— Par Yves-Léopold Monthieux —
Depuis les derniers chiffres de l’INSEE sur la démographie décroissante, des spécialistes et autres observateurs se penchent sur ce phénomène qui pourrait être déterminant pour les choix politiques à venir. Ces chiffres tombent à point nommé pour nourrir des projets en vue de l’élection de la Collectivité territoriale de Martinique. Deux intellectuels connus, le sociologue André Lucrèce et l’anthropologue Gerry Létang, apportent leur éclairage sur la nature du problème jusqu’à, pour le second nommé, esquisser une solution. Pour expliquer la décroissance de la population de ce début de siècle, le premier a cru devoir se référer à des déclarations politiques du passé.
Est-il encore besoin, en effet, de faire appel à des propos tenus par des leaders indépendantistes pour qui, loin de se préoccuper d’avenir démographique de Martinique, il s’agissait de faire feu de tout bois pour combattre le système politique français en vigueur. Edouard Glissant, membre fondateur du FAGA, le grand frère de l’OJAM, est cité pour sa métaphore douteuse : « Le pays, vidé de son sang jeune sera sans ressort et pourra être tenu en toute quiétude ». Pour l’admirateur de la rébellion algérienne, le mot « sang » n’est pas choisi par hasard. Il n’a pas fait allusion aux « bras » qui pourraient manquer au développement du pays ? « Le pays pourra être « tenu » », craint-il (sous-entendu par la France). Il ne fut pas le seul ami de la révolution algérienne à y aller de son couplet. La Martinique « vidée de ses forces vives » sera le mot de Marcel Manville. Or, selon les chiffres officiels, « de 1962 à 1982, la population martiniquaise est passée de 270 000 à 325 000 habitants, soit 55 000 habitants de plus en seulement 20 ans ». Ce ne fut certainement pas dû à un apport de vieillards ! Je reprends la question posée dans ma précédente tribune : « Est-on certain que ce chiffre (500 000 habitants) serait la condition d’un avenir radieux pour la Martinique et les Martiniquais ? Combien faudrait-il alors de terre agricole à bétonner et de déchetteries supplémentaires à construire » ?
Est-il encore besoin de citer la formule culte de Césaire rapportée par tous et à tout propos : « génocide par substitution » ? L’utiliser dans tous les discours conduit à un amalgame méticuleusement entretenu par ceux qui devraient, au contraire, s’étonner que Césaire n’ait jamais condamné le BUMIDOM. Alors qu’en ce jour de novembre 1975 à l’assemblée nationale, où il s’opposait au projet mort-né d’immigration en Guyane, l’occasion lui était donnée. Le BUMIDOM avait alors 12 ans et l’institution avait déjà été fortement décriée. Il peut paraître surprenant, en effet, que le député martiniquais n’ait pas une seule fois évoqué le BUMIDOM. Sauf, que le maire de Fort-de-France qui recevait à son bureau le directeur martiniquais de cet organisme avait bonne conscience qu’il s’agissait d’aider les Martiniquais les plus modestes et qu’il ne fallait pas charger davantage la barque de sa ville qui devait déjà faire face à l’exode rural. Aussi, laisser planer le doute sur sa phrase et l’instrumentaliser jusqu’à plus soif ne sont pas faire preuve d’une grande honnêteté intellectuelle.
L’analyse de Gerry Létang est plus scientifique et moins empreinte de politique politicienne, même si le vocabulaire choisi pour le titre, « La décrépitude démographique … », pourrait effrayer et sembler donner dans le misérabilisme. Même si les conclusions en forme de proposition (une « immigration incontournable » mais ethniquement choisie) pourraient prêter à caution. L’anthropologue a évoqué la dénatalité, l’émigration, le dépeuplement, le vieillissement de la population, bref, tout le spectre du phénomène démographique ; mais aussi la particularité martiniquaise qui est d’être une île, une terre d’où l’on part et non d’immigration, un pays au niveau de vie artificiel. Il aurait peut-être fallu insister sur le caractère universel et irréversible du phénomène démographique et de l’abaissement annoncé de la population mondiale. Mais ce déterminisme semble se retrouver dans l’expression « immigration incontournable ».
Ses conclusions m’inspirent deux observations. La première est une interrogation contenue dans la tribune visée plus haut : « Il est stupéfiant d’entendre depuis une dizaine d’années des spécialistes martiniquais envisager, à titre de compensation migratoire, la venue d’immigrants en provenance des pays de la Caraïbe. Je ne comprends pas que des Martiniquais veuillent ainsi, à leur profit, dépouiller ces pays de leurs forces vives, en particulier Haïti. C’est une inclination peu vertueuse que, d’ordinaire, nous dénonçons chez les autres ». L’auteur rappelle que l’élite haïtienne continue de s’en aller vers les pays du Nord. Quand on sait que les départements d’Outre-Mer sont dans le viseur des plus modestes, devrait-on les attirer et les encourager à quitter leur pays ? Doit-on avoir l’ambition de protéger son pays du déclin en aggravant celui des voisins ?
La seconde réserve tient à la notion d’immigration recommandée par l’auteur qui a l’air d’une substitution choisie, quasi ethnique. Laquelle devrait provenir de plusieurs azimuts, à l’exclusion, semble-t-il, de l’Europe et de l’Afrique, qui sont pourtant à l’origine des deux principaux apports ethniques de l’identité martiniquaise. « Haïtiens », « Indiens, « Syriens », « Chinois » : une créolisation qui serait curieusement exclusive des Français et des Africains.
Fort-de-France, le 30 janvier 2021
Yves-Léopold Monthieux