— Par Danielle LAPORT
Docteure en Sociologie – Sociologue du travail
Enseignante-chercheure associée à l’Université Paris-Est-Créteil
Co-rédactrice du Rapport sur la chaîne pétrolière en Martinique (ARACT 2009) —
Les années passent et se ressemblent pour la filière carburant dans les DOM. Une situation de crise permanente caractérise ce secteur d’activité. La crise de 2009 qui avait pour revendication la baisse de la vie chère a débuté avec la question du carburant. De nombreux rapports tentent de lire la réalité de ce secteur d’activité singulier. Singularité qui se situe à deux niveaux : la présence des compagnies pétrolières à chaque maillon de la filière et l’encadrement par l’administration de ce secteur d’activité qui en fait un « secteur de prix administré » du fait de situation monopolistique à l’importation, au raffinage et au stockage.
Deux logiques contraires coexistent, une logique habitée par le tout profit et une logique portée par l’intérêt général, pour la gestion et la distribution d’une ressource indispensable au fonctionnement d’un micro-territoire insulaire. Si les décrets se ressemblent quelque peu, le décret LUREL, qui tente de porter réponse à la baisse des prix à la pompe, introduit une variante de taille permettant un contrôle plus affirmé pour un calcul au plus juste des marges afin d’éviter d’importants profits privés.
Cette volonté très claire d’un contrôle plus strict et d’une plus grande transparence, notamment à travers l’article 12 du décret, inquiète les compagnies pétrolières. Cette inquiétude, âprement relayée par les gérants des stations-services, interpelle. L’analyse de leur posture vis-à-vis du décret LUREL ne doit pas se faire au premier degré. Car ces gérants constituent un des maillons symptomatiques d’une filière dont la structuration doit être repensée.
Chaque fois qu’il est question d’agir sur la baisse du coût du carburant, deux maillons de la chaîne sont visés : les stations-services et la SARA (Société Anonyme de Raffinage des Antilles) ; deux maillons pourvoyeurs d’emplois sur les territoires. Le décret LUREL ne remet pas en question l’existence de ces deux maillons. Mais de manière indirecte ces deux maillons (particulièrement les stations-services) connaîtront des lendemains amers car le décret n’est pas allé assez loin pour les protéger de la volonté des compagnies pétrolières de préserver leurs bénéfices.
En effet, la suppression de la SARA comme unité de production et la modification de l’organisation des stations services feraient le jeu des compagnies pétrolières qui continueront à exploiter ce segment d’activité en gagnant davantage puisque des intermédiaires auront été éliminés. Une fois de plus, l’emploi constituerait la variable d’ajustement dans un secteur pourtant ultra rentable. Le rapport Bolliet en 2009, faisait ressortir que la suppression de la SARA ferait gagner 1,6 centimes d’euro à la pompe pour les clients. Par ailleurs, le coût des emplois des stations-services représente pour la Martinique 4 centimes d’euro par litre. Le gain de ces quelques centimes à la pompe pour les clients, peut-il expliquer l’appauvrissement du tissu économique et social des territoires ? En Martinique par exemple, chaque automobiliste en faisant un plein d’essence de 65 litres contribue pour environ 4 euros au maintien de 1000 emplois dans les stations services et 300 emplois à la SARA sans compter les emplois induits.
Dans le même temps, on constate que pour lutter contre le chômage dans l’Hexagone des initiatives, fortement relayées par la presse, émergent pour développer des emplois de service à la pompe dans le cadre des dispositifs d’insertion professionnelle. Ces dispositifs explorent et expérimentent actuellement cette niche d’emplois supprimée autrefois, au profit du tout économique. La volonté de supprimer les emplois dans les stations-service en Martinique irait à contre-courant de ces initiatives.
La situation monopolistique de ce secteur et le système d’administration des prix devraient inviter les pouvoirs publics à exiger une totale transparence sur les comptes de l’ensemble des maillons de la filière et sur les relations contractuelles au sein de la filière, notamment entre compagnies pétrolières et gérants.
En effet, les contrats de location gérance entre les compagnies pétrolières et les gérants des stations-services, véritables CDD pour les gérants, sont un non sens dans un tel contexte et ne devraient plus exister afin d’éliminer les situations de dépendance / soumission des gérants aux compagnies pétrolières. Ici et maintenant, les clauses des contrats de location gérance devraient être revues et soumises à l’approbation des pouvoirs publics, pour stabiliser la situation des gérants et éliminer cette situation de dépendance / soumission aux compagnies pétrolières.
Les stations-services ne devraient-elles pas être des délégations de service public au regard de l’importance de cette ressource pour la société ?
Ce lien de dépendance/soumission engendre des travers dans l’application des décrets. Le décret de 2013 à l’instar de celui de 2010 mentionne un prix maximum des carburants et du gaz fixé par le Préfet. Cette indication laisse supposer qu’un prix inférieur est possible. Le prix à la pompe devrait donc bénéficier du jeu de la concurrence. Cette option n’est pas retenue jusqu’à présent par les opérateurs qui affichent le prix maximum, comme prix unique, car la relation financière entre les compagnies pétrolières et les gérants est basée sur le prix maximum.
Il conviendrait de se poser, également, la question de la structure du capital de la SARA, aujourd’hui exclusivement privée, composée de certains grossistes et des compagnies pétrolières. La SARA devrait, elle aussi, évoluer tant dans sa forme juridique que dans ses missions. Elle devrait intégrer les Collectivités territoriales au sein de l’instance de gestion et évoluer vers une plate-forme de recherche et de développement sur toutes les énergies afin de participer pleinement à la transition énergétique. Dans les dynamiques de coopération avec les pays de la Caraïbe et d’Amérique Latine impulsées par les Conseils Régionaux des DOM, la SARA pourrait devenir un pilier de la politique de coopération sur la diversification du bouquet énergétique. La SARA devrait permettre de créer de la valeur ajoutée pour les territoires.
Les transporteurs d’hydrocarbure, autre maillon de la filière, devraient voir leur situation confortée dans l’arrêté de méthode interministériel. En effet, une distinction dans la marge de gros, d’une marge spécifique revenant aux transporteurs de carburants devrait être désormais précisée. Ils devront également bénéficier de la suppression des clauses abusives qui ressortent des contrats entre grossistes et transporteurs d’hydrocarbure.
Comme dans toutes les situations où l’argent est en jeu, la dimension humaine du secteur d’activité n’est abordée que comme un moyen de chantage, c’est le cas présent. La faiblesse de ce décret, à l’instar des autres, est de ne flécher que l’aspect financier en omettant d’introduire le principe de la conditionnalité dont le sens et la portée devraient être analysés sur la base des dimensions humaine et environnementale. Quelles contreparties peut-on exiger sur la prévention et la réduction de la pénibilité pour les salariés, notamment des stations-services, exposés à des produits chimiques par contact et inhalation ? Quelles contreparties peut-on exiger pour le développement de leur employabilité et leur évolution professionnelle, quand on sait que certains passent leur vie sur le même poste ? Quelles contreparties peut-on exiger sur d’éventuelles passerelles avec d’autres acteurs de la filière ?
C’est justement ce secteur d’activité très protégé économiquement, donc atypique dans le paysage, qui devrait donner l’exemple d’une démarche en développement durable dont la définition d’enjeux économiques, sociaux et environnementaux par les membres de l’Observatoire des prix, permettrait d’en apprécier la performance. Le développement durable ne peut plus se contenter d’incantations. L’écriture de ce décret, à l’instar des autres, en pensée partielle autour des questions financières, ne favorise pas l’appréhension des questions de manière globale et en interaction. C’est le moment de changer de logique et de pratique. Le décret LUREL qui ouvre des perspectives pour un « rendre compte un peu plus responsable », peut-il trouver un enrichissement en introduisant le principe de la conditionnalité pour amener progressivement de nouvelles modalités de développement ?