Analyse des facteurs qui mettent en péril les pollinisateurs et l’agriculture en Europe
La prochaine fois que vous verrez une abeille bourdonner autour de vous, rappelez-vous que la plupart des aliments que nous consommons sont obtenus grâce à la pollinisation naturelle des insectes. Cette pollinisation dite « entomophile » constitue un service écosystémique clé que nous fournissent les abeilles et d’autres pollinisateurs. Les insectes pollinisent environ un tiers des cultures destinées à notre alimentation (Kremen et al, 2007). Sans eux, notre productivité agricole serait bien moindre, et jusqu’à 75 % de nos récoltes subiraient une baisse de rendement. Il ne fait aucun doute que la plupart des cultures qui composent notre alimentation – notamment de nombreux fruits et légumes ainsi que certaines plantes fourragères utilisées pour la production de viande et de produits laitiers – seraient gravement affectées par une diminution du nombre d’insectes pollinisateurs, en particulier la production de pommes, de fraises, de tomates et d’amandes.D’après l’étude la plus récente menée sur le sujet, la valeur des cultures dépendant de la pollinisation serait d’environ 265 milliards de dollars (Lautenbach et al, 2012). Bien entendu, il ne s’agit pas là de leur « véritable » valeur, car si la pollinisation était gravement menacée ou venait à disparaître, ce service écosystémique ne pourrait être remplacé et la valeur de ces cultures serait inestimable.Et quelle valeur donner aux couleurs qui, au printemps, illuminent les champs dans les campagnes ? Outre les cultures végétales, la grande majorité des plantes sauvages (près de 90 %) ont besoin de la pollinisation animale pour se reproduire. Ainsi, d’autres services écosystémiques, tout comme les habitats naturels qui les fournissent, dépendent également – directement ou indirectement – des insectes pollinisateurs.Les abeilles – tant les abeilles domestiques que de nombreuses espèces sauvages – constituent le groupe de pollinisateurs prédominant et le plus important en termes économiques dans de nombreuses régions du monde. Cependant, les abeilles domestiques ont été rudement éprouvées ces dernières années, alors que dans le même temps, le nombre de cultures agricoles dépendant de la pollinisation a progressivement augmenté (Kremen and Miles 2012; Garibaldi et al, 2013). Ainsi, les pollinisateurs – les abeilles mais aussi d’autres insectes – jouent un rôle de plus en plus important à l’échelle mondiale, et font d’ailleurs l’objet d’un nombre croissant d’études. Par ailleurs, les abeilles sauvages sont menacées par des facteurs environnementaux, notamment par la pénurie d’habitats naturels ou semi-naturels, et par une exposition accrue aux produits chimiques d’origine anthropique.Le nombre d’abeilles et d’autres agents pollinisateurs – sauvages ou domestiques – semble être en diminution dans le monde entier, et plus particulièrement en Europe et en Amérique du Nord. L’absence de programmes régionaux et internationaux fiables visant à surveiller l’état et l’évolution du phénomène fait planer une incertitude considérable sur l’ampleur de cette diminution. Cependant, les pertes identifiées sont alarmantes. Au cours des dernières périodes hivernales, la mortalité des colonies d’abeilles domestiques en Europe se situait autour de 20 % (les taux variant de 1,8 % à 53 % selon les pays) (Williams et al, 2010).Le déclin des abeilles Laboratoires de recherche de Greenpeace – Rapport Tech
Nous avons dressé trois constats préoccupants concernant la santé des agents pollinisateurs à l’échelle mondiale :
1-À l’heure actuelle, il n’existe aucune donnée précise permettant de tirer des conclusions formelles sur la situation des pollinisateurs au niveau mondial en termes de quantité et de diversité.
2-La demande en pollinisateurs (tant au niveau local que régional) augmente plus vite que la disponibilité. Nous pourrions donc faire face à une pollinisation insuffisante dans un futur proche voire très proche. En effet, les cultures fortement dépendantes de la pollinisation se développent à un rythme plus élevé que les réserves mondiales d’abeilles domestiques, tandis que la quantité et la diversité des pollinisateurs sauvages sont également limitées.
3-Les populations d’abeilles domestiques sont inégalement réparties entre les régions agricoles : elles sont en augmentation dans certains pays producteurs de miel, mais en baisse dans d’autres pays, notamment dans les régions de forte production agricole aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans de nombreux autres pays d’Europe de l’Ouest.
Dans certaines régions d’Amérique du Nord, d’Asie de l’Est et d’Europe, la valeur de la pollinisation peut atteindre 1 500 dollars par hectare – un service dont les agriculteurs et l’ensemble de la société devront se passer si les pollinisateurs venaient à disparaître (Lautenbach et al, 2012). De vastes régions d’Italie et de Grèce ont une valeur économique importante car elles abritent des cultures dépendantes de la pollinisation. De nombreuses régions d’Espagne, de France, du Royaume-Uni, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Suisse et d’Autriche représentent également une valeur exceptionnelle en termes de pollinisation.
Récemment, plusieurs signes ont donné l’alerte quant à la tension qu’exerce la baisse des populations de pollinisateurs sur les rendements agricoles. L’augmentation des prix de certains produits alimentaires dépendant de la pollinisation observée entre 1993 et 2009 peut être considérée comme une manifestation de cette tension. Si nous voulons éviter que de nouvelles restrictions pèsent sur la production alimentaire, et que des forêts soient rasées pour laisser place à des terres agricoles, nous devons nous attaquer aux facteurs qui mettent sous pression les services de pollinisation, et en particulier à leurs impacts sur les abeilles domestiques et les pollinisateurs sauvages.
Le déclin des populations d’abeilles et de leur santé n’est pas à mettre sur le compte d’un facteur unique. Il est sans doute le résultat de causes multiples, connues et non identifiées, agissant séparément ou en combinaison.
Toutefois, les principaux facteurs qui affectent la santé des pollinisateurs sont les maladies et les parasites, et plus largement les pratiques agricoles industrielles qui affectent de nombreux aspects de leur cycle de vie. Le dérèglement du climat, facteur sous-jacent, met également les abeilles à rude épreuve. Certains pesticides mettent directement en danger les pollinisateurs. L’élimination, dans les pratiques agricoles, des produits phytosanitaires nocifs pour les abeilles est la première étape incontournable à franchir pour protéger efficacement les populations d’abeilles.
Maladies et parasites
De nombreux apiculteurs s’accordent à dire que le varroa destructor, un acarien ectoparasite invasif, représente une grave menace pour l’apiculture dans le monde. D’autres parasites tel que le nosema ceranae se sont avérés très préjudiciables pour l’apiculture dans certains pays du sud de l’Europe. De nouveaux virus et agents pathogènes sont également susceptibles d’exercer une pression accrue sur les colonies d’abeilles.
La capacité de résistance des abeilles face à ces maladies et parasites semble être influencée par plusieurs facteurs, et en particulier par leur état nutritionnel et leur exposition aux produits chimiques toxiques. Certains pesticides, par exemple, semblent affaiblir les abeilles domestiques qui deviennent alors plus sensibles aux infections et aux infestations parasitaires.
Agriculture industrielle
Les populations de pollinisateurs, domestiques ou sauvages, ne peuvent échapper aux impacts nombreux et massifs de l’agriculture industrielle : elles souffrent, d’une part, de la destruction des habitats naturels causée par l’agriculture et, d’autre part, des pratiques agricoles intensives, leurs aires de répartition naturelle se chevauchant inévitablement avec les espaces consacrés à l’agriculture industrielle.
La fragmentation des habitats naturels et semi-naturels, le développement des monocultures et l’absence de diversité constituent des facteurs aggravants. Les pratiques destructrices qui restreignent les capacités de nidification des abeilles, ainsi que l’épandage d’herbicides et de pesticides, font de l’agriculture industrielle l’une des principales menaces pour les communautés de pollinisateurs à l’échelle mondiale.
En revanche, les systèmes agricoles qui respectent la biodiversité et n’utilisent pas de produits chimiques, tels que les systèmes d’agriculture écologique, peuvent être bénéfiques pour les populations de pollinisateurs domestiques et sauvages. Par exemple, le recours à des cultures mixtes permet d’améliorer la diversité de l’habitat des abeilles et donc la richesse de la flore. Les méthodes agricoles biologiques ou écologiques peuvent donc jouer un rôle positif sur l’activité de butinage des abeilles.
Dérèglement climatique
Les populations de pollinisateurs ne seront pas épargnées par les conséquences attendues des changements climatiques, notamment par la hausse des températures, la modification des régimes de précipitations et l’augmentation du nombre de phénomènes météorologiques imprévisibles ou extrêmes. Certains de ces bouleversements pourraient commencer par affecter individuellement les pollinisateurs avant de toucher l’ensemble de leur communauté, engendrant à terme une extinction à grande échelle des espèces de pollinisateurs.
Insecticides
Les insecticides représentent la menace la plus directe pour les pollinisateurs. Comme leur nom l’indique, ces produits chimiques sont destinés à tuer les insectes ; ils sont utilisés en grandes quantités dans l’environnement, essentiellement dans les régions agricoles. Bien que leur rôle dans le déclin global des pollinisateurs reste encore mal défini, il est de plus en plus évident que certains insecticides, aux doses régulièrement appliquées dans les systèmes agricoles intensifs, ont des effets dévastateurs sur les pollinisateurs – tant au niveau de chaque spécimen qu’à l’échelle des colonies.
Les insecticides appliqués à des doses faibles et non létales produisent sur les abeilles des effets divers et variés, pouvant être classés en fonction de quatre catégories
1) Effets physiologiques : ils se produisent à de multiples niveaux et ont notamment été évalués en termes de taux de développement (temps nécessaire pour atteindre l’âge adulte) et de taux de malformation (dans les cellules à l’intérieur de la ruche, par exemple).
2) Perturbations du comportement de butinage : notamment avec des effets manifestes sur le système de navigation et le processus d’apprentissage des abeilles.
3) Interférences avec le comportement alimentaire : effets répulsifs, anti-appétants ou réduisant les capacités olfactives.
4) Impacts des pesticides neurotoxiques sur les processus d’apprentissage (reconnaissance des nids et des fleurs, orientation spatiale, etc.) : ces impacts sont considérables ; ils ont été étudiés et largement identifiés chez les espèces d’abeilles.
Ces effets négatifs observés chez les abeilles indiquent que d’autres pollinisateurs peuvent être victimes des mêmes impacts, et nous montrent qu’il est nécessaire d’appliquer le principe de précaution pour protéger l’ensemble des agents pollinisateurs, sauvages comme domestiques. Par ailleurs, il ne suffit pas de préserver uniquement les cultures attractives pour les abeilles domestiques, car les autres pollinisateurs pourraient toujours être exposés aux impacts des pesticides nocifs pour les abeilles.
Source : Greenpeace