— Par Didier Daeninckx, écrivain —
Je ne suis pas historien ni spécialiste en telle ou telle matière, et ce sont les hasards de la vie qui m’ont fait découvrir les solidarités avec des communautés, des individus que je n’avais jamais rencontrés. Et c’est par les moyens de la littérature que j’essaie d’en rendre compte.
Si je puise loin dans les souvenirs d’ailleurs, la première image que je retrouve est celle d’une baleine échouée sur la place de la Concorde en 1953, et devant laquelle défilaient les enfants des écoles. Me reste son nom, Jonas. Puis quelques années plus tard, en 1958, l’école toujours, avec une visite au musée de l’Homme où était exposé le moulage de la Vénus hottentote, Saartjie Baartman, qui ne retrouvera son identité africaine, Sawtche, que bien des décennies plus tard, en revenant chez les siens, dans l’Afrique du Sud de Nelson Mandela, grâce notamment aux efforts déployés dans ces murs⋅
Dans le dictionnaire Quillet Flammarion que m’offre la mairie d’Aubervilliers, en 1963, pour me remercier d’avoir décroché le certificat d’études, cette définition à l’article «Nouvelle-Calédonie» : «Ile montagneuse du Pacifique. La plus grande de nos possessions d’Océanie⋅ 16 117 km2, 62 300 habitants⋅ Les indigènes sont des Mélanésiens, de race noire, maintenant civilisés.»
J’entrerai en contact avec cette «race noire, maintenant civilisée» au début de l’année 1986, après l’exécution, par un tireur d’élite de la gendarmerie nationale, d’Eloi Machoro un leader indépendantiste qui avait refusé la logique biaisée d’un référendum destiné à maintenir la domination sur le peuple kanak. L’île avait été le théâtre d’affrontements armés et de nombreux militants indépendantistes avaient été transférés dans les prisons de la métropole. J’étais devenu le parrain de l’un de ces prisonniers démunis qui découvraient la mère patrie depuis la fenêtre haute d’une cellule de Fresnes.
Ce n’est qu’en 1997 que j’effectuerai mon premier voyage aux antipodes, à la rencontre des usagers d’un projet de «cases-bibliothèques». Jean-François Corral, le nouveau directeur de la bibliothèque Bernheim de Nouméa s’était rendu compte, en prenant ses fonctions, que son équipement avait en charge la politique de la lecture pour tout le territoire mais qu’on ne s’adressait, depuis des décennies, qu’aux habitants du centre de Nouméa. Il avait donc organisé, plutôt bricolé, des dépôts de livres dans les endroits les plus improbables, dans les villages les plus reculés où j’étais chargé, pendant un mois, de rencontrer les lecteurs. C’est lors d’une de mes haltes, au nord de la Grande Terre, dans le village de Tendo, tout près de Tiendanite où repose Jean-Marie Tjibaou, qu’un vieil homme m’a parlé de cette centaine de Kanaks de Canala exposés comme des animaux au jardin d’Acclimatation lors de l’exposition coloniale de 1931, puis prêtés à la société allemande Hagenbeck pour être exhibés, hommes, femmes, enfants, derrière les grilles des zoos de la finissante République de Weimar.
Le livre Cannibale que je rédigeai sur cet épisode colonial fut publié en mai 1998 alors que l’on finissait de bâtir à Saint-Denis, ma ville natale, le Stade de France qui verrait deux mois plus tard un Kanak de Canala, Christian Karembeu, soulever la coupe du monde alors que son arrière-grand-père, Willy Karembeu, subissait les quolibets des jeteurs de cacahuètes et de bananes, 67 ans plus tôt, dans les enclos de Paris, de Cologne et d’ailleurs.
La fréquentation de l’histoire kanake réserve bien des surprises. A l’issue des affrontements des années 80, les négociateurs mélanésiens des accords de Nouméa ont ouvert la voie à un long processus d’émancipation du territoire. Dans ce texte, le mot «kanak» est écrit «K A N A K» et cette orthographe, ce palindrome, où passé et avenir sont en liaison permanente, s’impose au dictionnaire. On ne cherche plus Kanak à la lettre «C» mais à la lettre «K», pour rompre avec l’injure. Cette injure n’apparaissait pas que dans les éructations du capitaine Haddock, après les célèbres bachi-bouzouks, mais polluait les meilleurs esprits. Sait-on qu’après la déconvenue d’un de ses amis à l’Académie française, Marcel Proust avait créé une Académie canaque, C A N A Q U E, qui se réunissait dans un salon des boulevards et dont on pouvait devenir membre en réussissant la grimace la plus effrayante et la plus affreuse qui soi.
«Le jour où mes ignames iront manger votre bétail…»
Au contact d’amis calédoniens, kanaks et caldoches, j’ai également appris que l’un des ferments des révoltes des années 80 venait de loin. Au milieu des années 70, en effet, un groupe de jeunes kanaks avait fondé le groupe 1878 et s’était mobilisé à l’approche du centenaire de cette date alors oubliée. Ils avaient pleinement conscience qu’en privant un peuple de son histoire, on brouille, on embrouille, sa vision de l’avenir. Ils avaient alors fait resurgir la mémoire d’une insurrection menée par un chef charismatique, Ataï. Dès 1853, au nom de l’empereur Napoléon III, on avait commencé à appliquer une directive qui stipulait : «Considérant qu’il est de principe que lorsqu’une puissance maritime se rend souveraine d’une terre occupée par une nation non civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette prise de possession annule tous les contrats antérieurs faits par des particuliers avec les naturels de ce pays ; qu’en conséquence les chefs et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances n’ont jamais eu ni ne peuvent avoir le droit de disposer en tout ou en partie du sol occupé par eux en commun ou en propriété particulière.»
Cette politique de spoliation, d’accaparement des meilleures terres, des plaines, tendra à repousser les Kanaks vers les massifs montagneux. Il ne se passera pas une année sans que des révoltes, impitoyablement réprimées, n’éclatent. On emprisonne, on fusille, on guillotine. Bientôt, les Kanaks ne disposeront plus que de 10% de leur territoire. Les colons et la très puissante administration pénitentiaire étendront sans cesse leurs emprises. La population kanake, estimée à plus de 50 000 personnes tombera aux alentours de 30 000. A la veille de la Grande Guerre, ils seront moins de 20 000 soumis au Code de l’indigénat et dans lesquels on prélèvera plusieurs centaines de «volontaires obligatoires» pour le bataillon du Pacifique qui se fera tailler en pièces sur le chemin des Dames. Les noms des Kanaks sacrifiés entre Laon et Reims ne figurent que depuis moins de dix ans près des patronymes caldoches sur le monument aux morts qui domine Nouméa.
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