—Par Didier Eribon —
Un pionnier des études gays
Le sexe des pissotières
Dans l’Amérique des années 1960, Laud Humphreys a enquêté sur les rencontres homosexuelles dans les urinoirs
Dans « Querelle de Brest » aussi bien que dans son « Journal du voleur », Jean Genet a chanté la légende des toilettes publiques comme foyers de la drague homosexuelle. Plus récemment, avec le développement des recherches universitaires sur ces questions, des historiens ont reconstitué l’importance de ces lieux de rencontre dans la culture gay. Des théoriciens ont même exalté cette tradition du « sexe impersonnel » dans l’espace public pour l’opposer au retrait sur le « privé » que symbolise à leurs yeux la revendication du droit au mariage.
Mais l’on est en train de redécouvrir que, dès les années 1960, des sociologues américains s’étaient intéressés de très près à ces phénomènes et à ces pratiques. Dans le sillage des travaux fondateurs d’Erving Goffman et de Howard Becker, de nombreuses études furent menées sur différents aspects de ce qu’on désignait alors sous le terme général de « déviance ». C’est dans ce contexte que Laud Humphreys se mit à fréquenter les édicules que l’argot homosexuel américain appelle « tearooms » et l’argot français « tasses » . Il y passa de longues heures à observer les rituels d’approche, les codes et les règles que semblent connaître et respecter les participants, bien conscients des dangers qui les guettent : agressions physiques, pièges tendus par la police. Les acteurs de cette vie sexuelle sont souvent des hommes qui s’arrêtent quelques instants en rentrant de leur travail. Humphreys décrit sans détour ce qu’ils font : masturbations, fellations… Et aussi qui fait quoi : qui joue tel ou tel rôle dans l’interaction sexuelle.
Il insiste d’ailleurs sur la notion de « rôle », qu’il substitue à celle d’ « identité ». Nombreux en effet sont ceux qui s’adonnent à ces plaisirs et ne se pensent pourtant pas comme « homosexuels » : ils sont mariés, pères de famille, paroissiens assidus… Malgré les difficultés d’une telle enquête, Humphreys se débrouille pour interviewer un échantillon représentatif des habitués qu’il croise régulièrement, de tous âges et de toutes conditions sociales. On apprend alors que, par une sorte d’effet de compensation, ceux qui n’ont aucun autre rapport avec le monde gay sont les plus conservateurs au point de vue politique et moral. Ceux qui au contraire se définissent comme gays sont plus libéraux. Ils peuvent eux aussi se considérer comme mariés ( au sens où ils vivent avec un autre homme ). Quant à ceux qui sont célibataires, ils expliquent parfois que s’ils s’adonnent à cette sexualité furtive, au cours de laquelle aucun mot n’est échangé et qui n’implique donc aucun sentiment, c’est dans l’idée d’établir un jour une relation durable.
On voit à quel point il est difficile de vanter comme subversive cette forme de sexualité en l’opposant à l’aspiration au couple, qui serait conformiste. Car ce livre démontre à quel point subversion et conformisme sont des notions relatives.
« Le Commerce des pissotières », par Laud Humphreys, La Découverte , 204 p ., 20 euros.
Robert Allan Laud Humphreys (1930-1988) a été professeur de sociologie au Claremont College (Californie) et prêtre de l’Eglise épiscopale.
Didier Eribon
Le Nouvel Observateur – 2225 – 28/06/2007