— Par Xavier Chevallier —
Un an après le centenaire de la naissance du plus illustre des Martiniquais, on commémore le centenaire du début de la Grande Guerre. Cela est l’occasion de nous rappeler qu’une autre personnalité originaire de Basse-Pointe, le Dr Hippolyte Morestin (1869-1919), s’illustra en soignant les soldats français grièvement blessés au visage, les « Gueules cassées ».
La Martinique dans la tourmente de la Grande Guerre
La Grande Guerre fut un conflit d’une ampleur sans précédent en raison du nombre de belligérants – pays et empires- impliqués, des moyens matériels et humains mis en œuvre, de l’étendue des régions touchées, des destructions occasionnées et du nombre très élevé de victimes : plus de 8 millions de morts et environ 20 millions de blessés. La Martinique, bien que située à 7 000 km des combats qui se déroulèrent principalement sur le continent européen, ne fut pas épargnée par cette grande tragédie du début du 20ème siècle qui bouleversa à jamais l’ordre du monde. En effet 8 788 de ses ressortissants furent envoyés au front, parmi lesquels, officiellement 1 876 sont « morts pour la France » soit un homme sur 5. Quant à ceux qui en réchappèrent, ils furent physiquement et moralement marqués à jamais.
Il est à souligner que la participation de la Martinique à la Guerre 1914-1918 fut le résultat d’une longue série de revendications de ses représentants qui souhaitaient être traités à égalité avec les citoyens de métropole, et à ce titre être en mesure d’accomplir leur devoir vis-à-vis de la « Mère patrie ». Selon les journaux de l’époque, c’est dans un climat d’enthousiasme et de patriotisme que la déclaration de guerre fut accueillie dans l’île, en particulier à Fort-de-France. Encore faut-il nuancer en raison du caractère lointain que pouvait revêtir le conflit aux Antilles. Il n’en reste pas moins que des milliers d’hommes quittèrent la Martinique, fiers d’accomplir leur devoir militaire, sans se douter des cruelles déconvenues, voire de l’enfer qui les attendaient.
Aujourd’hui, les monuments aux morts érigés dans la quasi-totalité des communes demeurent les seules traces visibles du prix du sang versé par les Martiniquais. Mais grâce au travail de plusieurs historiens, notamment aux recherches entreprises depuis les années 2000 par Sabine Andrivon-Milton, Docteur en histoire, la participation de la Martinique à ces tragiques événements est mieux connue. Le centenaire des débuts de la Grande Guerre est l’occasion de remettre en lumière cette période mais aussi de nous pencher sur certains parcours individuels hors du commun comme celui d’Hippolyte Morestin.
L’autre natif de Basse-Pointe
Qui était donc Hippolyte Morestin, dont une rue principale de Basse-Pointe porte le nom? Célèbre médecin hospitalier en exercice à Paris depuis la fin du 19ème siècle, il soigna pendant la guerre 14-18 des centaines de soldats affreusement blessés à la tête, complètement défigurés et surnommés pour cette raison les « Gueules cassées ». Il faut savoir que cette expression – qui peut heurter par sa crudité – fut inventée vers la fin du conflit par le colonel Yves-Emile Picot (1862-1938), lui-même gravement blessé au visage et co-fondateur de l’Union des Blessés de la Face et de la Tête créée en 1921.
Examinons la vie et le parcours exceptionnel du docteur d’origine martiniquaise : né le 1er septembre 1869 à Basse-Pointe, il appartient à un milieu aisé ; son père est un médecin qui trouvera la mort lors de l’éruption de la montagne Pelée du 8 mai 1902. Mais Hippolyte Morestin échappe à ce funeste destin car il se fait renvoyer du Séminaire Collège de Saint-Pierre à cause de ses mauvais résultats scolaires et de sa personnalité difficile. De ce fait -et c’est sa chance – ses parents l’envoient étudier à Paris où il obtient facilement le baccalauréat avant de poursuivre des études de médecine et de commencer une brillante carrière.
Un chirurgien réputé et reconnu par ses pairs
Son parcours professionnel est remarquable. En 1890, il est interne des hôpitaux de Paris à 21 ans. En 1899, il est l’initiateur d’une technique d’opération du cancer du plancher de la cavité buccale dite de Morestin. Agrégé de chirurgie en 1904, membre titulaire de la Société d’anatomie et de Chirurgie en 1907, c’est un praticien aguerri et un chercheur obstiné dans sa lutte contre le cancer. Il est également professeur d’anatomie à la Faculté de Paris. En 1914, il intervient au Congrès international de chirurgie à New York. En 1915, il effectue la première greffe cartilagineuse selon une méthode qui porte toujours son nom. Tout au long de sa carrière, il reçoit plusieurs confrères étrangers de passage à Paris qui assistent à ses opérations. Il est une référence pour nombre de chirurgiens qui deviendront des sommités dans leur discipline.
Infatigable travailleur, d’un grand dévouement pour ses patients, il se montre néanmoins difficile, voire méprisant vis-à-vis de certains confrères, en particulier les dentistes. Ainsi, lorsqu’il est nommé chirurgien chef à l’AmericanFace and Jaw Hospital créé en 1916 pour désengorger l’hôpital du Val-de-Grâce où il conserve ses fonctions, ses exigences et notamment son refus de traiter d’égal à égal avec les chirurgiens-dentistes, compromettent partiellement le bon fonctionnement de l’établissement américain. Il cesse progressivement d’y exercer et l’hôpital finira par fermer ses portes sans qu’un successeur à Morestin soit nommé.
Le médecin des « Gueules cassées »
Le Dr Morestin est donc un médecin réputé, chef du service ORL à l’hôpital Saint-Louis de Paris, lorsque l’on fait appel à lui à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce réaménagé, agrandi et consacré à la chirurgie maxillo-faciale, quelques mois après le début du conflit. Le 14 décembre 1914, il y organise le centre de chirurgie réparatrice ; le Service des blessés de la face est créé officiellement le 5 janvier 1915. Il disposera de plusieurs centaines de lits (480 en août 1919).
Désormais, Hippolyte Morestin s’occupe des blessés de guerre horriblement défigurés et devient le médecin de ceux qu’on appellera les « Gueules cassées ». Pendant plus de quatre années, il prodiguera des soins à ces soldats cruellement blessés et améliorera les techniques de chirurgie faciale. Ainsi, il contribuera à redonner un visage et une dignité à ceux que la guerre avait mutilés.
Ses écrits professionnels témoignent de son intense activité durant la guerre : « entre 1914 et 1918, il publie pas moins de 45 articles dans les Bulletins et mémoires de la société de chirurgie de Paris sans oublier quelques contributions à des ouvrages médicaux. Chacun de ses textes étudie de manière approfondie toutes les étapes techniques et anatomiques de la chirurgie de reconstruction faciale » (Xavier Riaud).
Délégation des mutilés de guerre soignés par H. Morestin et choisis par lui pour se rendre au Traité de paix de Versailles le 28 juin 1919, suite à la demande de Georges Clemenceau.
Une fin prématurée en pleine gloire
C’est ainsi que la Grande guerre accroît davantage la notoriété d’Hippolyte Morestin, faisant de lui l’un des pères fondateurs de la chirurgie faciale et esthétique, connu même en dehors de son milieu professionnel. Le gangster américain Al Capone (1899-1947), surnommé « Scarface » (le balafré), aurait souhaité être soigné par lui et la célèbre actrice française Sarah Bernhardt (1844-1923) a été sa patiente. Mais Hippolyte Morestin n’aura pas le temps de profiter de sa renommée en temps de paix, ni de réaliser l’influence que son travail aura au sein de la communauté médicale. En effet, il meurt à Paris le 11 février 1919, trois mois après la signature de l’Armistice, âgé à peine de 49 ans, suite à des complications pulmonaires causées par la Grippe espagnole, sans doute contaminé par les patients qu’il soignait. Le monde médical est en deuil et lui rend hommage.
Dans ses Mémoires d’une infirmière au Val-de-Grâce, en 1914-1918, Hélène Marie Zoé Baillaud relate ses obsèques : « Tout notre service a assisté à son enterrement : toutes les infirmières en uniformes, tous nos blessés valides. Ces derniers, qui étaient en cours de traitement, souvent pleuraient. Pour l’accompagner à sa dernière demeure nous avons traversé tout Paris à pied, du Val-de-Grâce au Père Lachaise. Dans les rues, tout le monde en silence regardait. Rien ne pouvait être si impressionnant que ce si long défilé de blessés à la face ».
Ainsi s’achève le destin d’Hippolyte Morestin, dont le sort est lié à plusieurs grandes tragédies : celle des 28 000 victimes de l’éruption de la Montagne Pelée où il perdit son père, celle des millions de personnes prises dans la tourmente de la Grande Guerre et enfin sa disparition prématurée à cause de l’une des pandémies les plus meurtrières de l’histoire, la Grippe espagnole qui entraîna la mort d’au moins 30 millions de personnes, soit trois fois plus que la terrible guerre qui venait de s’achever.
La Grande Guerre que l’on croyait être « la Der des Ders » causa d’innombrables blessés qui furent soignés grâce au courage et au dévouement de ces infirmières et médecins qui effectuèrent des prouesses avec les moyens rudimentaires de l’époque, dans des conditions souvent éprouvantes, voire inhumaines. Il est plus que jamais nécessaire de rendre hommage à celles et ceux qui au milieu des atrocités générées par ce terrible conflit, se consacrèrent à soulager la souffrance et la détresse des autres. La vie et le destin d’Hippolyte Morestin en témoignent de façon exemplaire.
Xavier Chevallier
Sources et références bibliographiques :
– Bibliothèque interuniversitaire de Santé : banque d’images et de portraits
http://www2.biusante.parisdescartes.fr/img/?refbiogr=1411&mod=s
– Biographie du Dr Hippolyte Morestin
http://www.mairie-basse-pointe.fr/?q=hyppolite%20morestin
– Conscription antillaise et citoyenneté revendiquée au tournant de la Première Guerre mondiale / Jacques Dumont
http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=VING_092_0101
– La face cachée de Kazeo.com
http://la-face-cachee-de.kazeo.com/biographie-de-soignants/biographie-de-soignants,r1860865.html
– « Gueules cassées » / Wikipédia : l’encyclopédie libre
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gueules_cass%C3%A9es
– Les Gueules cassées, les médecins de l’Impossible / Martin Monestier. Paris : Le Cherche-Midi, 2009
– Hippolyte Morestin (1869-1919) par Xavier Riaud
http://www.verdun-meuse.fr/index.php?qs=fr/ressources/hippolyte-morestin-(1869-1919)
-Histoire des hôpitaux militaire et du service de santé durant la Grande Guerre http://hopitauxmilitairesguerre1418.overblog.com/2014/02/les-bless%C3%A9s-de-la-trogne-au-val-de-gr%C3%A2ce.html
– Lettres de poilus martiniquais / Sabine Andrivon-Milton. – Fort-de-France, S.A.M. Editions, 2008
– Le livre d’or des soldats martiniquais morts pendant la Grande Guerre / Sabine Andrivon-Milton. – Fort-de-France, S.A.M. Editions, 2006
– La Martinique et la Grande Guerre / Sabine Andrivon-Milton. Paris : L’harmattan, 2005
– Monument aux morts de Martinique
http://jm.sutour.pagesperso-orange.fr/visite%20enmartinique/monuments/monuments_aus_morts.htm
– La vie des Martiniquais pendant la Grande guerre / Marie-Lambert Felix-Théodose Petit, Jean-Camile Petit. Extrait de L’Historial antillais, tome V, sous la direction de Roland Suvelor. – Fort-de-France : Société Dajani, 1980
– Wikipedia : l’encyclopédie libre