— Par Janine Bailly —
La lumière est crue, blanche, parfois bleue mais plus rarement. Rouge quand est évoquée la séquence attendue de la guillotine, suggérée par le bruit métallique du couperet qui descend sur son rail, et par le mouvement qui jette au sol le comédien avant que ne se fasse le noir. La lumière est dure, agressive, elle s’oppose à l’idée d’un cachot humide et sombre, qui apitoie lorsque l’on pense aux geôles d’antan. Car ce n’est pas par l’émotion que Victor Hugo entend mener principalement ce réquisitoire contre la peine de mort, mais bien en faisant appel à notre faculté de raisonnement. Le texte est d’abord un plaidoyer, à jouer de façon à ce que les mots fassent en nous leur chemin de réflexion, ces mots d’une langue parfaite et acérée qui viennent sous la plume courroucée de l’auteur. Celui-ci, qui dans la préface ajoutée en 1832 met en avant la « fonction politique et morale de son roman », ne déclarait-il pas en effet : « Le Dernier jour d’un condamné n’est autre chose qu’un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort » ? Une déclaration relayée par le final que choisit François Bourcier à sa mise en scène, où l’on entend la voix de Robert Badinter, toute empreinte de gravité, qui dès après l’élection de François Mitterrand à la présidence, obtint que tombât aux oubliettes, avec « la Veuve, L’Infâme machine », la pratique selon laquelle des hommes s’adjugeaient le droit de condamner à mort d’autres hommes.
Certes, il arrive que la musique si belle soit-elle de Vivaldi, Debussy ou Éric Satie, se fasse redondante, surlignant un propos assez fort pour se suffire à lui-même. Nous faire entendre en revanche les bruits métalliques du couperet qui tombe, les portes de la prison brutalement refermées, les chaînes que dehors on met aux forçats en partance pour le bagne, les pas des gardiens qui s’avancent, la rumeur de la foule, et même la pluie qui au-dehors obstinément tombe, cela contribue à créer l’angoisse. Cela eût fait une bande-son suffisante, d’autant que l’appréhension, à chacune de ces agressions sonores, se marque par un recul du corps en alerte, comme si le personnage était menacé dans sa chair… nargué par « cette petite pluie fine et glacée… qui durera plus que lui ».
Certes, la projection d’images plus ou moins actuelles n’était pas nécessaire pour que nous comprenions combien le problème, s’il ne concerne plus notre pays, reste crucial, urgent et brûlant en maintes parties du monde ! S’agissait-il, par ces artifices, de rendre dans l’adaptation de David Lesne, le caractère à la fois réaliste et fantastique du roman ? Plus judicieux sont les dessins aperçus de Victor Hugo lui-même, ruines romantiques de châteaux détruits et hantés, en accord avec le tragique cauchemardesque du propos. Et j’ai aimé entendre dire le « Demain dès l’aube », chant d’amour désespéré du poète à sa fille Léopoldine en son tombeau, me laisser émouvoir quand refusant son destin le prisonnier, mouche prise au piège de la toile, désespérement cherche une issue : « Un moyen de fuir, mon Dieu !… par les portes, par les fenêtres, par la charpente du toit ! quand même je devrais laisser de ma chair après les poutres ! »
Mais en dépit de cette volonté de trop démontrer, de trop bien faire peut-être, le spectacle reste essentiel, interprété avec fougue et passion par un William Mesguich dont la blondeur fragile vient contredire la force et l’énergie. Une puissance de jeu mise au service d’une cause à défendre, encore et toujours ! Un visage expressif, qui peut peindre l’effarement quand la terreur de ce qui va advenir étreint le prisonnier, bouche grande ouverte un moment sur un cri muet à la Edward Munch, puis refermée sur le noir du plateau. Et la face se couvre de sueur, et les cheveux se décoiffent dans cette marche compulsive, le comédien arpentant la surface réduite du plancher qui délimite sur le plateau le sol de la geôle, décrivant tel un fauve en cage d’obsessionnels allers-retours sur le court périmètre qui l’emprisonne. Prenant quelque bref repos halluciné sur un simple tabouret de bois, lisant aux murs les messages gravés des précédents occupants du cachot. Victor Hugo, de même qu’il laisse son personnage dans l’anonymat, sans nom sans précision de ses origines ni de son histoire ni de son crime, par cette litanie nous dit que son réquisitoire a valeur universelle, que tout coupable a droit à rester en vie, que la punition ne peut en aucun cas être la mort. Pour nous inspirer l’horreur de la guillotine, il ne craint pas d’écrire dans un réalisme cru : « … je serai quelque chose d’immonde qui traînera sur la table froide des amphithéâtres ; une tête qu’on moulera d’un côté, un tronc qu’on disséquera de l’autre… ».
Une des réussites du spectacle est sans doute cette façon qu’a le comédien de changer de posture, franchissant d’un enjambement un instant retenu la limite de sa geôle pour venir vers nous, et dire d’une voix déterminée ce qui est du domaine de la thèse chère à l’auteur, et que le personnage aura aussi pris en charge. Le « Ils » accuse, ceux qui jugent et condamnent, le « ils » remet en cause le fonctionnement d’une société qui prétend couper le membre malade ! « Voilà ce qu’ils vont faire de ton père… Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffre pas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée… Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils si sûrs ? Qui le leur a dit ? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier, et qu’elle ait crié au peuple cela ne fait pas mal… tenez-vous-en là, la mécanique est bonne… ». Le dernier moment, crescendo qui dans la sobriété retrouvée conte la préparation du condamné, sa marche à l’échafaud en Place de Grève, la foule avide de spectacle et de sang, ce moment est d’une grande force, d’une grande beauté, qu’on peut imputer au talent de William Mesguich. Il incarne ici viscéralement le coupable, qui maudit ses semblables tout en demandant grâce, qui dit à la face du monde combien il eût été bon de vivre encore !
« Un spectacle qui ne génère pas l’empathie », entend-on à la sortie de la salle : j’adhère à ce choix du metteur en scène, qui plutôt que de chercher à provoquer seulement des chocs émotionnels, nous propose de souscrire à « l’autopsie intellectuelle », au discours argumentatif proposés par Victor Hugo.
Fort-de-France, le 24 janvier 2020
Petit rappel historique :
— Le roman à thèse de Victor Hugo date de 1829. Le 18 septembre 1981, par 363 voix contre 117, L’Assemblée Nationale adopte, après deux jours de débats, le projet de loi portant l’abolition de la peine de mort, présenté au nom du gouvernement par Robert Badinter (garde des Sceaux, Ministre de la Justice).
— Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas Christian Ranucci mais Hamida Djandoubi, guillotiné le 10 septembre 1977 à la prison des Baumettes à Marseille, qui fut la dernière personne à qui l’on fit subir cette peine de mort en France.