—Par Franck Johannès —
C’est un petit livre, une grosse centaine de pages, « écrites au pas de charge durant cette poignée de nuits plus calmes » de la fin de l’année. Un cri de colère, mesuré, raisonnable et passionné, dans ce style fleuri et un peu ampoulé qui est l’inaltérable marque de fabrique de Christiane Taubira. « Le temps n’est pas à l’ordinaire », rappelle paisiblement la garde des sceaux, alors qu’aucun ministre de la République, depuis Roger Salengro qui s’est tué en 1936 après l’ultime crachat au visage d’un inconnu, n’a été à ce point traîné dans la boue.
« Le temps n’est pas à l’ordinaire. Sinon l’ordinaire du malheur qui s’annonce et que l’on choisit d’ignorer », écrit la ministre dans Paroles de liberté (Flammarion, 128 pages, 12 euros), publié le 5 mars. C’est la seule qui cite encore le grand Frantz Fanon, « l’essentiel n’est pas ce que l’on a fait de toi, mais ce que tu fais de ce que l’on a fait de toi ». Les insultes, pendant le long combat du mariage pour tous l’ont grandie, mais bien sûr l’ont touchée.
« C’est pour qui la banane, lui a dit une petite fille. C’est pour la guenon ! » Pauvre petite fille, répond Christiane Taubira, « que sera-t-elle préparée à connaître du monde, et donc à comprendre d’elle-même, si des adultes, dont ses parents, parasitent encore longtemps l’innocence de son âge et y assèchent ces trésors de curiosité, de gourmandise pour l’autre, de goût pour l’inconnu qui, communément, l’habitent ? »
Plus tôt, une obscure candidate du FN, retournée depuis dans les poubelles de l’Histoire, avait déclaré qu’elle préférait voir Christiane Taubira « dans les branches des arbres plutôt qu’au gouvernement » ; Minute a emboîté le pas, et comme disait Pierre Desproges, « il est plus économique de lire Minute que Sartre, pour le prix d’un journal, on a à la fois la nausée et les mains sales ».
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Les anti-mariage pour tous ont pour certains été jusqu’à l’agresser physiquement, sans compter les torrents de boue sur Facebook ou Twitter, « là où la bêtise peut circuler même quand le mazout de la haine et de la vulgarité lui englue les ailes, des doigts bouffis par la lâcheté flasque de l’anonymat tapaient, dans la rage de leur insignifiance, des mots qui se voulaient méchants, blessants et meurtriers ».
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Christiane Taubira a respiré un grand coup, et essayé d’écrire sur « l’impensable », le racisme, de sa jeunesse à Cayenne à la fac à Paris, de ces boulots qui n’étaient soudain plus disponibles lorsque les employeurs voyaient qu’elle était noire. Elle a l’humilité de comprendre qu’elle a les moyens de se défendre que n’ont pas les milliers de ses frères qui vivent cela tous les jours. La ministre, à grand renfort de citations, plaide pour la République, la démocratie, dans la deuxième partie, un peu plus faible, du livre. Les cyniques trouveront la chose convenue, mais c’est la colonne vertébrale de Christiane Taubira, et c’est tout de même respectable.
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