Entrevue avec le linguiste Moles Paul
—Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La créolistique, domaine des sciences du langage dédié à l’étude et à la description des créoles, est déjà vieille de plusieurs décennies. Ainsi, « Dans les années 1930, des linguistes tels que Schuchardt, Jespersen et Hjelmslev et des généralistes (« social scientists ») comme Herskovits et Reinecke proposent des définitions scientifiques des termes pidgin et créole. Une littérature créolistique commence ainsi à se constituer sur la question de la genèse des créoles de la zone Caraïbe ; un modèle génétique est élaboré et baptisé le « modèle du cycle de vie (« life-cycle model », Bloomfield, 1933, p. 474 ; Hall, 1962). « Les linguistes considèrent maintenant les pidgins et les créoles comme deux phases, voire simplement deux aspects d’un seul et même processus linguistique » [DeCamp, 1971, p. 13]. L’auteur précise que (…) lors de la première conférence sur les langues créoles qui s’est tenue en 1959 à la Jamaïque, les études sur les pidgins et les créoles ont été mises en évidence comme une discipline à part entière : « On peut dater la naissance du champ d’étude pidgin-créole à cet après-midi d’avril à la Jamaïque où Jack Berry a tout à coup remarqué : “Nous parlons tous de la même chose” » (Logambal Souprayen-Cavery et Jacky Simonin : « Continuum linguistique », paru dans « Sociolinguistique du contact – Dictionnaire des termes et concepts », Lyon : ENS Éditions, 2013).
De manière générale et dans sa dimension épistémologique, la créolistique s’attache à l’étude des créoles dans leurs différentes composantes (syntaxique, phonologique, sémantique, etc.), y compris dans leurs rapports avec leurs langues lexificatrices et la datation, sur le plan historique, de leur apparition. Comme l’expose avec hauteur de vue Georges-Daniel Véronique —professeur de linguistique à l’Université d’Aix-Marseille, sociodidacticien de renommée internationale et, depuis 2012, Président du Comité international des études créoles (CIEC)–, « Ces langues sont également nommées créoles anglais (le créole de la Jamaïque ou de Saint-Vincent, par exemple), créoles espagnols (le papiamento / papiamentu d’Aruba, Bonnaire et Curaçao et le chabacano des Philippines, par exemple), créoles portugais (le kriyol de Guinée-Bissau, le créole du Cap-Vert, les créoles du golfe de Guinée par exemple), créoles hollandais (le berbice dutch et le skepi dutch de Guyana) ou créoles français, suivant l’origine dominante de leur lexique. L’ensemble « créoles français » comprend des créoles atlantiques et india-océaniques et un créole pacifique, tandis que les créoles anglais se retrouvent dans la Caraïbe, en Afrique et dans le Pacifique. On évoque aussi l’existence de créoles à base lexicale arabe (par exemple, le juba arabic ou le kinubi du Soudan) ou de langues africaines (le fanakalo d’Afrique du Sud, le kituba du Congo etc.) » (Georges-Daniel Véronique : « Créolisation et créoles », paru dans « Sociolinguistique du contact – Dictionnaire des termes et concepts », Lyon : ENS Éditions, 2013).
En ce qui a trait à leur datation, Georges-Daniel Véronique précise que « Les langues créoles sont donc apparues, essentiellement à partir du XVIIe siècle, dans le sillage de l’expansion européenne. Cependant, il convient de relever l’existence d’un texte en lingua de Preto (langue des Noirs), aussi appelé falar Guiné (parler Guinée), publié en 1516 au Portugal, soixante ans après la découverte des îles du Cap-Vert en 1456. D’autres textes ultérieurs attestent également l’existence d’un créole portugais (proto-kriolu) à cette période. On a postulé que ce premier créole (lui-même peut-être dérivé de la lingua franca méditerranéenne) était à l’origine des langues créoles qui se sont développées par la suite dans les comptoirs européens en Afrique. C’est la théorie de la monogenèse des créoles : ils seraient tous nés d’une source portugaise par un processus de modification lexicale, de relexification et de dissémination. Cette hypothèse est aujourd’hui abandonnée (Migge, 2003) » (Georges-Daniel Véronique : « Créolisation et créoles », paru dans « Sociolinguistique du contact – Dictionnaire des termes et concepts », Lyon : ENS Éditions, 2013).
Il est attesté que les origines des créoles, de leur mode d’apparition à l’influence des langues lexificatrices, sont l’objet de controverses et de rudes débats. En témoigne entre autres une publication coordonnée par le linguiste-lexicographe Albert Valdman, « La créolisation : à chacun sa vérité » (revue Études créoles, volume XXV-1, no 3, Éditions l’Harmattan, 2002). L’éditeur présente comme suit cette publication spéciale : « Ce numéro d’Études créoles met à la portée d’un lectorat francophone divers points de vue actuels sur le processus de la créolisation, principalement à partir de données sur les créoles à base lexicale française. Sur le plan théorique s’opposent en particulier le courant gradualiste selon lequel les créoles sont le produit de l’apprentissage non guidé de variétés populaires et régionales du français et celui qui fait intervenir un stade intermédiaire de pidginisation et donne une plus large place au transfert de structures des langues des apprenants ». Les 9 articles composant cette publication ont respectivement pour titre :
(1) « Une théorie de la créolisation : le cas des créoles français » ;
(2) « Développement des créoles et évolution des langues » ;
(3) « Créolisation et changements linguistiques » ;
(4) « La creolisation linguistique: un processus complexe ;
(5) « La créolisation du français en Haïti : partir du produit pour penser le processus » ;
(6) Comment distinguer la créolisation du changement linguistique ordinaire » ;
(7) « La »dé-historicisation » de la créologenèse » ;
(8) « Apprentissage, métissage et négociation : trois aspects de la créolisation » ;
(9) « Pas tout à fait du français : une étude créole ».
Trois ans après la parution de « La créolisation : à chacun sa vérité » (revue Études créoles, volume XXV-1, no 3, Éditions L’Harmattan, 2002), la créolistique s’est enrichie de la publication de « Les créoles », une exceptionnelle livraison de la revue La linguistique (volume 41, 2005/1) aux Presses universitaires de France. Cette publication consigne notamment le texte « Avant-propos / Au sujet de la définition des langues créoles » Marie-Christine Hazaël-Massieux, le magistral article « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe » de Marie-Christine Hazaël-Massieux, ainsi qu’un article de premier plan sur un sujet qui interpelle la lexicographie créole, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? d’Albert Valdman. Il y a lieu de souligner que l’une des plus remarquables contributions de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux consiste en la publication du volumineux ouvrage « Textes anciens en créole français de la Caraïbe – Histoire et analyse » (Éditions Publibook, 2008).
L’exploration de la genèse des créoles à base lexicale française s’est poursuivie par l’élaboration d’études de premier plan de Georges-Daniel Véronique. Ainsi, il nous enseigne que « Lors de ses menées coloniales, au XVIIe siècle, le royaume de France est loin d’être linguistiquement unifié. À l’heure où de nouveaux parlers émergent dans de lointains territoires tropicaux, quatre Français sur cinq ne maîtrisent pas la langue française. Les pratiques langagières qui naissent dans les colonies françaises de la Caraïbe sont nommées « baragouin », « langage mêlé », « patois », etc., par ceux qui les identifient (Prudent, 1993). [Selon les idées de l’époque] Elles ne sauraient recevoir le nom de langue puisque ce ne sont pas des langues écrites et qu’elles sont essentiellement perçues comme des déformations du français. Il faudra attendre plus d’un siècle après les premières notations de ce « jargon » pour voir l’ethnonyme « créole » (d’abord noté au XVIIe siècle « criol(l)e » en langue française), emprunté à cette époque à l’espagnol et au portugais (criollo, crioulo) pour désigner les Européens et les Noirs nés aux colonies, s’appliquer également à leur langue. » L’auteur précise sa pensée comme suit : « Selon Hazaël-Massieux (1996), la difficulté initiale de nomination des créoles tient à un contexte social et culturel où l’on n’ose penser que la parole des esclaves est distincte de celle des maîtres et qu’il puisse s’agir de langues nouvelles ; les « déformations » du français relevées dans la bouche des esclaves ne seraient que le reflet de leurs incapacités innées de locuteurs inférieurs. Cette vue perdurera puisqu’elle sera formulée en des termes analogues par Baissac dans sa grammaire du mauricien en 1880. (…) Les premières notations des créoles français, dès les XVIIe et XVIIIe siècles, aux Caraïbes et dans l’océan Indien, obéissent à de multiples impératifs : les nécessités du catéchisme, les contraintes du greffe, des adresses et proclamations en direction des populations, la notation de contes et de chansons, la fixation du pittoresque des parlers, les impératifs de l’activité grammaticale enfin. Qu’ils soient rédigés par des locuteurs natifs ou des locuteurs alloglottes, que ces scripta soient ou non leur invention, totale ou partielle, chacun de ces textes propose un mélange de graphie française et d’inventions graphiques. » (…) À l’instar des premières notations du français aux XIe et XIIe siècles et de leur recours aux scripta latines (Cerquiglini, 1989, 2004), les premiers écrits créoles constituent le point de départ d’une grammatisation, au sens d’Auroux (1994). Ce procès sera fort lent puisque trois siècles s’écouleront entre les premières notations du XVIIe et du XVIIIe siècles, la rédaction des premières grammaires de ces langues vers la fin du XIXe siècle, voire plus tard, et la confection des premiers dictionnaires, encore un siècle plus tard. Le neggerhollands (hollandais des Noirs) constitue l’exception en ce domaine puisqu’une grammaire de cette langue a été rédigée dès 1770. » (Georges-Daniel Véronique : « Créolisation et créoles », paru dans « Sociolinguistique du contact – Dictionnaire des termes et concepts », Lyon : ENS Éditions, 2013).
En ce qui a trait à Haïti, la créolistique remonte aux années 1930 lorsqu’elle a tôt enregistré la publication de Jules Faine, « Philologie créole, études historiques et étymologiques sur la langue créole d’Haïti » (Port-au-Prince : Imprimerie de l’État, 1936). Elle a également enregistré la parution des deux principales publications linguistiques de la linguiste-anthropologue haïtienne Suzanne Comhaire-Sylvain, « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe » (Port-au-Prince : Caravelle, 1936 ; Genève : Slatkine Reprints, 1979, et le « Haitian Creole : Grammar, Texts, Vocabulary », avec Robert Anderson Hall, Alfred Métraux (American folklore society, Philadelphia ; American Anthropological Ass.: Menasha, Wisconsin, 1953).
En 1945 un jeune étudiant haïtien, Pradel Pompilus, se rend en France effectuer des études de lettres à la Sorbonne. Quelques années plus tard, en 1957, il effectue un second séjour en France pour préparer son doctorat en linguistique à la Sorbonne. Sa thèse avait pour titre « La langue française en Haïti » et elle a été publiée à Paris par l’Institut des hautes études d’Amérique latine en 1961. Véritable défricheur et pionner émérite de la lexicographie créole, Pradel Pompilus est l’auteur du premier « Lexique créole-français. Thèse complémentaire » (Université de Paris, 1958).
En Haïti, la créolistique a pris le chemin de son institutionnalisation lors de la création par le linguiste Pierre Vernet du Centre de linguistique appliquée qui deviendra plus tard la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. C’est avec le soutien notamment du linguiste Pradel Pompilus que Pierre Vernet a créé en 1978 le Centre de linguistique appliquée, le CLA. Le Centre de linguistique appliquée a vu le jour avec l’aide de plusieurs institutions partenaires : l’AUPELF (aujourd’hui l’Agence universitaire de la Francophonie), l’Université des Antilles et de la Guyane (aujourd’hui l’Université des Antilles) et l’Université Paris V où Pierre Vernet a obtenu son doctorat en linguistique en 1984. Doyen de la Faculté de linguistique appliquée, Pierre Vernet a pu compter sur la collaboration de plusieurs linguistes de premier plan parmi lesquels Robert Damoiseau, Yves Dejean, Frédéric Torterat et Henry Tourneux. Il a donné suite aux « Recommandations » contenues dans le rapport de mission effectuée en 1987 à la Faculté de linguistique appliquée sur demande spéciale du gouvernement du Québec. Dirigée par le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, cette mission a été suivie d’un rapport circonstancié, « De la coopération linguistique et terminologique entre le Québec et Haïti ». La coopération terminolinguistique ainsi instituée entre le Québec et Haïti a permis à plusieurs étudiants et chercheurs de la Faculté de linguistique appliquée d’effectuer des stages de formation en terminologie bilingue à l’Office de la langue française Québec ; elle a également été à l’origine de l’admission d’Haïti au RINT (Réseau international de néologie et de terminologie). Pierre Vernet, qui a mis en route des activités de recherche dans l’institution qu’il a créée, est l’auteur de nombre d’articles scientifiques et de plusieurs ouvrages, entre autres « Alphabétisation en Haïti : aspect linguistique », éd. GEREC / Centre universitaire Antilles-Guyane / Éditions caribéennes, n°4, 1979-1980 ; « L’enseignement du français en milieu créolophone haïtien : quelques aspects sociolinguistiques et méthodologiques », Créole et éducation, éd. GEREC / LACITO / L’Harmattan, n°7, 1990. Avec Henry Tourneux il a publié le « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » (Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001) ; « Trente ans de créolistique – Processus de re-créolisation, décréolisation », paru dans E. Dorismond, F. Calixte et N. Santamaria (éds.), « La Caraïbe, entre histoire et politique », (revue Recherches haïtiano-antillaises, Paris, L’Harmattan, 2006). Pierre Vernet avait auparavant publié, avec B.C. Freeman, le « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen » (Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1988), et encore en collaboration avec B.C. Freeman le « Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne » (Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1989).
À la Faculté de linguistique appliquée, l’institutionnalisation de la créolistique et l’impérieuse nécessité de répondre aux multiples défis linguistiques d’Haïti a tout naturellement conduit à la formation au fil des ans de plusieurs unités de recherche. La mise sur pied des unités de recherche au cours des années 2000 marque un tournant qualitatif majeur dans l’offre de formation à la Faculté de linguistique appliquée. Elle correspond à l’arrivée dans le corps professoral de jeunes enseignants-chercheurs détenteurs d’un doctorat en linguistique à l’Université des Antilles en Martinique ou dans une université française. Ces jeunes enseignants-chercheurs, formés à la recherche académique, ont prolongé sur le plan institutionnel les acquis de leurs recherches doctorales et ont ainsi apporté de nouvelles perspectives de recherche au sein de la Faculté de linguistique appliquée. Aujourd’hui, deux laboratoires de recherche regroupent les ressources professionnelles d’enseignants-chercheurs dont la formation initiale s’est effectuée à la Faculté de linguistique appliquée. Il s’agit de LangSÉ (« Laboratwa lang, sosyete, edikasyon) et du Groupe de recherche sur le sens en créole haïtien (le GRESKA, Gwoup rechèch sou sans nan kreyòl ayisyen) fondé en mars 2022 par le linguiste Moles Paul, enseignant-chercheur. Il répond aux questions d’entrevue du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol.
Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Moles Paul, avant même de nous présenter le GRESKA, (Gwoup rechèch sou sans nan kreyòl ayisyen), veux-tu nous renseigner sur ton parcours académique, depuis la licence jusqu’au doctorat en linguistique ?
Moles Paul (MP) : J’ai fait ma licence à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de 2008 à 2012. En 2013, j’ai soutenu mon mémoire de licence sur les « valeurs sémantiques des prédicats non-verbaux dans le discours de la presse parlée en créole haïtien ». En 2015, j’ai entamé mes études de master en linguistique à la FLA également dans le cadre d’un programme de master en coopération avec l’Université Paris 8 en linguistique théorique et descriptive qui est orientée vers la créolistique. En 2017, j’ai soutenu mon mémoire de master intitulé « Études sémantiques des analogies utilisées dans le discours de la presse parlée en créole haïtien ». En 2017, j’ai obtenu une bourse d’études du gouvernement français via l’ambassade de France en Haïti. J’ai donc eu le privilège de poursuivre mes études doctorales en France à l’Université Paris 8. Ces études ont été réalisées en cotutelle avec l’Université d’État d’Haïti à travers la Direction des études post-graduées (DEP). En février 2021, j’ai soutenu ma thèse de doctorat en sémantique sur « Les modalités du futur en créole haïtien ». Cette thèse a été réalisée sous la direction de Madame Claire Beyssade, professeure à l’Université Paris 8 et de M. Rochambeau Lainy, professeur à l’Université d’État d’Haïti à ce moment-là. J’aimerais souligner que j’ai aussi réalisé mes mémoires de licence et de master sous la supervision de M. Lainy. Il est linguiste-sémanticien. Il a beaucoup contribué à ma formation.
RBO : Le GRESKA a été fondé en mars 2022. Qu’est-ce qui a conduit à la mise sur pied de ce laboratoire de recherche à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) ? De qui est-il composé ? Quelle est sa mission et quels sont ses principaux champs de recherche ? Le GRESKA a-t-il déjà prévu publier les résultats de ses recherches dans la jeune revue Rechèch etid kreyòl ?
MP : Le GRESKA est un groupe de recherche que j’ai fondé le 14 mars 2022 à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti. J’en suis aussi l’actuel coordonnateur. Il a été créé en vue de produire et de publier des recherches sur le sens en créole haïtien en collaboration avec d’autres chercheurs en linguistique. Des étudiants qui réalisent leur mémoire sous ma direction et sous la direction de ces chercheurs peuvent en devenir membres. D’autres personnes peuvent aussi y adhérer une fois que les conditions requises sont réunies. Jusque-là, nous avons réalisé un projet d’ouvrage collectif sur la construction du sens dans les textes musicaux en créole haïtien. Il n’est pas encore publié. Nous sommes en contact avec certaines maisons d’édition telles que le JEBCA pour la publication de cet ouvrage. Le 20 octobre dernier, de concert avec le Laboratoire LangSÉ, nous avons réalisé une journée d’études sur le créole haïtien sur le thème « Le créole haïtien : histoire, évolution, grammaire et lexique ». Cette journée a été l’occasion de réunir les chercheurs s’intéressant à l’étude des langues créoles en particulier le créole haïtien. Toutes les présentations ont été très intéressantes et enrichissantes. Nous comptons publier les actes de cette journée prochainement soit dans le cadre de la revue Rechèch etid kreyòl que vous avez mentionnée soit aux Éditions JEBCA où cette revue est publiée. Nous tiendrons compte des propositions qui nous ont été faites en ce sens, particulièrement vos propositions M. Berrouët-Oriol.
RBO : Le GRESKA associe-t-il les étudiants de la Faculté de linguistique appliquée (FLA) à ses projets de recherche ?
MP : Oui. Le GRESKA a actuellement deux catégories de membres. Nous avons d’abord des membres-collaborateurs. Ils ont au moins le niveau master en linguistique. Aujourd’hui, nous avons 6 membres-collaborateurs : deux maitres, 4 doctorants et un docteur en linguistique. À côté de ces membres-collaborateurs, nous avons des étudiants-membres. Ils sont environ une dizaine. Ils sont des étudiants finissants à la FLA. Ils réalisent en général leur mémoire de licence sous la direction des membres-collaborateurs de GRESKA. Ils abordent pour la plupart une problématique liée à la question du sens dans leurs travaux. Au niveau de GRESKA, nous participons à la formation de ces étudiants. Nous organisons des séminaires à leur intention sur la méthodologie de la recherche en linguistique en vue de mieux les encadrer pour qu’ils puissent réaliser leur mémoire de sortie à la FLA sans aucune difficulté. Nous partageons nos expériences avec eux aussi en matière de recherche. Nous les initions à la recherche scientifique en co-publiant des articles avec eux dans des revues internationales ou dans le cadre de nos projets de recherche.
RBO : Le GRESKA a-t-il des liens institutionnels avec d’autres laboratoires de recherche, par exemple avec les laboratoires du DÉPA (Département d’études disciplinaires appliquées) de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université des Antilles en Martinique ?
MP : Pour l’instant, nous n’avons pas encore de liens formels avec d’autres laboratoires de recherche tels que les laboratoires du DÉPA. Puisque nous sommes rattachés à la FLA, nous souhaitons collaborer avec le langSÉ dans le cadre de certains projets que nous avons. La majorité des membres-collaborateurs de GRESKA sont aussi membres de LangSÉ. Nous souhaitons aussi établir des partenariats avec d’autres laboratoires ou groupes de recherche dans un avenir très proche en vue de pouvoir mener des projets de recherche qui auront une plus grande envergure.
RBO : Un document interne, que j’ai eu le privilège de consulter, consigne que le GRESKA est « un regroupement de spécialistes du sens et de gens qui s’intéressent à produire de la connaissance, [qui s’emploient à] diriger et publier des recherches scientifiques sur le sens en vue de faire ressortir le mode de fonctionnement sémantique du créole haïtien ». Pourquoi avoir choisi la sémantique comme principal terrain de recherche sur le créole haïtien ?
MP : Je suis sémanticien de formation. Au départ, je voulais créer un espace où je pourrais réunir les collègues sémanticiens qui s’intéressent à la description du sens en créole haïtien pour qu’on puisse collaborer à des projets de recherche portant sur la description sémantique du créole haïtien. En tant que chercheur créoliste qui s’intéresse à la question du sens, je pars aussi d’un constat. En général, dans la littérature créolistique, il existe peu de travaux portant sur le sens. Les travaux portent en général sur la genèse des créoles, leur description morphosyntaxique et la réalité sociolinguistique des pays créolophones. Le GRESKA offre donc cet espace dans lequel des travaux peuvent être menés sur la question du sens dans les créoles avec un accent particulier sur le créole haïtien. Nous aborderons donc la problématique de la construction du sens au niveau du lexique, de la phrase, des textes et des discours produits en créole haïtien.
RBO : Sur le registre de la définition canonique de la sémasiologie (« Étude des significations qui consiste à partir des mots, des formes pour aller vers la détermination du sens (s’oppose à onomasiologie, étude des significations qui part des concepts et en détermine les traductions linguistiques »), est-il fondé de dire que les travaux de recherche du GRESKA sont, pour l’essentiel, de nature sémasiologique ? Qu’est-ce que la sémasiologie apporte, selon toi, à la créolistique et singulièrement à l’approfondissement de notre connaissance de la langue créole ?
MP : Je ne vais pas jusqu’à dire que les travaux de recherche du GRESKA sont, pour l’essentiel, de nature sémasiologique. Il est vrai que dans certains travaux que nous réalisons nous priorisons une approche sémasiologique. En général, dans les données sur lesquelles nous travaillons, nous avons le plus souvent accès aux mots ou aux formes linguistiques. Cependant, nous ne savons pas toujours comment ces mots construisent leur sens. La créolistique aurait beaucoup à gagner en utilisant une approche sémasiologique. Dans certains travaux de recherche, certains collègues et moi sommes interessés aux différentes valeurs sémantiques de certains phrasèmes en créole haïtien tels que tèt chaje et al nan var. En utilisant en général une approche sémasiologique, nous sommes parvenus à montrer et à comprendre leur mode de fonctionnement sémantique.
RBO : Il est attesté que les enseignants DE créole ainsi que les enseignants qui dispensent leurs cours EN créole, quoique trop peu nombreux jusqu’à présent, sont dépositaires d’une très faible compétence en didactique du créole. La sémasiologie apporte-t-elle, selon toi, des outils dédiés destinés à renforcer la compétence des enseignants DE et EN créole ?
MP : Nous n’avons pas encore produit de réflexions en ce sens. Il s’agit là de pistes à explorer dans nos futurs travaux de recherche. Nous pourrons réfléchir systématiquement sur ces questions.
RBO : Comme tu le sais, la didactisation du créole a fait l’objet d’un livre collectif de référence, « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021). Plusieurs enseignants de la Faculté de linguistique appliquée ont contribué à cette publication par des articles de grande qualité scientifique. Dans les travaux de recherche du GRESKA, quels sont les liens et les passerelles qui ont été établis entre la sémantique créole et la didactisation du créole ? Ces liens et ces passerelles peuvent-ils être utiles aussi bien à l’enseignement du créole qu’à la rédaction d’outils didactiques de qualité en créole ?
MP : Le GRESKA est assez jeune. Nous n’avons pas encore réalisé de travaux en ce sens. Comme je l’ai signalé, ces différentes questions nous donnent des pistes à explorer dans nos futurs travaux de recherche. En ce sens, nous vous en remercions M. Berrouët-Oriol.
RBO : L’enseignement de la lexicographie est relativement récent à la Faculté de linguistique appliquée. Les travaux de recherche du GRESKA font-ils le pont, de manière programmatique, avec l’enseignement de la lexicographie à la Faculté de linguistique appliquée ? En quoi ces travaux de recherche peuvent-ils être utiles à l’élaboration, à l’avenir, d’outils lexicographiques de haute qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, glossaires) ?
MP : Au niveau du GRESKA, nous souhaitons élaborer des projets de recherche sur la sémantique lexicale. Ce seront des travaux au carrefour de la sémantique, de la lexicologie et de la lexicographie. Les résultats de ces travaux pourraient servir à renforcer l’enseignement de ces disciplines à la FLA. Certains collègues du GRESKA ont commencé il y a quelques années à travailler sur un projet lié à la fabrication d’un dictionnaire relatif à la terminologie de la médecine traditionnelle en Haïti. Nous souhaitons reprendre prochainement ces travaux au sein du GRESKA. Dans mes cours de sémantique à la FLA, comme travaux de recherche, je demande parfois aux étudiants de réfléchir sur les différents défis et enjeux d’un dictionnaire des synonymes en créole haïtien. Ces réflexions sont là. Il y a donc un intérêt qui se construit en ce sens à la FLA. Cela débouchera sans aucun doute sur des publications qui seront utiles à la FLA et à la créolistique en général.
RBO : La revue Rechèch etid kreyòl, dont le premier numéro est consacré à la graphie du créole, est parue en octobre 2022 et elle est l’une des deux plus jeunes revues de la créolistique. Elle s’élabore dans un cadre institutionnel, le « Laboratwa lang, sosyete, edikasyon (LangSE) de la Faculté de linguistique appliquée. L’orientation académique de cette revue est une inédite réponse à la nécessité de produire en créole une réflexion académique multifacette sur la langue créole elle-même là où la créolistique jusqu’à présent avait élaboré sa production scientifique principalement en français et en anglais. Cette orientation académique majeure –produire en créole une réflexion universitaire multifacette sur la langue créole elle-même –, se retrouve-t-il dans la totalité des travaux de recherche du GRESKA ?
MP : Au niveau du GRESKA, nous élaborons nos projets de recherche à la fois en créole haïtien et en français. Je pourrais même signaler que tous nos documents administratifs sont élaborés aussi dans ces deux langues. Dans le premier numéro de la revue Rechèch etid kreyòl, deux collègues du GRESKA et moi avons co-publié un article en créole haïtien intitulé « Pou yon lengwistik ayisyen » où nous avons jeté les bases théoriques d’une linguistique haïtienne. Aujourd’hui, nous comptons poursuivre les réflexions initiées dans cet article dans d’autres travaux que nous nous rédigerons en créole haïtien. Nous saluons donc cette initiative de la revue Rechèch etid kreyòl et nous comptons travailler aussi en ce sens.
RBO : Un remarquable rapport de recherche a été produit en 2020 et il a pour titre « État des lieux de la recherche au sein des IES » (rédacteurs : Evens Emmanuel, Renauld Govain, Raulin Lincifort Cadet, Kelly Guerrier, Francklin Benjamin). Il est sous-titré « Rapport de recherche » CORPUHA (Conférence des recteurs, présidents et dirigeants d’universités et d’institutions d’enseignement supérieur haïtiennes) et il consigne la mention « Commission de recherche et d’innovation ». À la page 18 figure l’observation suivante : « Au niveau linguistique, la recherche s’exprime en général en français en Haïti. Cela peut se comprendre aisément car le français a longtemps été La langue de travail à l’université haïtienne où le créole haïtien n’a jamais été introduit officiellement. Ce dernier y fait une entrée dirait-on timide mais cela tend à montrer que, contrairement aux persistantes idées reçues, il réunit les conditions linguistiques pour être investi dans l’expression des réalités scientifiques. Outre quelques mémoires de premier cycle, des publications en créole haïtien sont recensées dans les domaines des sciences de l’homme et de la société. » Le même document précise, page 98, que « (…) dans l’histoire de l’université haïtienne (et du créole haïtien), 11 mémoires de premier cycle ont été élaborés et soutenus en créole à l’Université d’État d’Haïti : 7 à la Faculté de linguistique appliquée, 2 à la Faculté de sciences humaines, 1 à la Faculté d’ethnologie et 1 à l’École de droit et des sciences économiques des Cayes ». De quelle manière le linguiste Moles Paul analyse-t-il cette « entrée timide » du créole dans les universités haïtiennes ? Le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti, en collaboration avec la Faculté de linguistique appliquée, devrait-il élaborer une contraignante politique linguistique académique ciblant le créole, aux côtés du français (cf. l’article 5 de la Constitution de 1987), à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée ? Cette politique linguistique académique devrait-elle également cibler la production d’écrits scientifiques en langue créole ?
MP : Personnellement, je pense qu’aujourd’hui le créole n’a plus besoin qu’on fasse de beaux discours pour montrer son importance, il est fondamental qu’il y ait des productions scientifiques dans tous les domaines en créole haïtien et aussi la recherche linguistique sur le fonctionnement du créole haïtien doit être encouragée. J’en profite pour signaler que j’ai aussi fait une licence en communication sociale de 2008 à 2012 à la Faculté des sciences humaines. J’ai rédigé et soutenu mon mémoire de licence en créole haïtien. Il porte sur le sujet suivant : « Altènans kodik nan diskou laprès pale an kreyòl ayisyen ». J’encourage tous les étudiants qui le souhaitent de continuer à rédiger leur mémoire de licence en créole haïtien. Au-delà de la production des travaux académiques en créole haïtien, comme vous l’avez mentionné, il faut qu’il y ait une politique de l’Université d’État d’Haïti dans son ensemble qui encourage la production scientifique en créole haïtien et sur le créole haïtien. L’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) pourrait aussi intervenir en ce sens, mettre des fonds, dans la mesure du possible, à la disposition des chercheurs qui souhaitent rédiger leurs travaux de recherche en créole haïtien et aussi sur le créole haïtien. Je pense que toutes ces initiatives donneraient des résultats assez satisfaisants. Comme je l’ai dit, il nous faut plus d’actions en ce sens et sortir un peu des beaux discours qui ne nous mèneront nulle part.
Merci professeur Moles Paul d’avoir aimablement répondu aux questions de notre entrevue.
Montréal, le 21 novembre 2023