— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
L’article de Pierre-Yves Roy, « Comment transformer le créole haïtien en un produit de développement durable » (Le National, 26 juin 2018) mérite que l’on s’y arrête pour plusieurs raisons. Car à le lire avec la meilleure attention il s’agit manifestement d’un texte confus, verbeux, farci d’impropriétés lexicales et grammaticales et qui ne présente pas d’argumentation rigoureuse capable d’enrichir le débat linguistique.
Une première observation s’impose. De manière générale, on conviendra que tout citoyen a le droit de s’exprimer sur la problématique linguistique haïtienne : celle-ci n’est pas la chasse gardée des linguistes et les spécialistes des sciences du langage doivent être à l’écoute de l’opinion des sujets parlants. En revanche, lorsque des non linguistes estiment être capables de proposer une manière de voir sinon des « solutions » relatives à l’aménagement linguistique en Haïti, ils doivent à leur tour être réceptifs aux enseignements comme aux perspectives formulées par les professionnels de la langue. Mais en ce qui a trait à l’aménagement du créole aux côtés du français, l’amateurisme, il faut en convenir, est une bien mauvaise boussole…
Pour mieux situer le propos responsif de Pierre-Yves Roy, il est utile de rappeler que son point de départ est l’article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 7 juin 2018). L’article « Comment transformer le créole haïtien en un produit de développement durable » fait suite à celui paru sur les réseaux sociaux et sur le site Potomitan le 9 juin 2018 sous le titre « Le créole, seule langue officielle d’Haiti ?
Oui, c’est possible et obligatoire ! », texte de Pierre-Yves Roy lui aussi confus et dénué d’une argumentation rigoureuse et crédible.
Pierre-Yves Roy ne se prive pas d’introduire des éléments de confusion dans son article du 26 juin 2018. Ainsi, il attribue à Gérard-Marie Tardieu –auteur du livre « Yon sèl lang ofisyèl » (« une seule langue officielle »)–, la paternité d’un article paru dans Le Nouvelliste du 31 mai dernier, « Yon sèl lang ofisyèl pou dechouke mantalite nou ». Mais qu’à cela ne tienne, Pierre-Yves Roy dit bien de quel lieu il parle : « (…) c’est interpellé par les interrogations [sic] de quelques-uns de mes lecteurs, et aussi, confiant dans la discipline [sic] de ma formation de financier et d’administrateur des affaires que je me sens obligé de partager avec des intéressés des idées qui leur seront peut-être utiles quand le problème linguistique haïtien aura été résolu. »
Le propos éditorial du « financier administrateur des affaires » mérite d’être bien compris en dépit de sa tortueuse formulation : « La tâche d’établir le CH [créole haïtien] comme seule langue officielle d’Haïti nous est échue [sic] d’un ordre économique et sociolinguistique de taille, qui se fond [sic] sur les trois paramètres suivants: (i) Haïti manque de moyens adéquats pour aménager équitablement deux langues officielles; (ii) la faillite [sic] de la langue française en Haïti, qui affiche un taux inférieur à 10% de locuteurs après plus deux siècles de pratique; (iii) le classement [sic] du créole comme seule langue officielle d’Haïti serait une source de revenus non négligeable à l’économie du pays. » Telle est donc la « thèse » centrale de Pierre-Yves Roy : faire du créole la seule langue officielle d’Haïti serait, pour le pays, une source de « revenus » non négligeable. Le lecteur attentif aura noté que le « financier administrateur », loin d’en faire la démonstration argumentée, se garde de chiffrer de tels revenus à l’échelle du pays. Selon la même « logique » de l’absence de démonstration, Pierre-Yves Roy ne juge pas utile de démontrer qu’« Haïti manque de moyens adéquats pour aménager équitablement deux langues officielles ». Et confondant l’objet-langue et les moyens mis en œuvre pour l’acquérir, le « financier administrateur », sans doute le seul à avoir mené des enquêtes démolinguistiques au pays, pose qu’en Haïti la langue française en « faillite », dit-il, « affiche un taux inférieur à 10% de locuteurs ». Il y a lieu ici de rappeler que le domaine des statistiques démolinguistiques n’est pas un avatar fantaisiste et qu’aucune institution nationale jusqu’ici n’a fourni de données d’enquête sur le nombre de francophones au pays.
La suite du propos en zigzag de Pierre-Yves Roy n’apporte pas davantage d’arguments éclairants et crédibles. Ainsi, « Comme il en est [sic] pour toutes les autres langues, la connaissance du CH [créole haïtien] est un capital intellectuel qui est convertible en revenu. » En quoi consiste ce « capital intellectuel » ? De quelle manière ce « capital intellectuel » serait-il « convertible en revenu » et de quel « revenu » s’agit-il ? En quoi consiste, de surcroît, « la valeur marchande du créole haïtien » ? L’auteur confond sans doute le marché de la traduction dans sa configuration sociologique et le « marché linguistique » au sens où l’entend le sociologue et philosophe français Pierre Bourdieu (voir à ce sujet deux textes de premier plan : Le « marché linguistique » haïtien : fonctionnement, idéologie, avenir », par Hugues Saint-Fort, mai 2014, ainsi que « Les grands chantiers de la traduction en créole haïtien », par Robert Berrouët-Oriol, janvier 2015 ; ces deux textes sont accessibles sur le site www.berrouet-oriol.com).
Il est équitable de reconnaître que Pierre-Yves Roy, à sa façon, entend contribuer à la nécessaire et incontournable défense du créole. Ainsi pose-t-il qu’« Un décret favorable à la promotion du CH [créole haïtien] comme seule langue officielle d’Haïti aurait été une plus-value commerciale importante dans l’établissement du créole haïtien comme une langue d’affaires et de sciences, un outil économique de développement durable, pareil à l’artisanat haïtien, pour créer de l’emploi, générer des rentrées de fonds (…) » L’article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ?, (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 7 juin 2018) expose l’inanité de la « vision » selon laquelle seul le créole devrait avoir le statut de langue officielle au pays –ceci, à l’encontre de la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue créole français.
L’ignorance manifeste de la théorie de l’aménagement linguistique et de la jurilinguistique à l’œuvre dans le texte de Pierre-Yves Roy n’est pas une vertu autorisant le culte de la confusion. Il est donc essentiel, ici, de rappeler qu’au plan jurilinguistique un décret ne peut avoir préséance sur la Constitution de 1987. Contrairement aux vues irréalistes de Gérard-Marie Tardieu –auteur du livre « Yon sèl lang ofisyèl » (« une seule langue officielle »)–, et à sa suite l’article de Pierre-Yves Roy, « Comment transformer le créole haïtien en un produit de développement durable », c’est bien la Constitution de 1987 qui consigne la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue créole français. Seule donc une révision constitutionnelle votée par le Parlement haïtien pourrait « bannir » le français et proclamer le créole « seule langue officielle d’Haïti ». Il y a également lieu de rappeler qu’aucune enquête sociolinguistique conduite par une institution nationale n’a légitimé jusqu’à présent les vues de Gérard-Marie Tardieu et de Pierre-Yves Roy à propos de l’unilatéralisme créolophile selon lequel le créole devrait être proclamé « seule langue officielle d’Haïti ».
L’article de Pierre-Yves Roy plaidant pour le créole « seule langue officielle d’Haïti » au titre d’« une plus-value commerciale » n’apporte aucun éclairage conceptuel sur la nature et la valeur de cette « plus-value commerciale ». Dans sa complaisante créolophilie, Pierre-Yves Roy aligne l’appellation de plusieurs notions économiques et de marketing sans établir de lien démonstratif avec sa « thèse » principale. Ainsi en est-il de « l’établissement du créole haïtien comme une langue d’affaires (…) ». L’arbre cache la forêt puisque le créole est déjà, à l’échelle nationale, la langue des affaires et du commerce de millions de paysans et de citadins créolophones effectuant toutes leurs transactions commerciales et financières en créole. Ce qu’il faut rappeler, par contre, c’est que la minorisation institutionnelle du créole dans les circuits commerciaux et financiers du secteur formel des affaires est une réalité que l’aménagement simultané de nos deux langues officielles sera appelé à modifier de manière consensuelle et progressive selon la politique linguistique nationale que l’État devra adopter.
Contrairement à ce qu’avance Pierre-Yves Roy, le créole n’est pas un « produit », il faut bien le comprendre, « pareil à l’artisanat haïtien » ou semblable aux biens de consommation courante (denrées alimentaires, mobilier, appareils électroniques, etc.). Assimiler le créole haïtien à un « produit », au sens économique et sociologique du terme, est un non sens porteur de confusion. L’auteur ne semble pas non plus connaître le sens précis de la notion de « développement durable » puisqu’il propose de « (…) transformer le créole haïtien en un produit de développement durable ». « L’expression « sustainable development », traduite de l’anglais par « développement durable », apparaît pour la première fois en 1980 dans la Stratégie mondiale de la conservation, une publication de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Quelques années plus tard, elle se répandra dans la foulée de la publication, en 1987, du rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous (aussi appelé rapport Brundtland, du nom de la présidente de la commission, Mme Gro Harlem Brundtland). C’est de ce rapport qu’est extraite la définition reconnue aujourd’hui : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » (Gouvernement du Québec). Il eût été juste de poser que le créole peut et doit accompagner des activités (économiques, sociales, culturelles, éducatives, etc.) dans la perspective d’un développement durable. Aussi, vouloir « (…) transformer le créole haïtien en un produit de développement durable » est un non sens lui aussi porteur de confusion à la fois sur l’idée de développement durable et sur le rôle institutionnel que doit remplir le créole dans l’entreprise d’aménagement linguistique.
En définitive, avec ses approximations conceptuelles évidentes, à l’aune de l’ignorance de la théorie de l’aménagement linguistique et de la jurilinguistique, l’article de Pierre-Yves Roy, « Comment transformer le créole haïtien en un produit de développement durable » n’a pas su éclairer son projet éditorial avec rigueur ni convaincre de manière rassembleuse. Pire : il induit une dommageable confusion dans le débat sur le nécessaire aménagement du créole aux côtés du français en Haïti (voir le texte « Le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti : promouvoir une vision rassembleuse », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 25 mai 2018).
C’est précisément à la mal-vision des créolistes fondamentalistes que répond avec hauteur de vue le romancier et essayiste Lyonel Trouillot lorsqu’il pose, rigoureusement, que « La seule politique linguistique pouvant corriger le déficit de citoyenneté perpétué par la situation linguistique d’Haïti me semble être la construction à moyen terme d’un bilinguisme créole-français pour l’ensemble de la nation. La tentation facile de considérer le français comme une langue étrangère comme une autre, l’anglais par exemple, me semble un refus délibéré de tenir compte d’une donnée fondamentale : la nécessité de préserver la spécificité culturelle de notre État nation dont l’une des composantes est le patrimoine linguistique. » (Lyonel Trouillot : « Ki politk lengwistik pou Ayiti ? », Le Nouvelliste, 7 juillet 2005.)
Montréal, le 4 juillet 2018