Le développement ou  » le bien-vivre ensemble pour tous », notion et concept appliqués en outre-mer

(Du paradigme de la synchronisation et de la désynchronisation)

— Par Pierre Pastel (*)—

  1. Positionnement

Dans un premier abord, tentons de rendre sa lettre de noblesse à cette notion de développement dans sa version la plus audible, la plus didactique possible, telle que le sens commun peut la saisir. Le terme de développement a un a priori positif. Il s’agit de pouvoir aller vers un mieux. Il fait espérer, concevoir un mieux de là où l’on est, et dans ce que l’on est aujourd’hui. Le développement suppose que ce qui est potentiel en termes de mieux-être, de bien-être individuel et collectif devienne une réalité construite, vécue.

Ce positionnement, on ne peut plus basique, laisse ainsi comprendre que l’on ne peut valablement penser « le développement », si à tout moment les acteurs en charge de celui-ci n’envisagent pas la perspective d’une amélioration persévérante des réalités vécues par toute une population donnée. Sans faire de la redondance, le leitmotiv devra être « le bien-vivre ensemble pour tous ».

  1. Un développement pour qui ?

Ce préalable nous conduit à nous interroger sur une problématique qui se révèle d’emblée essentiel, prioritaire. Peut-on concevoir le développement dans le sens généraliste tel que nous le déclinons ici sans se préoccuper de manière constante de répondre à la question suivante : qui doivent être les « premiers bénéficiaires, pleins et entiers » du déploiement de toute l’activité humaine entreprise dans un espace de vie ciblé, en ce qui nous concerne, les territoires d’outre-mer en général, la collectivité de Martinique en particulier ?…

Si nous faisons nôtre cette vision de la « finalité » de tout processus cohérent de l’activité humaine engagée dans la perspective de faire advenir le mieux- être pour tous, nous réaffirmons avec une logique tout aussi implacable que le développement doit permettre à toute personne évoluant sur son territoire de trouver sa place, une place qui valorise, qui épanouit, une place qui respecte, qui reconnaît chacun.

  1. Des paramètres du développement

Empruntons une passerelle métaphorique pour clarifier le propos. Un enfant guadeloupéen, guyanais… pour se développer dans de bonnes conditions doit pouvoir être nourri correctement, être bien soigné, avoir les moyens matériels pour suivre sa scolarité de manière satisfaisante…

Cela est-il suffisant pour dire qu’il bénéficie d’un développement sain ?

Il doit pouvoir aussi de manière concomitante, consubstantielle même, se sentir bien dans son environnement familial, culturel, géographique. Connaître et apprendre à apprécier les produits de son terroir, les éléments naturels qui l’entourent, la flore, la faune, la mer, sans oublier ce qui participe grandement à son identité : la langue (le créole) l’histoire de sa terre natale, ses origines, le génie du savoir-être et du savoir-faire local… Il importe donc qu’il soit ancré dans un « lyannage » humain « bienveillant », des liens sociaux qui le protègent, le fortifient, et qui le respectent, mais aussi qui le responsabilisent, valorisent tout autant son potentiel créatif, afin qu’il sache se prendre en charge.

Cependant, ce tableau ne suffit pas à son plein épanouissement. Il ne saurait vivre, évoluer pleinement, non plus, en étant en autarcie (boire, manger, avoir son téléphone portable, un endroit où habiter, de belles chaussures de marque, avoir un peu d’argent en poche, un petit cercle d’amis proches, point final). Il apprendra à être dans sa réalité tout en étant ouvert à ce que le monde lui propose. Il doit « s’entraîner » et être entraîné à intégrer, juger, sous-peser ce que le monde lui offre en perspective ou comme valeur-ajoutée à sa vie tout en respectant, préservant l’équilibre de ce qu’il est… dans son milieu et de ce qu’il souhaite pour son environnement matrice.

Pour être bien avec lui-même, en phase avec et dans son écosystème, l’on concevra parfaitement qu’il ne saurait être constamment déconnecté de ce qui fait son réel quotidien. En clair, et notamment, il ne saurait être pleinement présent au présent et épanoui s’il a (ou s’il est formaté à avoir) la tête ailleurs : vivre par exemple physiquement sur la planète terre de la Martinique, dans la Caraïbe, ou de la Réunion dans le Pacifique tout en étant psychologiquement sur une autre ère (culturelle, géopolitique, … européenne par exemple). C’est ce que l’on qualifierait de « psychodrame » en psychiatrie. Ce jeu dramatique permanent, cette « désynchronisation » du corps et de l’esprit n’est pas sans conséquence pour l’équilibre de l’individu dans son rapport aux autres, quant à son engagement citoyen et sa motivation, son estime de lui-même. La désynchronisation du développement de l’individu provoque un « mal développement » qui entraîne indubitablement de multiples vulnérabilités.

Bref, les « responsables » du développement de l’enfant doivent « pouvoir » tenir compte de tous ces paramètres essentiels (nous ne sommes pas exhaustifs ici), les conjuguer savamment pour réussir leur mission de facilitateurs de développement… de femmes et d’hommes debout, bien dans leur peau, autonomes et architectes responsables, au fil du temps, de leur avenir et de celui de leurs proches.

Ce qui vient d’être exposé pour l’enfant en matière de développement est aussi valable pour n’importe quelle personne adulte mais tout aussi acceptable à bien des égards (sur une autre échelle, certes) pour une communauté de vie, un territoire, une collectivité telle la Guadeloupe, par exemple, dans son environnement Caribéen.

Cette escapade métaphorique nous oblige à plusieurs remarques et questionnements.

  1. L’illusion d’optique ne fait pas le développement

 (ou les indicateurs classiques de croissance ne recouvrent pas la notion de développement)

A ce stade de notre déclinaison, nous décryptons que la notion de développement ne saurait être retenue en termes de bien-être matériel, de bénéfices financiers, en termes de productivité, ou en termes de quantité produite et/ou consommée sur un territoire. Autrement dit les indicateurs de « croissance » : « augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes »  de niveau d’équipement automobile ou de consommation de produits de première nécessité (ou non … de champagne notamment)… tels que l’on peut l’observer aux Antilles françaises, par exemple, ne recouvre pas, en outre-mer la notion de développement dans le sens où nous l’indiquons. Les conclusions d’éminents spécialistes en économie de François Perroux puis Philippe Hugon abondent dans ce sens :

  • Pour le premier, «le développement est la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global [1] ».

  • Pour le second, « Le développement économique peut se définir comme un processus de changements structurels accompagnant l’accroissement de la productivité du travail sur une longue période. Il est un processus cumulatif caractérisé par la transformation des relations sociales et des modes d’organisation, liés à l’affectation du surplus à des fins d’accumulation productive et conduisant à un accroissement de la productivité et à sa diffusion dans un espace donné » [2]

L’analyse singulière de la situation de la Martinique en matière de développement montre un déphasage entre les conclusions de ces deux auteurs et la réalité du terrain.

  1. La désynchronisation du processus de développement provoque un « mal développement structurel »

Qu’est-ce-qui doit être synchrone ?

Comme nous l’avons vu dans notre proposition métaphorique, le développement d’un individu équilibré, responsable, nécessite de faire se produire simultanément et en harmonie plusieurs phénomènes ou plusieurs mouvements. Il en est de même, avons-nous soutenu pour une communauté de vie. Le fonctionnement des uns est consubstantiel au fonctionnement des autres dans le même espace-temps pour produire les effets escomptés. C’est ce à quoi nous renvoie le terme de synchronisation.

Qu’est-ce qui doit-être synchrone, qu’est-ce qui doit être sain, équilibrant et surtout pérenne alors, en matière de développement et de projet de développement en outre-mer ?

Au-delà de toute considération de politique politicienne, de positionnement philosophique et institutionnel ou encore de toute théorie sur l’économie de développement nous disons sans circonvolution que la réponse à cette question précise est la « responsabilité ».

Qui doit être responsable, premier en charge de son développement, de celui de son pays ?

C’est ce qui doit occuper l’esprit des acteurs, des groupes, des institutions, des structures, des superstructures dans la réalisation d’un projet que l’on voudrait qualifier de développement ? Toute personne, et par élargissement, toute communauté doit avoir la main sur sa propre réalité.

Etre chacun responsable, pouvoir se reconnaître responsable de son projet de développement, de ce que l’on voudrait vivre ensemble avec ses congénères est « synchrone », c’est-à-dire concordant avec les critères de développement indiqués tout au long des points 1, 2 et 3 de cette contribution.

Souhaiter et avoir donc, la capacité d’agir sur son développement est synchrone.

Lorsque dans un document signé en mai 2022 les présidents de sept régions et collectivités ultramarines réclament une refondation des rapports avec l’État et, en particulier, un droit à la différenciation pour les outre-mer, nous disons que c’est synchrone.

Lorsqu’ils disent par ailleurs :

-« nous devons renforcer le pouvoir réglementaire local »,

-« nous réclamons un droit à l’initiative au niveau local »

-« nous souhaitons plus de décentralisation, moins de recentralisation »,

-« nous demandons le droit à la différenciation pour que les politiques publiques soient plus adaptées aux réalités locales »,

« nous réclamons que l’on nous aide réellement, mais pas virtuellement »

tout ceci est synchrone.  

Lorsqu’ils manifestent leur volonté de commercer, de dialoguer, de co-construire plus librement avec leurs voisins de la caraïbe, du pacifique, ou d’Amérique du sud, pour sortir de l’autarcie dans laquelle ils se trouvent généralement avec un carcan institutionnel, notamment, plus qu’oppressant, ils se montrent tout aussi responsables et synchrones.

Lorsque, par ailleurs, certains élus locaux tentent de mettre en œuvre une politique de « retour au pays » ou de natalité (l’on peut toujours juger de la méthode et des moyens avancés) pour remédier à une baisse inquiétante de la démographie dans leur territoire, ils se révèlent synchrones.

Les 2362 avis, réflexions et propositions de martiniquais (1256) contribuant à une enquête en 2020, les invitant à poser un « regard sur leur responsabilité et sur leur participation citoyenne en Martinique », vont dans ce sens. Leurs préconisations concernant l’avenir de leur pays portent tant sur l’économie et le social, la culture et l’éducation, que sur l’administration et le politique, la santé et le bien-être, ou sur l’environnement et le cadre de vie. [3]

Des balafres de la désynchronisation du développement en outre-mer

Une organisation économique qui privilégie d’abord la consommation (de produits importés) au détriment de la production locale, avec le soutien pérenne implicite ou explicite des grandes administrations de l’Etat institutionnel généralement tenues, gérées par des fonctionnaires majoritairement hors sol -pas intégrés à la réalité locale- participe à la désynchronisation du développement avec son lot de déséquilibres structurels, de violence institutionnelle, politiques, et relationnelles…

Le chômage séculaire et galopant n’est pas en reste avec son train de désappointement psychologique, de violence morale et sociale qu’il génère ; il confirme le décalage entre l’étalage de produits à consommer mis à disposition de tous et le faible pouvoir d’achat d’une multitude.

Une tendance à une « apartheidisation » décomplexée du milieu et des consciences, renforce des pratiques discriminatoires, non révisées par une justice en/à sens trop souvent unique.

L’attente d’une validation d’un représentant de l’État pour conclure généralement un projet de coopération intra- régionale, internationale avec ses voisins (caribéen, pacifique…) ralentit sa mise en œuvre lorsqu’il n’est pas simplement tué dans l’œuf portant parfois des pratiques d’infantilisation des élus locaux à leur paroxysme.

La lenteur (vécue comme une marque de fabrique) des réponses trop souvent apportées par nombre d’administrations locales aux attentes [3] des usagers (particuliers, associatifs ou entreprises), ou le « i bon konsa » (c’est bon ainsi), ou le laisser faire, laisser rouler, malgré la prise de conscience de la nécessité d’agir par beaucoup de responsables et de travailleurs y compris du secteur privé, découragent et freinent les initiatives.

La pratique du « Fanntjou » phénomène comportemental et révélateur des rapports sociaux aux antilles, notamment au sein des administrations et des entreprises, participe de cette logique de désynchronisation. Le « Fanntjou » consiste à écraser l’autre, à saboter son projet ou à être jaloux de sa réussite. [5] Ici, ce n’est manifestement pas la posture de la bienveillance adoptée envers son congénère encore moins la recherche de son bien-être…

Ces quelques éléments de dysfonctionnement relevés parmi tant d’autres ne sont qu’une illustration d’une logique de désynchronisation du développement à l’œuvre en outre-mer.

Il incombe à tous : institutions régaliennes, collectivités locales, organisations syndicales, structures associatives, entreprises publiques et privées, vous et moi de se/nous muer en architectes développeurs conscients des enjeux.

  1. Rompre avec les relations impures

Toute main visible ou invisible extérieure qui se donne pour mission d’acter le développement d’une communauté en lui intimant (validant, dictant) en dernière analyse la posture à adopter [6] quant à ce qu’elle doit faire pour son propre bien, participe à l’organisation de son sous-développement, sécrétion logique de la désynchronisation du développement. Tant dans sa pratique que dans son mode relationnel, elle se révélera phagocytaire dans tous les compartiments de la société sous emprise.

Le développement, tel que nous l’entendons, relève de la responsabilité interne, il est endogène. Politiquement, économiquement, socialement… chacun gagne donc à être acteur à tous les niveaux de son développement. L’on ne se fait pas tout seul, nous en convenons tous. Toute aide saine à ce niveau relève de la co-construction.

La co-construction a :

-pour pratique la co-opération, la solidarité (régionale, nationale, internationale),

-pour philosophie le respect des lois et de ses congénères,

-pour principe la concertation, l’échange gagnant-gagnant.

On ne peut co-construire efficacement avec un responsable politique, un chef d’entreprise…en l’infantilisant, en lui ôtant par exemple son droit à la responsabilité, lui enlevant le respect qui le rend responsable.

La co-opération ne se décline pas en : « vous faites ainsi parce que nous avons décidé que c’est ainsi que cela doit être fait ».

C’est plutôt : « Nous avons ENSEMBLE compris que le meilleur pour vous et pour nous, c’est cela », actons et essayons ensemble.

C’est cela le développement synchrone : acter le bien-être dans le respect des individus, des communautés, des groupes, des territoires.

De même qu’il importe de faire taire toute externalité qui impose, il est tout aussi impératif de rompre avec toute internalité laxiste qui néglige ses responsabilités, son engagement vis-à-vis des siens ou versée dans un « clientélisme rampant », un germe parmi d’autres du sous-développement en outre-mer.

  1. Ouverture

Fort de ce que nous avons exposé quant à notre définition « élémentaire »[7] de la notion développement[8], nous voulons espérer que chacun, individu ou collectivité saura trouver des lettres et des pratiques, en cette matière, empreintes de sincérité et de loyauté correspondant à ce projet de bien-être pour tous. Nous n’avons et nous ne défendons qu’un seul bien commun, qu’une seule attitude, la bienveillance [9].

  1. François Perroux, Qu’est-ce que le développement ? Etudes, Janvier 1961, p 16

  2. Ph. Hugon, Economie du développement, Paris, Dalloz, 1989

  3. Que veulent les martiniquais ? Résultats d’une enquête à laquelle ont répondu 1256 martiniquais et réalisée sous la direction de Miguelle Hilaire, Présidente de StandUP 972 et de Pierre Pastel, Sociologue. Disponible en librairie en Martinique et en version numérique sur : www.STANDUP972.COM, 2021

  4. Demande de financement de projets, de paiement d’actions déjà réalisées, ou autres requêtes formulées face aux carences en matière de fourniture d’eau et d’électricité…

  5. Ce phénomène n’est ni « une vue de l’esprit », ni « une pratique exclusive dans les relations humaines aux Antilles ». Pointé du doigt par nombre d’observateurs et d’auteurs (-Nifle clarifie, Patricia Braflan-Trobo, Jean-Philippe Branchi …), le « Fanntjou » se signale comme un réflexe préoccupant. Voir ce qu’en dit Errol Nuissier psychologue clinicien, psychopathologue dans un reportage de Daniel Bétis du 5 avril 2019/Martinique 1ère : Le « Fanntjou » révèle la nature des rapports sociaux aux Antilles – Martinique la 1ère (francetvinfo.fr)

  6. Sous l’effet de manipulation des consciences, de jeux démocratiques faussés, de soutien implicite ou explicite à des positionnements monopolistiques faisant fi des lois du marché, ou usant de brandissement d’étaux financiers.

  7. Voir notre introduction.

  8. Pour une lecture plus approfondie sur ce sujet majeur, lire : « Collectivités Territoriales D’Outre-Mer / Les Clés du Développement » du Groupe L’Ouverture. Ouvrage collectif, sous la direction d’Antoine DELBLOND, Professeur agrégé de droit public. (4ème trimestre 2023)

  9. Pierre Pastel. Je veux parler à un humain, Editions Les 3 Colonnes. Mai 2022. 125 p

Pierre PASTEL

Sociologue/Psychothérapeute/Coach

*Sociologue, Enseignant/chercheur à l’Université Paris 8 (Institut Maghreb Europe) pendant une trentaine d’années, ses travaux de recherches et ses nombreux articles ont porté, notamment, sur les problématiques liées à la fracture sociale et urbaine ou à l’épineux écueil de la discrimination dans nos sociétés. Il a été, par ailleurs, professeur, de psychosociologie de groupe et de management à l’IUT de Montreuil, une dizaine d’années.

Mars 2023