Le climat sulfureux de la vie chère aux Antilles est lourd de menaces pour la cohésion sociale.

— Par « Sé jan ou ka fè kaban aw ou ka domi », économiste —

La persistance de la vie chère aux Antilles, en dépit des nombreuses actions et promesses des gouvernements et responsables locaux, trouve son explication dans des facteurs structurels et systémiques profondément enracinés dans l’histoire coloniale des Antilles . L’un des principaux enjeux réside dans la domination des monopoles et oligopoles des grandes familles qui contrôlent l’économie des Antilles, en particulier en Guadeloupe et en Martinique. Ces grands groupes familiaux, présents depuis des générations, détiennent une position prédominante dans l’importation et la distribution des produits de première nécessité. Cette concentration du marché leur permet de fixer les prix de manière concertée, limitant ainsi toute forme de concurrence et réduisant les possibilités de baisse des tarifs. En situation quasi-monopolistique, ces groupes ont un contrôle significatif sur les prix des denrées alimentaires, des matériaux de construction et de nombreux autres produits essentiels comme l’électroménager , créant ainsi une distorsion durable des prix au détriment des consommateurs.Parallèlement, la majorité des biens de consommation courante sont importés de France hexagonale ou d’autres régions du monde, ce qui entraîne des coûts de transport considérables. Le processus d’importation implique non seulement la mise en conteneurs et le transport maritime à travers l’Atlantique, mais également le déchargement et la distribution locale une fois les marchandises arrivées à destination. Chaque étape de ce parcours logistique génère des surcoûts, qui sont répercutés sur les prix finaux payés par les consommateurs. Ces coûts de transport, souvent invoqués par les distributeurs pour justifier les prix élevés, sont donc un facteur important de l’inflation persistante dans ces territoires.Un autre élément clé de vie chère montré du doigt par le gouvernement est l’octroi de mer, une taxe historique spécifique aux territoires d’outre-mer qui date du XVIIe siècle. Conçue à l’origine pour protéger les productions locales, cette taxe s’applique à l’importation de biens et services, mais elle est aujourd’hui perçue comme un facteur majeur de la vie chère. L’octroi de mer alourdit considérablement selon les experts de Bercy le coût des produits importés, accentuant encore la pression sur les prix à la consommation. Cependant, cette taxe constitue également une source essentielle de financement pour les communes et les collectivités locales, rendant son aménagement ou sa suppression complexe, tant elle est vitale pour les finances publiques locales.Le sursalaire des fonctionnaires est également souvent pointé du doigt. En outre-mer, les fonctionnaires bénéficient d’une sur-rémunération de 40 % ou 50% , justifiée par le coût de la vie plus élevé. Ce dispositif, bien que nécessaire pour compenser les écarts de pouvoir d’achat, est fréquemment utilisé par les commerçants et distributeurs pour maintenir des prix artificiellement élevés, en prétextant que la population dispose de revenus plus importants que dans l’Hexagone. Cet argument, qui masque une réalité économique inégalement répartie, contribue à maintenir une spirale de prix élevés.En outre, l’économie des Antilles souffre d’une faible diversification et d’une dépendance quasi-totale aux importations, notamment dans le secteur agroalimentaire. Cette dépendance structurelle expose les territoires ultramarins aux fluctuations des prix internationaux, aux crises logistiques, et rend l’approvisionnement particulièrement vulnérable. L’insuffisance de la production locale pour répondre à la demande intérieure accentue cette dépendance, renforçant la vie chère et limitant les marges de manœuvre pour les acteurs économiques locaux.Ces différents facteurs, combinés à une gestion publique parfois défaillante et à un cadre réglementaire inadapté, expliquent pourquoi la vie chère demeure un problème endémique aux Antilles. Malgré les initiatives locales et nationales visant à réguler les prix, comme le Bouclier Qualité Prix ou la mise en place d’observatoires des prix et des marges, les résultats peinent à se concrétiser, confrontés à la force des intérêts économiques en place et aux rigidités du système. Depuis trop longtemps,les régions d’outre-mer, à savoir la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, la Guyane et Mayotte, sont confrontées à une situation paradoxale. Elles affichent le PIB par habitant le plus faible de France, avec des écarts flagrants par rapport à l’Île-de-France (9 700 euros contre 57 600 euros en 2020), tout en étant les territoires où les prix des produits de consommation courante sont les plus élevés.

La départementalisation en 1946 et la régionalisation en 1982 n’ont pas changé la donne : l’économie locale demeure toujours dominée par les grands groupes familiaux qui contrôlent l’importation et fixent les prix de manière concertée. Ce phénomène conduit à des écarts de prix oscillant entre 17 et 40 % par rapport à la métropole, une situation que les importateurs justifient en invoquant les coûts du transport, les sursalaires des fonctionnaires et l’octroi de mer. En 2009, la Guadeloupe et la Martinique ont été secouée par un mouvement social de 44 jours, centré notamment sur la flambée des prix des denrées alimentaires. Une commission a alors été mise en place pour analyser la structure des prix, mais l’exercice s’est rapidement enlisé dans des détails, comme l’étude des sardines en boîtes. L’échec est patent d’autant que beaucoup de petites entreprises ont mis la clé sous le tapis à cette époque sans que la situation ne bouge d’un iota. Depuis, malgré la multiplication des enquêtes et des commissions, la situation n’a guère évolué : les prix restent de 23 à 43 % plus élevés qu’en métropole, et la cherté de la vie continue d’alimenter le mécontentement populaire.Face à cette problématique persistante, les députés ont voté à l’unanimité en février 2023 pour la création d’une commission d’enquête sur le coût de la vie outre-mer, initiée par le député martiniquais Johnny Hajjar. Ce rapport est devenu encore plus pertinent avec l’augmentation des prix des produits alimentaires, exacerbée par la sortie de la pandémie et la guerre en Ukraine. Selon une étude du CESER de La Réunion, la vie chère s’expliquerait à 80 % par des revenus insuffisants et à 20 % par des prix excessifs.L’INSEE avait déjà constaté en 2015 que les prix en outre-mer étaient de 18 à 32,5 % plus élevés qu’en métropole, un écart qui s’est creusé avec la récente spirale inflationniste. Les coûts de l’énergie et du fret maritime ont également grimpé, amplifiant les disparités entre la métropole et les territoires ultramarins, où les revenus sont structurellement plus faibles en raison de taux de pauvreté élevés et d’un marché de l’emploi précaire. Le soutien de l’État, via des dispositifs tels que les contrats de redressement Outre-mer (COROM), reste insuffisant pour compenser la baisse des dotations, tandis que des mesures comme le Bouclier Qualité Prix peinent à contenir les hausses.Les réformes fiscales et sociales de ces dernières années ont aggravé le désengagement de l’État, avec la suppression de la TVA non-perçue récupérable ou la réduction des allègements de cotisations pour les travailleurs indépendants. De plus, les efforts pour renforcer la concurrence et lutter contre les monopoles qui grèvent le pouvoir d’achat des ménages ultramarins, tels que l’augmentation des effectifs de la DGCCRF ou le soutien à la souveraineté alimentaire, restent modestes face à l’ampleur des défis.

En Guadeloupe, une initiative lancée en 2015 pour réguler les prix à travers la plateforme ZOBAN a été relancée en 2021. Cette fois, en partenariat avec l’État, la région et les associations de consommateurs, le projet semble mieux structuré avec des financements dédiés et la mise en place d’un comparateur de prix. En juillet 2024, une convention a été signée pour officialiser ce dispositif, destiné à modérer durablement les prix grâce à un portail internet et une application mobile. Cependant, le contexte politique national, marqué par la dissolution de l’Assemblée nationale et la chute du gouvernement en juin 2024, laisse planer une incertitude sur la pérennité de ces initiatives. Ainsi, malgré les annonces et les promesses, la question de la vie chère en outre-mer demeure un problème non résolu, pris dans un maelström où s’entremêlent enjeux économiques, intérêts privés et carences de l’action publique. En définitive, la lutte contre la vie chère dans ces territoires demeure un défi complexe, tant les blocages sont multiples et ancrés dans des dynamiques économiques historiques et systémiques.

En somme, la persistance de la vie chère aux Antilles est le résultat d’un système profondément inégal, maintenu par des intérêts économiques puissants et une gestion publique inefficace. Les solutions proposées se heurtent à des blocages institutionnels, économiques et politiques, rendant toute amélioration durable difficile à concrétiser. Alors que faire pour remédier selon nous à cette situation chaotique voire kafkaïenne pour les consommateurs antillais ?

A notre humble avis, seul un changement de paradigme de développement et la construction d’un nouveau modèle économique et social pourrait permettre de solutionner cette question de la quadrature de la vie chère aux Antilles. Un changement de paradigme de développement axé sur la production locale et la construction d’un nouveau modèle économique et social sont essentiels pour combattre efficacement la vie chère aux Antilles, car les solutions traditionnelles ont montré leurs limites face aux défis structurels et systémiques qui perdurent. Le maintien des politiques actuelles, centrées sur la régulation des prix, l’ajustement des taxes ou la mise en place de dispositifs comme le Bouclier Qualité Prix, ne permet pas d’adresser de façon structurelle les racines profondes du problème. Un changement radical de modèle économique et social est nécessaire pour plusieurs raisons fondamentales.Tout d’abord, le système économique actuel des Antilles repose comme nous l’avons déjà démontré largement sur une économie d’importation dominée par des monopoles et oligopoles. Ces structures de marché concentrées, détenues par des groupes familiaux historiques, contrôlent l’essentiel de l’importation et de la distribution des produits de première nécessité. Cette concentration limite la concurrence et maintient artificiellement des prix élevés, une situation qui ne peut être corrigée que par une transformation complète de l’organisation économique. Un nouveau modèle devrait favoriser la diversification des acteurs économiques, encourager l’émergence de PME locales oeuvrant dans le secteur de la production agroalimentaire et permettre une plus grande autonomie économique.Ensuite, la dépendance extrême aux importations rend les Antilles vulnérables aux fluctuations des prix internationaux et aux crises globales (comme la pandémie de la COVID-19 ou la guerre en Ukraine). Pour réduire cette dépendance, il est nécessaire de promouvoir une économie plus résiliente en développant la production locale. Cela passe par le soutien beaucoup plus radical à l’agriculture, à l’agro-industrie et à d’autres secteurs clés pouvant répondre aux besoins locaux.

Le développement d’une souveraineté alimentaire, par exemple, contribuerait à réduire la nécessité d’importer des biens essentiels et permettrait de stabiliser les prix en favorisant des circuits courts de distribution.Par ailleurs, l’actuel modèle repose sur une dynamique économique pernicieuse et déséquilibrée, où l’économie de consommation domine, sans création suffisante de valeur ajoutée locale. Il est indispensable de repenser le modèle de développement en misant sur l’innovation, l’intelligence artificielle, l’entrepreneuriat local à travers la création d’une société financière de développement et une transition écologique adaptée aux réalités insulaires. Ce nouveau paradigme devrait intégrer des initiatives durables, telles que l’économie circulaire, l’énergie renouvelable et la gestion locale des ressources, pour réduire la dépendance extérieure et créer des emplois locaux de qualité. De plus, le modèle social actuel repose sur des inégalités structurelles de type coloniale exacerbées par des systèmes de redistribution mal adaptés aux spécificités ultramarines. La répartition des richesses, avec des revenus majoritairement bas et des inégalités profondes, nécessite une refonte des politiques publiques en matière de protection sociale, de formation et d’emploi. Un modèle économique inclusif, qui intègre une meilleure distribution des richesses et offre des opportunités à tous les segments de la population, est crucial pour atténuer les tensions sociales et améliorer le pouvoir d’achat des habitants. Enfin, pour briser les mécanismes qui perpétuent la vie chère, il est nécessaire de revoir la gouvernance économique. Les collectivités locales, souvent limitées dans leurs capacités d’action, doivent être dotées de plus de compétences dans le strict cadre de l’article 73 et de moyens législatifs pour impulser un développement local durable. Mais d’ores et déjà, la première décision immédiatement à prendre par les élus locaux en charge de la gouvernance des collectivités territoriales majeures est de réserver exclusivement les subventions aux entreprises locales du secteur productif et aussi des startups évoluant dans le champ de l’économie numérique et de l’intelligence artificielle. La coopération régionale en Amérique du Nord et dans la Caraïbe, permettant de nouer des partenariats économiques avec les pays voisins, offrirait également des perspectives de marché et d’approvisionnement alternatives, réduisant la dépendance à l’égard de la dite métropole.

En somme, seul un changement de paradigme, visant à transformer en profondeur les structures économiques, à développer une production locale, à renforcer la résilience, et à promouvoir un modèle social plus équitable, peut permettre de combattre durablement la vie chère et les inégalités sociales aux Antilles. Ce nouveau modèle doit être conçu autour de la valorisation des ressources locales, de l’autonomie économique , et de la participation active de toutes les parties prenantes, y compris les citoyens de la société civile via les clubs d’investissement type Les Cigales . Un tel changement nécessite une vision à long terme, des politiques publiques ambitieuses et un engagement collectif pour bâtir une économie plus juste, plus autonome et plus solidaire sinon c’est l’explosion sociale à coup sûr qui nous attend aux Antilles.

« lè bab kanmarad nou pwi difé rouzé ta’w « 

Jean- Marie Nol, économiste