— Par Michel Pennetier —
Wolfgang von Goethe (1749 Francfort, Weimar1832)
Illustration : Goethe dans la campagne romaine (Tischbein – 1786)
Goethe, né en 1749, est un enfant du Siècle des Lumières, celles de la Raison. Mais ses poèmes de jeunesse et tout le « Faust » exprime la puissance du désir ( à la fois celui de l’amour et celui de la connaissance absolue) qui dépasse les limites de la Raison et peut conduire au tragique. Toute son œuvre ultérieure tendra à concilier ces deux tendances en l’homme et à s’ouvrir à plus de « lumière » conjuguant celle du cœur et celle de la raison.
Son dernier roman « Les années de voyage de Wilhelm Meister » (vers 1820 ) s’ouvre sur les transformations sociales, économiques, spirituelles du début du 19e siècle et sur les possibilités de nouvelles Lumières pour l’humanité.
C’est de cette œuvre dont il sera question à travers deux lectures ( celle de ma jeunesse et celle d’aujourd’hui). En conclusion : que peut nous apporter aujourd’hui la Lumière de l’esprit goethéen ?
Vous vous souvenez sans doute de la lapidaire définition de Kant dans son opuscule « Was ist Aufklärung ? «( Qu-est-ce que les Lumières) : « Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmündigkeit « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme de son état de minorité ( d’enfance) duquel il est responsable », il est responsable de son irresponsabilité! Goethe, né en 1749, est tributaire dans son éducation de l’ambiance des Lumières européennes : Voltaire, Rousseau, Diderot dont il a traduit une pièce, et en Allemagne Leibniz et surtout l’oeuvre dramatique et théorique d’un auteur pas assez connu en France, Lessing, célèbre pour sa pièce sur la tolérance « Les trois anneaux ». Enfin Goethe a été très marqué dans sa jeunesse par la lecture de l’Ethique de Spinoza. Ce que le philosophe d ‘Amsterdam met en valeur, c’est d’une part l’énergie vitale ( le « conatus ») que porte chaque être vivant et sans laquelle il ne peut développer sa puissance d’exister, d’autre part la Raison à laquelle il ne peut accéder que par sa propre réflexion, Raison qui conduit nécessairement à la vérité et à la vertu, c’est-à-dire à l’accomplissement de sa nature faite à la fois d’énergie vitale et de raison. Dans sa jeunesse, Goethe privilégie le premier aspect : les poèmes de jeunesse expriment le désir et l’amour humain et cosmique et la révolte contre un certain rationalisme desséchant ( « Faust ») . Mais le reste de son œuvre exprime la maîtrise de cette pulsion pour accéder à la sagesse, si bien que son oeuvre complète et enrichit les Lumières du XVIII e siècle. C’est ce que j’essaierai de montrer à travers une œuvre de vieillesse, le roman « Les années de voyage de Wilhelm Meister » (Goethe)
D’une lecture de jeunesse ( 1962) à une lecture de vieillesse ( 2020
En 1962, je rédigeai après la licence d’allemand mon mémoire de maîtrise dont le sujet était « Goethe, le peuple et la démocratie », sujet piège, car le grand écrivain n’était ni pour, ni vraiment contre la démocratie, là n’était pas son propos, en tout cas la Révolution française lui répugnait par sa violence et ses excès tout en reconnaissant son inéluctabilité, et la phrase qu’il aurait prononcée à Valmy, « De ce jour commence une nouvelle ère de l’histoire humaine » n’est qu’une constatation lucide et non une approbation.
Il me fallut lire attentivement les dix-huit volumes de l’oeuvre complète, la Hamburger Ausgabe qui venait de paraître, excellente édition avec de précieux commentaires, et traquer tous les signes qui faisaient apparaître l’attitude de l’écrivain par rapport au peuple et à son rôle dans la société. En fait, son point de vue n’est explicable que par l’ensemble de sa pensée, de sa conception de la nature et de l’homme dans la nature, de ses idées sur la formation ( Bildung) et sur les fins dernières de l’humanité. Chez Goethe tout se tient, son œuvre représente en soi une civilisation ou du moins une interprétation de la civilisation occidentale. Sa vision de la vie est fondamentalement évolutionnaire et son œuvre elle-même de « Werther » au « Faust II » et à « Wilhelm Meisters Wanderjahre » laisse apparaître l’évolution constante de sa pensée sans rupture si bien que ce qui était au début ( la passion, le désir d’absolu, l’accomplissement de soi) se retrouve à la fin, mais maîtrisé, dépassé, englobé dans une intuition plus profonde du rapport de l’homme au monde.
Un aperçu de l’ouvrage
Avant de passer à l’évocation de ma lecture d’hier et de celle d’aujourd’hui, il me faut donner un aperçu de ce qu’est cet ouvrage « Les années de voyages de Wilhelm Meister » portant en sous-titre « les renonçants »(die Entsagenden), écrit en grande partie dans la dernière décennie de la vie de l’auteur ( Goethe meurt en 1832)
L’ouvrage se présente par le titre comme la suite d’un autre roman « Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister » écrit entre 1777 et 1794 ( Goethe est né en 1749). Le héros est un jeune homme issu de la petite bourgeoisie qui souffre de l’étroitesse de son milieu et du manque de perspective pour son avenir dans une société très hiérarchisée et fermée. Ce qui lui importe, c’est le développement de sa personnalité et il croit trouver la solution dans le théâtre. Mais une société secrète veille sur lui, « la société de la Tour » ( sans doute, une image idéalisée de la Franc-Maçonnerie) qui l’oriente vers un développement de lui-même en toutes ses potentialités. Cette polyvalence ( Vielseitigkeit) correspond à l’idéal humaniste depuis la Renaissance. Le message des « Années d’apprentissage » c’est donc l’épanouissement de soi-même à travers une culture qui vise à l’universel.
Dans « Les années de voyage » nous retrouvons Wilhelm et la société de la Tour, mais c’est un message apparemment contraire que lui transmet ce groupe, qui d’une société culturelle est devenu une société d’action qui veut répondre aux nouveaux problèmes de la société ( nous sommes passés de l’Ancien Régime aux débuts de la société moderne et de l’industrialisation). Il ne s’agit plus seulement de devenir polyvalent mais au contraire de faire de soi un homme spécialisé, monovalent (einseitig) pour être un membre utile dans la société. Wilhelm est envoyé voyager pour se familiariser avec tous les milieux et trouver sa voie ( il sera finalement chirurgien!). On voit ici la pensée de Goethe se modifier sans rejeter le point de départ. Monovalence et polyvalence sont deux pôles de la formation humaine. Cependant cette nouvelle injonction « Fais de toi un organe ! » implique un renoncement (d’où le sous-titre du roman, les « renonçants » ), renoncement à cette culture d’Ancien Régime qui était celle d’une minorité aisée. Mais le renoncement implique-t-il une tristesse, une nostalgie ? Ce n’est nullement le cas dans « Les années de voyage » quand on voit tous ces personnages actifs et enthousiastes qui se lancent dans de grands projets : trouver une solution à la crise des artisans tisserands qui sont ruinés par la naissance des grands ateliers, préparer leur expatriation vers l’Amérique où la Société de la Tour installe une communauté ou créée de grands ateliers communautaires en Europe. Dans ces descriptions d’une population qui prend son avenir en main ( mais sous la direction des meilleurs, des plus entreprenants) on pense à la littérature des socialistes utopistes qui viendra un peu plus tard. On y perçoit une joie dans l’action qui permet de dire que le renoncement (à l’égocentrisme de la belle âme) s’accompagne sans aucun doute d’un surcroît de vie et d’énergie parmi les hommes.
Dans « Les années de voyage » Goethe rompt avec la définition du roman classique qui implique une histoire avec des personnages, une intrigue, un dénouement, donc une notion de temps. Certes, le personnage de Wilhelm constitue le lien entre les multiples lieux et personnes, cercles de vie qu’il croise mais c’est un lien purement formel, Wilhelm observe, écoute, apprend mais il ne se lie pas. Cet homme est juste un miroir et cela fait penser à la remarque de Stendhal : « Le roman est un miroir que l’on promène le long du chemin ». La notion de voyage implique une durée, mais ici c’est une durée imprécise et neutre, elle aussi purement formelle qui ne produit pas UNE histoire. En revanche il y a des dizaines d’histoires éparpillées à travers le livre qui sont comme des stations durant le long voyage de Wilhelm, des nouvelles, des contes mais aussi de pures réflexions, des sentences, des lettres, des documents. Cette œuvre donne l’impression d’une caisse dans laquelle on aurait accumulé toutes sortes de papiers. De là à penser que le dernier roman de Goethe soit un « fourre tout » où l’auteur a voulu exprimer en vrac ses ultimes pensées, il n’y a qu’un pas que j’ai franchi lors de ma première lecture. J’y ai puisé ce qui me convenait pour mon sujet. Ce faisant, je suis passé à côté de ce qui faisait la substance du livre !
La lecture de jeunesse
Mais je me rends compte aujourd’hui que ma lecture de jeunesse a dépassé et de loin mon souci de chercheur. Elle a laissé des traces dans ma sensibilité, des traces qui ont influencé le cours de ma vie, mes prédilections, mes rêves, certaines décisions importantes. Le voyage de Wilhelm se déroule en partie dans des régions montagneuses qui évoquent les pré-Alpes bavaroises ou le Tyrol. On y circule à pied sur des chemins de terre où l’on rencontre des marchands ambulants, des villages où vivent des artisans-paysans. On pense bien sûr à Rousseau qui a initié le sentiment de la nature, notamment la découverte des paysages de montagne dans la littérature, on revoit en pensée les tableaux des romantiques allemands mais aussi les arrière-plans montagneux des tableaux de Dürer. Mais ce qui caractérise les évocations de Goethe, c’est une précision non-romantique, l’âme ne se projette pas dans le paysage mais au contraire la montagne s’impose dans son évidence, sa dureté et sa pérennité non-humaine et elle est la source chez Montan, un ami de Wilhelm, géologue, d’une réflexion sur les origines de la nature, sur la possibilité de comprendre la nature en tant que »chiffre », de langage codé.
Le thème de l’origine ou plutôt de l’originel imprègne aussi les évocations de la vie humaine dans ces montagnes. Le préfixe « Ur- » en allemand désigne ce qui est premier, à la fois au sens historique ( Urvölker : peuples premiers) et au sens de « fondamental » et donc presque d’ »éternel ». Goethe recherche les « Urbilder » ( les images qui sont au fondement de la vie humaine et aussi au fondement des phénomènes naturels, par exemple la « Urpflanze» , la structure biologique qui est à la base de toutes les formes de plantes).
Deux formes de la piété
Les deux premiers chapitres du « Wihelm Meisters Wanderjahre » , « La fuite en Egypte » et « La sainte famille » sont consacrés à une image originelle de la vie humaine, celle de la famille et de la petite communauté de vie imprégnée de religiosité. L’artisan-paysan Joseph s’identifie au père terrestre de Jésus en épousant une femme enceinte et en élevant son enfant. Ce récit symbolise la « Hausfrömmigkeit », la piété domestique, familiale, tribale, un univers étroit mais ouvert sur une transcendance et riche en sentiments. Cet univers familial est en relation avec la communauté villageoise à travers le travail, ici le tissage qui met les artisans en contact avec d’autres régions. Le travail manuel, la vie économique que Goethe décrit à travers le journal de Leonardo beaucoup plus loin dans le livre, avec une extrême précision technique est accompagnée d’une ambiance chaleureuse de fraternité entre les êtres. Mais déjà plane le danger de la crise économique avec l’introduction du machinisme. Or, précisément Leonardo est membre de l’association qui prévoit l’émigration en Amérique en fondant une société active qui va regrouper des hommes sous l’égide d’un nouvel ethos, celui de la « Weltfrömmigkeit » , la piété mondiale, universelle ou la piété pour le monde. C’est la réponse de Goethe aux transformations techniques et économiques du 19e siècle, non pas la solution des physiocrates du 18e siècle, éclairés mais despotiques, ni celle du capitalisme industriel du 19e, mais une sorte de communautarisme animé d’une éthique qui relient les hommes entre eux et les relient à ce qui les dépassent, car toute action est symbole qui relie le terrestre au spirituel . A la fin du roman le journal de Leornado, l’un des concepteurs du projet d’établissement d’une communauté en Amérique, nous informe sur les idées sociales et politiques de Goethe. L’auteur a quelques méfiances vis-à-vis du concept de pure démocratie qui ne serait pas contrebalancée par le principe d’efficacité et donc de hiérarchie selon les compétences de chaque individu. Ce principe il l’admet pour les choses ordinaires, mais il réserve les grandes décisions aux plus compétents et aux plus sages. Dans le fond, Goethe reste un adepte d’un despotisme éclairé qui peut être modulé selon l’évolution de la société. On peut aussi faire référence à la structure des Loges maçonniques de métier du Moyen Age, dont il reste des traces dans la Maçonnerie spéculative avec la distinction Apprenti- Compagnon- Maître où le droit à la parole et à la décision est défini selon le degré de maturité spirituelle et de perfectionnement humain. Pour autant ce serait se méprendre que de considérer les idées sociales de Goethe comme réactionnaires. Comme en tout, Goethe a un point de vue ni réactionnaire, ni révolutionnaire mais « évolutionnaire ». En ceci et contrairement aux romantiques allemands qu’il critique et dont il est pourtant le père par ses œuvres de jeunesse, il regarde vers l’avenir, ce en quoi il reste un homme des lumières.
Les conséquences de la lecture de jeunesse
Enfant de la guerre et de l’après-guerre, s’éveillant adolescent à la politique avec la guerre d’Algérie, écolier qui vivait la classe sans chaleur dans une certaine tristesse, je rêvais d’un autre monde, d’une autre société, d’autres rapports humains. Je passai le bac quand De Gaulle prit le pouvoir. Il fallut déjà « renoncer », choisir une voie et sacrifier toutes les autres. Les Trente Glorieuses, on construisait à tour de bras des cités dortoirs sans âme, la frénésie de la consommation s’installait. Malaise. Je retrouvai la joie en séjournant à la ferme de mes cousins du Berry-Bourbonnais, j’aimais les paysages du Massif Central et des Alpes, Montaigne et Rousseau donnaient forme à ma pensée. Mais aussi la poésie du jeune Goethe qui mettaient des mots, un rythme et des sonorités à mes élans amoureux.
Ce que je retins après la lecture de ce roman de Goethe, ce fut essentiellement … la lumière : lumière des paysages, lumière dans le cœur des personnages, lumière des conversations, lumière de la pensée. Une lumière qui n’a rien de surnaturelle et qui éclaire un monde bien concret où les choses et les êtres se distinguent avec une évidence naturelle. Une lumière que j’ai recherché ensuite partout dans le monde. Et dans cette lumière, il y a les relations entre les êtres où apparaît l’ethos de la communauté ( Gemeinschaft) qui devint ensuite ma recherche personnelle. C’est en effet quelques temps après la lecture des « Années de voyage » que je rencontrai des disciples de Lanza del Vasto qui vivaient dans une communauté nommée l’Arche dans le sud de la France. Lanza del Vasto , poète et mystique, disciple de Gandhi, avait fondé un lieu de vie où la non-violence s’appliquait aux choses les plus quotidiennes de la vie. Par ailleurs les membres de l’Arche, par des manifestations ou des jeûnes s’impliquaient dans la lutte contre l’armement nucléaire. Quand je vins pour la première fois à l’Arche, j’eus l’impression de retrouver les artisans que Goethe décrivait dans son roman, comme si le rêve devenait réalité.
Mon engouement pour l’Arche ne dura que quelques années. La pensée de Lanza del Vasto était foncièrement mystique et religieuse s’appuyant sur des commentaires des Evangiles, la vie dans la communauté, aussi sympathique fût-elle, était marquée par certains rites religieux auxquels je n’étais guère disposé. C’était une sorte de « piété domestique » qui ne me convenait pas. A la lecture de Goethe, j’avais perçu la piété domestique – aussi séduisante fût-elle comme une forme dépassée par la piété universelle. C’était cette dernière que je recherchais et non le repli sur ce qu’il fallait bien appeler une « secte ».
Pourtant, c’est bien ma prédilection pour les formes premières de la vie humaine, les « Urformen », qui a déterminé ma pensée puis mon action. Passion pour les œuvres de Lévi-Strauss, décision de faire une licence d’ethnologie, et finalement la lecture de « Dieu d’eau » de Marcel Griaule qui m’entraîna à rendre visite au pied de sa falaise à l’ethnie malienne des Dogon, rencontre capitale qui me décida, après la proposition de représentants du village, de créer les conditions de construction d’un barrage pour installer un périmètre maraîcher nécessaire à la survie de cette population. Ma décision fut sans hésitation, ni réflexion tant cette décision était le fruit inconscient, entre autre, de la lecture des « Années de voyage », j’entrais dans la sphère de la Weltfrömmigkeit », d’une piété visant à l’universel, d’une éthique agissante qui s’ouvre à toute humanité.
La lecture de vieillesse, la religiosité goethéenne
Et voici qu’aujourd’hui je reviens à la source, je relis après plus de 60 ans l’ouvrage de Goethe. Le grand âge m’a-t-il permis de découvrir quelque chose de nouveau que je n’aurais pu découvrir tel que j’étais à vingt ans ? Indéniablement oui, mais comment le formuler ? C’est un « secret évident » que Goethe évoque en passant, l’air de rien, en peu de mots au détour d’une conversation tandis qu’on vient de lire des pages et des pages de descriptions très précises de choses concrètes ou de conversations mondaines. Goethe n’est pas seulement philosophe, il est poète, il ne pense pas en concepts mais en images. Il ne démontre pas, il évoque et il VOIT.
La lecture de vieillesse se penche sur la religion de Goethe. Deux éléments sont particulièrement importants : le chapitre qui s’intitule « La province pédagogique » et le personnage d’une femme, Makarie, qui apparaît en plusieurs passages du roman.
La Province Pédagogique est un institut à la campagne chargé de former les futurs êtres humains qui agiront dans le sens de la « Weltfrömmigkeit » ( la piété universelle). On leur apprend trois formes de respect : le respect pour ce qui est au-dessus de nous ( la transcendance, la loi morale), le second pour ce qui est notre égal ( le semblable, le frère humain), le troisième pour ce qui est en-dessous de nous ( celui qui souffre) Le premier respect correspond à la religion de l’Ancien Testament, le second correspond au message de Jésus durant sa vie, le troisième correspond à la crucifixion. Dans cette école, des fresques illustrent les deux premiers respects. Curieusement il n’y a aucune fresque qui illustre le sacrifice du Christ. Surpris Wilhelm, le visiteur, interroge son guide au sujet de cette absence. Celui-ci répond : cette scène est trop terrible pour être montrée, elle est le mystère le plus puissant que l’on ne peut dévoiler. Goethe, en effet, ne peut concevoir le mal comme une puissance métaphysique (le diable). Il parle certes du tragique dans l’existence humaine, le « démoniaque », une force ni bonne, ni mauvaise qui croise le destin humain, elle exerce son emprise sur l’homme quand celui-ci se croit tout puissant comme Faust. Mephisto, ce diable qui se met au service de Faust, n’est qu’un pauvre diable incapable de satisfaire son maître ! Pour Goethe, le renoncement à la toute-puissance, la connaissance de soi et de ses limites rend possible une vie humaine en accord avec ce qui est ( la nature, l’ordre des choses), même si le message de la croix n’est pas nié mais reste un insondable mystère qu’il vaut mieux cacher.
Le respect ( « Ehrfurcht » : la crainte respectueuse) , illustré ici par la religion de l’Ancien Testament, englobe en fait l’attitude fondamentale de toutes les religions. Goethe connaissait bien l’islam et l’aimait comme l’indique sa recréation de la poésie du poète iranien Hafez dans le « Divan oriental-occidental ». Dans une note à cet ouvrage, il prouve sa connaissance et sa compréhension pour la religion de Zoroastre où le respect dû au Créateur se concrétise par un respect quotidien dû à sa création, la nature ( une religion écologiste, dit Goethe). Je n’ai pas trouvé trace dans l’oeuvre de Goethe d’une connaissance des religions orientales ( Bouddhisme, Taoïsme), qui n’ont été transmises à l’Occident qu’après sa mort. Il aurait peut-être eu une difficulté avec le Bouddhisme qui souligne la souffrance dans la vie humaine mais toute la doctrine consiste à nous en délivrer, en revanche il aurait accueilli avec enthousiasme l’attitude taoïste, si proche de la sienne. Du moins c’est ce que j’imagine par rapport à ma propre évolution. Eduqué dans un milieu athée, mais curieux à l’adolescence du phénomène religieux sans pouvoir adhérer à aucune forme de religion instituée, l’attitude de Goethe est devenue la mienne : chaque religion est un reflet d’un absolu inaccessible en son fond à l’esprit humain. Sans ce reflet en chacun et dans la société, l’individu et la société sont dans l’errance et la souffrance. Le terme de « piété » ( Frömmigkeit ), un leitmotiv des « Années de voyage », qui désigne l’ambiance spirituelle des communautés traditionnelles et celles des futurs constructeurs du monde moderne montre bien que la société humaine ne peut se passer sans risque du rapport à la transcendance, ou plutôt pourrait-on dire d’une « transimmanence » La « piété pour le monde »( Weltfrömmigkeit) est une forme de laïcité imprégnée de spiritualité.
Dans certains passages des « Années de voyage », Goethe lève le voile sur le « secret évident » ( offenbares Geheimnis) qui révèle indirectement le fond de sa pensée. Et c’est notamment à travers le personnage de cette femme Makarie que l’on pourrait dire une « sainte goethéenne ». Elle exerce un pouvoir thérapeutique sur les âmes par quelques mots ou par sa seule présence. Depuis l’enfance, elle vit en communion avec le cosmos, autrement dit son cosmos intérieur est à l’unisson du cosmos extérieur. Cela nous rappelle les paroles du mythique égyptien Hermes Trismégiste dans la « Table d’Emeraude » : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut pour faire le miracle d’une seule chose ». Entre le haut et le bas, il y a un rapport de miroitement. Toute chose terrestre,relative, reflète du céleste, de l’absolu, du spirituel. La pensée symbolique est donc ce qui permet de faire le lien entre le signifiant et le signifié. De ce fait, étudier les choses du monde, la croissance des plantes et la lumière comme l’a fait Goethe lui-même, la géologie comme le fait Montan, le mouvement des planètes comme le fait le mari de Makarie, l’action sociale comme le fait la société de la tour, l’innovation pédagogique comme le font les maîtres de la Province pédagogique, tout cela est une approche du secret qui réside dans une vision de l’unité du monde, d’un rapport de miroitement entre le terrestre ( le concret ) et le céleste, l’absolu, le fond du fond des choses, le divin, l’esprit.
Pour bien préciser les choses, je vous citerai un passage du roman. Il s’agit d’une conversation entre Wilhelm et Montan, le géologue. Ils sont en excursion en montagne. Montan dit « Si je traitais ces fentes et ces veinures comme des lettres d’un alphabet, cherchais à les décoder, à les traduire en mots et à les lire,aurais-tu quelque chose contre ?– Non, répond Wilhelm, mais ce serait un alphabet bien vaste – Plus étroit que tu ne penses, il faut l’apprendre comme un autre. La Nature n’a qu’une seule écriture … L’ami répliqua en souriant : « Mais on va discuter ton interprétation « –« C’est bien pourquoi, je ne parle à personne de cela, pas même à toi, parce que je t’aime bien et ne veux faire commerce d’ un fatras de mots creux et faire semblant d’échanger ». On voit bien que Goethe évoque là une science ésotérique différente de la scientificité qui s’est développée depuis le XVIIe siècle et qui est représentative des Lumières. Je serais tenter de rapprocher ce texte d’un ouvrage très romantique « Les disciples à Saïs « de Novalis, un pur romantique qui évoque un rapport et une compréhension de la Nature à la fois par l’intelligence et la sensibilité ( le Gemüt ). Oui, Goethe est un homme des Lumières mais il les subvertit aussi, les dépasse par une vision globalisante qui relie toutes les capacités humaines. Son tempérament poétique lui fait prendre des chemins ne ne sont plus ceux des sciences rationnelles. Mais il l’exprime avec beaucoup de prudence, il maintient une dualité où les deux termes raison- sensibilité entrent en relation et se fécondent mutuellement. ( voir Rudolf Steiner et l’anthroposophie , une dérive? Steiner transforme les intuitions de Goethe sur la nature en savoir pseudo-scientifiques en médecine, en agriculture, en psychologie)
Bien sûr, cette profondeur dans la vision goethéenne du monde, de l’homme et de la vie, sa religiosité, ma lecture de jeunesse ne l’a pas perçue vraiment , mais ma sensibilité en a cependant été imprégnée plus ou moins inconsciemment par les images, par la beauté de la langue qui ont fait leur chemin dans mon âme, a informé ma vie, suscité des amours, des engagements et des actions
Vision du monde et unité de l’oeuvre
La lecture de vieillesse découvre que le dernier roman de Goethe n’est nullement un « fourre-tout », mais qu’il est régi par un ordre supérieur, une vision de l’unité du monde ( un monisme) où à travers la diversité des milieux et des activités humaines s’exprime le « secret évident » dont chaque personnage ou groupement humain est le porteur.
La vision moniste du monde où tout est relié – matière et esprit, vie individuelle et vie sociale, travail pratique et réflexion philosophique – je me la suis appropriée à la lecture de Spinoza. Le langage rigoureusement rationnel du philosophe traduit ce qui est présent dans le langage imagé et poétique de Goethe. Or Goethe précisément fut dans sa jeunesse marqué par l’oeuvre de Spinoza. Monisme philosophique ou panthéisme poétique, les deux conduisent à la joie d’exister, à la perception que tout phénomène, toute action à son niveau peut être un reflet de l’absolu.
La vieillesse contemple plus qu’elle n’agit – chaque chose en son temps et il faut savoir renoncer(« entsagen » selon la sagesse goethéenne). Cette contemplation s’ouvre sur une religiosité sans limite qui puise à toutes les traditions spirituelles, qui accueille toute la beauté du monde autant que son ultime mystère.
N’est-ce pas là, l’accomplissement des Lumières ? Le passage de l’homme de l’état de minorité ( d’irresponsabilité ou de folie) à un homme adulte, à la fois actif et contemplatif, un homme doté de savoir et de sagesse, un homme de lumière, un homme qui ne juge pas en fonction des notions superficielles de bien et de mal, mais qui cherche à comprendre et donc à guérir
Mais ce n’est pas seulement sur un siècle – celui des Lumières, celui de la vie de Goethe – qu’il faut juger l’oeuvre du poète, mais sur les quatre siècles passés depuis la Renaissance et sur les deux millénaires depuis la naissance de la pensée grecque. Goethe est dans une large mesure un descendant de Luther et d’Erasme, deux figures jumelles et antithétiques. Luther nous a apporté la liberté de penser, dit-il , mais comme la Révolution de 1789, la Réforme a apporté le désordre et a chassé la « ruhige Bildung » ( une culture pacifique). Pour autant Goethe adhère autant au réformateur qu’à l’humaniste. Se tournant vers l’avenir ( dans « les Années de voyage de Wilhelm Meister ») Goethe prévoit la révolution industrielle, la prédominance de l’Amérique, la mondialisation de la culture. Il les envisage comme des phénomènes positifs, une expansion de la vie de l’humanité dans la mesure où l’homme conservera la mémoire de la culture passée, les valeurs de la culture bourgeoise universaliste dont il est le plus grand représentant comme le souligne Thomas Mann dans ses articles et discours de 1949. Mais Thomas Mann le dit avec la pleine conscience que ce monde bourgeois a disparu ou s’est discrédité avec les deux guerres mondiales, la Shoah, le colonialisme etc …Ce qui a domine la culture au XXe siècle, c’est le sentiment de l’absurde, la description d’un monde d’une violence extrême, l’analyse d’un être humain soumis aux pulsions mortifères ( Freud, mais c’est dans un esprit goethéen qu’il envisage de possibles guérisons) Il s’agirait alors de repenser les lumières goethéennes à l’aune du présent. Vaste programme qui pourrait être entrepris d’ici à 2032 lors du bi-centenaire de la mort de Goethe. Mais pour mon compte, je crois pouvoir dire qu’au milieu du désordre du monde, la pensée goethéenne fondée sur une culture de soi qui s’ouvre au monde, la conscience d’un univers que l’homme peut appréhender par la pensée et la sensibilité et y trouver un ordre immanent qui le conforte, je crois pouvoir dire que Goethe nous apporte aujourd’hui encore des raisons de vivre et d’espérer, d’aimer le monde, une orientation lumineuse.mais réaliste fondée sur la connaissance des possibilités latentes de l’humanité. Autant que de l’univers en son infinité.
Goethe : le meilleur des Lumières ? Il faudrait définir ce que veut dire meilleur. La grandeur de la pensée goethéenne est qu’elle dépasse toute définition, qu’elle ne cesse de réunir des opposés complémentaires comme par exemple rationalité et sensibilité, scientificité et mysticisme, rationalisme et religiosité, dépassant ainsi sans cesse les parti-pris, les opinions unilatérales, la pensée dogmatique, bref à l’opposé du fanatisme et de l’obscurantisme. Il est plus encore qu’un homme des lumières, un homme de LA lumière qu’il a adorée jusqu’à sa mort. Vous connaissez sans doute sa dernière parole : MEHR LICHT ! Plus de lumière !
Il y a aujourd’hui en France un philosophe ( à l’origine sociologue) dont la pensée cosmologique, biologique, sociologique et éthique me paraît une démarche similaire à celle de Goethe, réunissant l’ensemble des savoirs actuels en une méthode qui rappelle celle de Goethe avec la notion de polarité et de complémentarité des opposés, aussi bien dans la nature que dans les rapports humains, avec son sens de la complexité de l’homme et du monde au-delà de tout simplisme moralisant ou idéologique. Cet homme c’est Edgar Morin. C’est notre vieux sage lumineux ( il a aujourd’hui plus de 100 ans) qui poursuit comme Goethe la visée des Lumières en son sens le plus profond : élever l’humanité de son état d’enfance ( d’inconnaissance et d’irresponsabilité ) vers la pleine responsabilité de son destin, vers le déploiement de la vie, vers une lucidité qui préserve le mystère de l’univers et de la condition humaine.
Or, qu’elle est la force qui suscite le déploiement de la vie , la force qui agit au tréfonds de la nature et de la sensibilité humaine ? C’est l’amour en toutes ses dimensions Et ce sera le thème de mon prochain commentaire du recueil de poésie « le Divan oriental-occidental », inspiré au poète allemand par sa « rencontre » avec Hafez, le poète persan du 13e siècle.
Les mots, écrits dans les derniers jours de la vie du poète, qui concluent la tragédie du « Faust II » sont :
« Das Ewig-Weibliche zieht uns hinan « ( l’éternel-féminin nous élève )
Michel Pennetier, germaniste