Dans un ouvrage iconoclaste, le spécialiste de l’histoire des religions Daniel Dubuisson montre comment l’aspect universel du concept de « religion » masque son appartenance à un univers de pensée résolument occidental.
— Propos recueillis par Youness Bousenna —
Les religions ne sont en rien un phénomène universel, seulement une invention occidentale plaquée sur le reste du monde. Voilà le cœur du propos stimulant de Daniel Dubuisson dans L’Invention des religions* (CNRS Editions), publié à la mi-octobre et dont la version anglaise (parue en 2019 chez Equinox Publishing) vient de se voir décerner un prix d’excellence par l’American Academy of Religion (AAR).
Avec ce nouvel ouvrage, le directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui dialogue depuis une vingtaine d’années avec la branche critique des religious studies (« études religieuses ») américaines, cherche à introduire ce courant méconnu en France pour déconstruire les présupposés dominants dans l’analyse des religions.
Comment votre travail de recherche vous a-t-il conduit à la déconstruction du concept de religion ?
Le point de départ a été ma découverte inattendue de la branche critique des religious studies américaines. Je me suis lancé, au cours des années 1990, dans une anthologie visant à regrouper un grand nombre de textes occidentaux traitant des religions en général ; ce projet aboutira au Dictionnaire des grands thèmes de l’histoire des religions. De Pythagore à Lévi-Strauss (Editions Complexe, 2004), portant sur six cents textes de deux cents auteurs.
C’est au cours de ce travail que l’intuition des problèmes posés par la notion de religion m’est venue. Je me suis donc lancé, en parallèle de cette anthologie, dans un livre ayant pour vocation d’en être le pendant théorique. Ce sera L’Occident et la Religion. Mythes, science et idéologie, paru en 1998 (Editions Complexe).
J’y développais l’idée que le concept de religion est une invention chrétienne qui n’est pertinente que dans un cadre occidental : c’est donc par un processus d’acculturation que nous avons construit des religions dans les autres cultures. Un collègue américain, à qui j’avais envoyé un exemplaire de ce livre, a été très enthousiaste et a œuvré pour le faire traduire. Cette version, parue en 2004 aux Etats-Unis, a eu beaucoup plus d’échos là-bas que la version française chez nous.
C’est ainsi que j’ai découvert, au tournant des années 2000, que des universitaires américains travaillaient sur ces mêmes idées, mais de façon massive. Mon travail, isolé en France, s’est alors retrouvé associé à un puissant courant d’études anglo-saxonnes – ce qui explique que ma notoriété, bien que modeste, soit plus importante de ce côté-là de l’Atlantique.
En quoi consistent justement ces « religious studies » méconnues en France, et que vous cherchez à faire connaître dans « L’Invention des religions » ?
La situation aux Etats-Unis n’a rien à voir avec la France. Chaque université, ou presque, compte un département d’études religieuses. De ce fait, les effectifs de chercheurs travaillant sur ces sujets sont très importants. Les polémiques et controverses y sont extrêmement vives, et se structurent essentiellement à travers deux grandes institutions s’opposant frontalement.
D’un côté, l’American Academy of Religion (AAR) fondée en 1909, la plus importante association mondiale de chercheurs sur le sujet et dont le congrès annuel a une portée considérable, est l’héritière du courant occidental dominant. Son cadre de pensée considère que les institutions que l’on appelle religions se rattachent d’une manière ou d’une autre à une forme de transcendance – soit la vision occidentale traditionnelle de la religion.
Face à l’AAR, la North American Association for the Study of Religion (NAASR), créée en 1985, représente un courant critique qui s’exprime en particulier dans sa revue, la Method and Theory in the Study of Religion. Ce courant critique a réellement été lancé par un livre fondateur publié en 1993, Genealogies of Religion, écrit par l’anthropologue Talal Asad. Il sera le premier à remettre en perspective la relativité de la notion de religion, montrant que cette dernière est historique et que ses tentatives de définition ne peuvent que l’être également.
En ce sens, ce double historicisme est aux antipodes de la vision théologique portée par le courant de l’AAR, qui nous imprègne en France à travers notamment des auteurs comme Mircea Eliade (1907-1986). A ce livre fondateur, il faut ajouter deux autres ouvrages majeurs pour ce courant critique : Orientalism and Religion (1999), de Richard King, et Manufacturing Religion (1997), de Russell T. McCutcheon.
Comment expliquez-vous l’ignorance de ce courant critique en France ?
Cela s’explique d’abord par une raison pratique : les auteurs majeurs de ce courant ne publient qu’en anglais. Inversement, si vous n’écrivez qu’en français, vous êtes condamné à la marginalité. J’en ai moi-même fait l’expérience, car c’est une fois mes travaux traduits en anglais qu’ils ont acquis une portée internationale – j’ai pu recenser leur mention dans une trentaine de pays.
Lire la Suite & Plus => LeMonde.fr