— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
L’idée selon laquelle seul le créole doit être aménagé en Haïti est défendue par une petite minorité de bilingues créole français, bien scolarisés en français, la plupart du temps non linguistes et plus ou moins liés à l’Académie créole. Cette idée, disons-le tout net, exprime un aveuglement volontaire chez ceux des bilingues haïtiens qui nient avec légèreté le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique biséculaire. Est-il aujourd’hui utile de démontrer l’inanité de l’aveuglement volontaire chez ceux qui confondent la juste et nécessaire défense du créole et le mirage de l’unilatéralisme créolophile ? Pareil aveuglement créolophile doit-il avoir préséance sur l’Histoire, sur la sociologie et les sciences du langage ainsi que sur l’impératif de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays ?
Fondamentalisme créolophile et aveuglement volontaire
L’expression la plus récente du fondamentalisme créolophile et de l’aveuglement volontaire se donne à voir dans l’article « Yon sèl lang ofisyèl pou dechouke mantalite nou » (Le Nouvelliste, 31 mai 2018) annonçant la parution en Haïti du livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (« une seule langue officielle ») dans lequel celui-ci, membre de l’Académie créole, plaide pour un unilatéralisme linguistique qui entend exclure l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique, le français.
L’argumentaire de Gérard-Marie Tardieu, selon le compte-rendu de son livre paru dans Le Nouvelliste, s’articule autour de l’idée de « révolution » à mener sur le chantier linguistique afin que le créole devienne la seule langue officielle d’Haïti : « Se konsa GMT [Gérard-Marie Tardieu] panse fòk gen yon revolisyon ki pou fèt. L ap pèmèt lang ayisyen an ak lang kolon an reprann plas yo kòmsadwa. Sa vle di, lang kreyòl la ap sèl lang ofisyèl nou pandan lang blan franse yo ap desann nan dezyèm plas la. ». On notera au passage que l’article reprend le cliché éculé de la « langue du blanc », la « langue du colon », le français, confortant ainsi la fausse idée que cette langue serait, en Haïti, une langue tout à fait étrangère comme l’est le coréen ou le danois. Gérard-Marie Tardieu s’interroge sur la place du créole dans le système éducatif en ces termes : « Kreyòl la, lang pa nou an, jis jounen jodia ap pran imilyasyon. Jis jounen jodiya, li pa jwenn tout plas li nan sosyete a, epi, sa ki pi grav la, li pa jwenn plas li nan lekòl yo tout bon vre. » Il poursuit en s’interrogeant sur le rôle du ministère de l’Éducation nationale dans la tradition de minorisation institutionnelle du créole : « Èske premye lènmi kreyòl la se pa ta ministè Edikasyon nasyonal limenm ? Sistèm nan an reyalite ap fonksyone pou yon ti lelit, se poutèt sa li fèt nan lang minorite a. »
Manifestement Gérard-Marie Tardieu, ignorant les sciences du langage, ne sait pas du tout en quoi consiste la « langue d’une minorité » et une « langue minoritaire ». Pareille lacune théorique lui vaut d’asséner le cliché selon lequel le français serait, en Haïti, la « langue d’une petite élite ». Qu’est-ce à dire ? « La définition la plus communément admise définit une langue minoritaire comme une langue parlée dans un pays clairement défini par opposition à la langue majoritaire de ce (…) pays. Il peut parfois s’agir de langues dites autochtones, ou indigènes, appellations aux connotations presque aussi dépréciatives que celle de « patois » pour qualifier une langue originelle, qui préexistait avant que ne survienne un quelconque processus d’officialisation ou d’uniformisation. » (Pedru-Felice Cuneo-Orlanducci, Les langues minoritaires et régionales, Lingua 610.) Soutenir que le français serait la « langue d’une petite élite » aujourd’hui en Haïti illustre bien les dérives induites par l’ignorance des sciences du langage et l’amateurisme en matière d’analyse sociolinguistique. Au plan de l’analyse sociolinguistique, il est attesté que le français, depuis plus de quarante ans, n’est plus la langue d’une élite en Haïti : en réalité, avec des degrés divers de compétence et de grandes lacunes, il est parlé tant par des locuteurs l’ayant appris dans l’environnement familial que, en majorité, par l’ensemble des locuteurs qui en font l’apprentissage à travers l’École de la république. Ainsi, le jeune créolophone de Cité soleil scolarisé en français dans un lycée de la capitale n’appartient pas à une « petite élite » : sujet des classes populaires, il possède une relative compétence en français. Dans la configuration des rapports de classes en Haïti, le jeune créolophone de Cité soleil, devenu bilingue créole français à travers l’École de la république, n’a aucun lien (social, culturel, économique) avec les détenteurs réels du pouvoir économique, à savoir la bourgeoisie rentière import-export. L’observation objective de la réalité linguistique en Haïti montre bien, contrairement aux clichés pré-linguistiques de Gérard-Marie Tardieu, que ce n’est pas parce que l’on fait l’apprentissage d’une langue seconde à l’école que l’on participe d’un transfert de classe : en cela, faire de l’apprentissage du français une tare linguistique revient à jeter la confusion sur la réalité linguistique au pays. Et c’est bien l’ignorance des sciences du langage qui a conduit l’Académie créole, à laquelle appartient Gérard-Marie Tardieu, à véhiculer la fausse idée selon laquelle les enfants haïtiens auraient des droits linguistiques particuliers sinon spéciaux (voir, à ce sujet, notre article « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle », Le National, 18 septembre 2016).
Le titre même du livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl », illustre la thèse centrale de cet auteur : promouvoir une seule langue officielle en Haïti, à l’exclusion du français lui aussi langue de notre patrimoine linguistique.
Première remarque : certains prédicateurs créolophiles assument que la défense du créole doit obligatoirement se faire sur le mode de l’exclusion d’une autre langue –le français, langue co-officielle depuis 1987. Sectaire et dogmatique, cette posture d’exclusion revient à nier le caractère historiquement constitué de notre patrimoine linguistique bilingue (voir là-dessus nos articles « Le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti : promouvoir une vision rassembleuse », Le National, 25 mai 2018 ; et « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », Le National, 20 août 2017). Cette illusoire posture d’exclusion de la langue française au nom de l’unilatéralisme créolophile a déjà été défendue dans la plus grande confusion théorique par le linguiste Yves Dejean (1927-2018), membre de l’Académie créole, dans « Fransé sé danjé», (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975), et également dans « Rebati » (12 juin 2010) car, dit-il, « Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue. Haïti est des plus monolingues des pays monolingues. »
Seconde remarque : instituer un plaidoyer pour « Yon sèl lang ofisyèl » en Haïti est également une posture anti constitutionnelle puisque l’article 5 de la Constitution de 1987 consigne que le pays dispose de deux langues officielles, le créole et le français. En accordant le statut de langue officielle aux deux langues, les constituants de 1987 ont explicitement inscrit dans la Loi-mère la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue. Gérard-Marie Tardieu –qui prend le contre-pied du vote référendaire massif de la Constitution de 1987–, entend donc, seul, se substituer aux constituants de 1987 et, dans la plus improductive confusion théorique, il prêche l’unilatéralisme linguistique en croyant ainsi mieux défendre le créole. Fantaisiste et borgne, l’unilatéralisme linguistique de Gérard-Marie Tardieu pourrait inciter le Parlement haïtien à voter un amendement constitutionnel dévastateur au sens où le « droit à la langue », qui est un droit majeur de l’ensemble des locuteurs haïtiens (unilingues et bilingues), serait escamoté au profit d’une vision réductrice de la situation linguistique au pays. En cela également, l’unilatéralisme linguistique de Gérard-Marie Tardieu est toxique et pourrait conduire l’État haïtien sur une voie de garage, un cul-de-sac dans lequel les droits linguistiques de l’ensemble de la nation seraient escamotés sinon niés.
Aménager simultanément le créole et le français
Que Gérard-Marie Tardieu plaide pour un enseignement en créole est une bonne chose ; mais qu’il le fasse selon la posture de l’exclusion linguistique est néfaste et participe de l’illusionnisme cultivé par plusieurs défenseurs bigleux du créole. À l’inverse, le plaidoyer le plus rigoureux est bien celui qui pose la simultanéité de l’aménagement de nos deux langues officielles, en particulier dans le système éducatif national : « II est évident que le meilleur support pour enseigner à un enfant est sa langue maternelle. Psychologiquement, c’est le système des signes compris qui marche automatiquement dans son esprit pour s’exprimer et comprendre. Sociologiquement, c’est un moyen de s’identifier aux membres de la communauté à laquelle il appartient. Sur le plan pédagogique, il apprend plus rapidement par son biais que par celui d’un support linguistique qui ne lui est pas familier. » (UNESCO 1953 : 41, Centre for applied linguistics, [2004].) L’incontournable et nécessaire aménagement du créole dans le système éducatif national doit donc être régi par un énoncé préalable de politique linguistique nationale ciblant nos deux langues officielles. Nous l’avons à plusieurs reprises explicité, notamment dans l’article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017).
À bien prendre toute la mesure que les droits linguistiques de l’ensemble de la population haïtienne font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux dans la construction d’un État de droit post-duvaliériste, il est logique et conséquent de poser que l’aménagement du créole doit être au cœur de toute entreprise d’aménagement linguistique en Haïti. Selon la vision des linguistes aménagistes, aménager le créole revient à prioriser –dans l’espace des relations entre l’État et ses administrés, dans le système national d’éducation, dans l’Administration publique–, le « droit à la langue maternelle créole » et à mettre en chantier la future « parité statutaire entre les deux langues officielles » (voir notre article « Nouvel éclairage sur l’aménagement du créole en Haïti », Le National, 3 septembre 2017).
Par un article publié le 31 juillet 2017 dans Le National, « Le monolinguisme créole est-il une utopie ? », nous avons levé le voile sur les mirages du monolinguisme. Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida –auteur, entre autres, de « De la grammatologie » (Éditions de Minuit, 1967) et de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine » (É́ditions Galilée, 1996)–, le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant précise ce qui suit :
« On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (« L’imaginaire des langues : entretien avec É́douard Glissant », par Lise Gauvin ; dans Études françaises : « L’Amérique entre les langues », volume 28, numéros 2-3, automne–hiver 1992.)
L’enjeu, ici, est majeur : plutôt que de prêcher, comme nous l’enjoint Gérard-Marie Tardieu, pour l’exclusion linguistique et le monolinguisme sectaire, il s’agit d’œuvrer à tisser une vision rassembleuse qui consiste à contribuer à l’élaboration et la mise en œuvre du futur énoncé de politique linguistique nationale à partir duquel sera formulée et votée la loi d’aménagement simultané de nos deux langues officielles.
Montréal, le 7 juin 2018