la publication du décret du 24 novembre 1984. |
Bref commentaire analytique / Alors même que sur le plan lexicographique proprement dit, le terme « code du travail » (page 25) est correctement défini dans son acception générique, la mention « Il est en vigueur depuis la publication du décret du 24 novembre 1984 » demeure obscure. Nulle part en effet, dans les rubriques du dictionnaire, ce décret n’est référencé, il ne figure pas non plus dans la bibliographie. En revanche, nous avons pu accéder à un document mis en ligne par l’avocat Jean Eddy Étienne sur WordPress et qui porte le titre « Décret du 24 février 1984 actualisant le Code du travail du 12 septembre 1961 ». Le non-référencement de ce document majeur constitue une lacune de taille dans le « Dictionnaire de droit du travail », et il est souhaitable que ce référencement soit introduit dans une prochaine mise à jour du dictionnaire.
TABLEAU 4 / Catégories grammaticales, marques d’usage et renvois inter-notionnels
Terme |
Définition |
Source |
conciliation |
Méthode amiable de résolution de conflit de travail pouvant survenir entre employeur et employé prévue par le Code du travail. |
Réf. Art. 163, 178 CT |
Commentaire analytique / Chaque mot de la langue française appartient à une catégorie grammaticale (nom, adjectif, verbe, adverbe, etc.). C’est sa nature grammaticale ou sa classe grammaticale. Dans un ouvrage lexicographique de type lexique, dictionnaire, glossaire, ce sont les mots lexicaux (les noms, les verbes, les adjectifs) qui figurent dans la nomenclature. Certains mots peuvent appartenir à plusieurs classes grammaticales. Par exemple, le terme botanique est à la fois un adjectif (un jardin botanique) et un nom féminin (étudier la botanique) – (Dictionnaire Le Robert).
Dans le « Dictionnaire de droit du travail », les catégories grammaticales, marques d’usage et renvois inter-notionnels ne sont nulle part mentionnés : il s’agit là d’une lacune et il est souhaitable qu’elle soit systématiquement corrigée lors d’une prochaine mise à jour du dictionnaire. Sur le même registre, le terme « conciliation » apparaît à la page 26 de l’ouvrage, il est logiquement précédé du terme « conciliateur », mais le verbe « concilier », étonnamment, n’apparaît pas. Le « Dictionnaire de droit du travail » ne comprend pas non plus un système de renvois inter-notionnels : le terme « conciliateur » aurait ainsi pu renvoyer aux équivalents quasi-synonymiques « arbitre », « intermédiaire », « médiateur » et « pacificateur », sous réserve que ces termes appartiennent explicitement à la législation haïtienne. Enfin il est étonnant que les termes retenus ne soient que des syntagmes nominaux (ils appartiennent à la catégorie des noms) alors même que dans les langues naturelles comme dans les vocabulaires spécialisés l’on trouve aussi bien des adjectifs et des verbes que des locutions adjectivales, adverbiales, prépositives et verbales. Il est invraisemblable qu’une locution verbale aussi courante que « émettre un mandat d’arrêt » ne figure pas dans la législation haïtienne et en toute rigueur le dictionnaire aurait dû le répertorier. Il est souhaitable qu’à la prochaine mise à jour du « Dictionnaire de droit du travail » l’on procède à l’inventaire des locutions adjectivales, adverbiales, prépositives et verbales repérables dans les textes juridiques haïtiens.
Selon le Juridictionnaire du CTTJ (le Centre de terminologie et de traduction juridique de l’École de droit de l’Université de Moncton), les « Les locutions adverbiales et prépositives jouent un rôle essentiel dans le discours juridique, particulièrement dans l’énoncé des règles de droit (discours législatif), des moyens et des motifs (discours judiciaire) et des stipulations diverses (discours contractuel ou conventionnel). Par exemple, l’emploi de la locution prépositive est si fréquent qu’on arrive parfois à en compter quatre ou cinq dans une seule phrase : « À défaut d’inventaires dans le délai prescrit, le subrogé tuteur saisira le juge des tutelles à l’effet d’y faire procéder, à peine d’être solidairement responsable avec le tuteur de toutes les condamnations qui pourraient être prononcées au profit du pupille. » (…) « On peut classer en trois groupes les locutions prépositives du discours juridique : (a) les locutions de renvoi (elles servent, dans de multiples contextes, à mettre en rapport des faits et un texte s’y appliquant), (b) les locutions de soutien (elles servent à énoncer des rapports de renforcement entre deux unités linguistiques, le sujet et le déterminatif) et (c) les locutions figurées (dont le caractère est métaphorique et rhétorique, et l’effet, stylistique). Ces dernières locutions sont généralement des locutions littéraires ; elles se caractérisent par leur emploi expressif et imagé. Envisagées dans leur double originalité sémantique, elles permettent d’énoncer les règles de droit dans un style soutenu ou littéraire qui, créant un effet de surprise, devient un procédé mnémotechnique qui permet de fixer dans la pensée le contenu de la règle de droit. Aussi contribuent-elles – avec la terminologie et plus que les locutions de renvoi et les locutions de soutien – à assurer la spécificité du langage juridique et à produire ce que les juristes appellent l’effet Thémis ou l’effet stylistique propre au langage du droit ».
Me Camille Fièvre, juriste et enseignant chercheur, est l’auteur de la « Préface » du « Dictionnaire de droit du travail » (pages IX à XI). Il expose avec pertinence une problématique qui interpelle à la fois les juristes, les juges et les rédacteurs juridiques. Ce juriste précise tout d’abord que « ce dictionnaire juridique arrive à point nommé dans un contexte où le Droit haïtien est en pleine mutation [car] les réformes législatives se succèdent, apportant [leur] lot de nouveaux concepts et notions juridiques ». Sans toutefois aborder la question de la néologie juridique, il précise qu’il est nécessaire d’avoir recours à « un outil de référence capable de clarifier ces notions et d’en unifier les définitions ». Me Camille Fièvre, citant Gérard Cornu (1998), expose ensuite que « la plupart des définitions (…) sont légales et non lexicales ou terminologiques ». Cette différenciation notionnelle est de première importance et il est utile de rappeler en quels termes, au Canada, le « Guide fédéral de jurilinguistique législative française » en présente l’articulation méthodologique :
« La rédaction des définitions est l’un des domaines de la légistique où les règles diffèrent le plus entre le français et l’anglais.
Le présent article expose les principes et les règles qui guident la rédaction des définitions dans la version française des textes législatifs fédéraux. Dans la mesure où la comparaison est utile, les différences par rapport aux principes et aux règles de l’anglais seront signalées au passage.
TYPES DE DÉFINITIONS
Gérard Cornu répartit les définitions légales en deux catégories : la définition dite « réelle » et la définition dite « terminologique ».
La définition réelle définit une chose, une entité, une institution qui appartient à la réalité, juridique ou autre, et qui préexiste en quelque sorte à sa dénomination par la loi. Voici deux exemples tirés de la législation canadienne :
Meurtre au premier degré
Le meurtre au premier degré est le meurtre commis avec préméditation et de propos délibéré.
Eaux intérieures du Canada
Les eaux intérieures du Canada sont les eaux situées en deçà de la ligne de base de la mer territoriale.
Ainsi, la définition « réelle » fait partie de l’ordre juridique, et sa portée déborde souvent le cadre du texte où elle figure. Elle figure normalement dans le dispositif de la loi, et non à l’article définitoire. L’absence des attributs usuels ne doit toutefois pas induire en erreur : il s’agit bien d’une définition. On pourra donc, au besoin, parler des « eaux intérieures du Canada au sens de l’article 6 de la Loi sur les océans ». La rédaction de la définition réelle pose peu de difficulté par comparaison avec celle de la définition appelée « terminologique », celle qui vient à l’esprit lorsqu’on parle de « définition », et qui fait l’objet du présent article.
Comme son nom l’indique, la définition terminologique définit un terme plutôt qu’une notion. Selon la Loi d’interprétation, elle s’applique sauf indication contraire du contexte et sa portée est limitée à l’application du texte où elle se trouve et, le cas échéant, « aux autres textes portant sur un domaine identique » De plus, « les termes de la même famille que le terme défini ont un sens correspondant ».
Si la définition terminologique est rare dans la législation française, elle est courante non seulement dans les législations de type anglo-saxon, mais aussi dans celles de pays comme la Suisse et la Belgique, ainsi que des institutions européennes. On pourrait y voir une autre manifestation de l’expansion du style anglo-saxon, mais l’explication la plus probable est ailleurs. Ces pays, tout comme l’Union européenne, ont avec le Canada une caractéristique commune : le pluralisme linguistique. Ce qui donne à penser que la définition est un outil précieux lorsque le texte met en présence deux langues ou plus – quand ce n’est pas plusieurs systèmes juridiques –, où les champs sémantiques des soi-disant équivalents ne coïncident pas forcément et où, comme le souligne Cornu, « la marge du non-défini gagne à être restreinte » (voir le « Guide fédéral de jurilinguistique législative française », Ministère de la Justice du Canada, Direction des services législatifs, 2005).
NOTE / Sur la néologie juridique, l’on consultera avec profit les documents suivants : (1)
« La néologie juridique — Quelques observations en jurilinguistique contrastive », par Corina Veleanu, revue Neologica, no 12, 2018 ; (2) « Langue juridique et créativité terminologique : une perspective français-portugais », par Maria Teresa Lino et Christina Deschamps, Universidade Nova de Lisboa, 2013 ; (3) « Rapport quadriennal 2003-2007 », Commission de terminologie et de néologie en matière juridique, ministère de la Justice du Canada ; (4) « Néologie et unité lexicale : renouvellement théorique, polylexicalité et emploi », par Salah Mejri (Université Sorbonne Paris Nord), revue Langages 2011/3, no 183.
Par-delà les lacunes que nous avons identifiées au cours de la présentation analytique du « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar, cet ouvrage est une œuvre de grande qualité lexicographique : le recours systématique au corpus de référence, qui est un « corpus fermé » constitué des textes de la législation haïtienne, en garantit la fiabilité sur le plan de l’exactitude notionnelle. Les termes choisis et listés dans la nomenclature sont bien définis et les notes complémentaires et explicatives éclairent à souhait et de différentes manières les définitions. Ce dictionnaire signe l’arrivée d’une terminologie juridique de qualité dans le domaine du Droit en Haïti, et il sera utilisé avec profit par les différents intervenants de la chaîne pénale au pays, dans les Facultés de droit et à l’École de la magistrature. De surcroît, le « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar sera utile aux langagiers (journalistes, rédacteurs publicitaires, rédacteurs de manuels scolaires, etc.) ainsi qu’au grand public qui, dans divers contextes de communication, ont rendez-vous avec le vocabulaire du Droit en Haïti. Les grandes qualités lexicographiques de ce dictionnaire pourront être mises à contribution pour élaborer –dans le cadre d’un futur vaste chantier national de terminologie juridique–, le premier dictionnaire juridique bilingue bidirectionnel français-créole / créole français ainsi que le premier dictionnaire juridique unilingue créole conçus selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle.
Montréal, le 1er octobre 2024