— Par Édouard de Lépine —
Il est temps de mettre à la raison ces nègres qui croient que la révolution ça consiste à prendre la place des blancs et continuer en lieu et place, je veux dire sur le dos des nègres, à faire le blanc.
Césaire, La tragédie du roi Christophe
Il y a sans doute de plus grands malheurs que le chômage pour des gens qui peuvent travailler. Personne ne croit qu’il existe dans notre pays de solution miracle qui permette de résoudre ce problème dans des délais prévisibles. C’est dire qu’aucun chômeur martiniquais conscient ne se fait d’illusion. Mais il y en a qui n’en dorment pas. Parmi les femmes notamment. Elles se battent tous les jours pour en sortir. Elles dépensent certaines semaines plus que les ASSEDIC ne leur versent d’indemnité. Elles cherchent depuis 7 mois, de Dillon à Terres Sainville, en passant Redoute et Chateauboeuf, un local pour exercer un métier qu’elles connaissent, qu’elles ont pratiqué pendant vingt ans pour la plus grande satisfaction de leur clientèle et…de leur employeur. Ou elles n’en trouvent pas. Ou les prix sont exorbitants.
Situation pénible, mais de plus en plus courante. Peut-être faut-il l’avoir vécue de près pour s’en rendre compte. Mais le plus pénible ce n’est pas le chômage lui-même. Le plus pénible, parfois, c’est d’avoir le sentiment qu’il y a une solution à portée de la main, et de buter sur l’arrogance, la suffisance, la légèreté, la désinvolture, l’impertinence et, finalement, sur le mépris de quelque petit chef dont on sent, dont on sait, qu’il a en main la solution mais qui joue avec vous au chat et à la souris.
Ces petits chefs, il y en a dans tous les services, à l’Éducation Nationale, aux Impôts, à la Poste, à la Police, au Conseil Général, au Conseil Général, dans les mairies, dans des organismes publics ou semi-publics. Les petits chefs n’y ont pas de problème d’emploi. Le leur est garanti à vie. Quand ils ne vous renvoient pas à leur boîte vocale (le nec plus ultra de la modernité sinon de l’efficacité), qui est sensée les remplacer et vous donner toutes les informations dont vous pouvez avoir besoin, ils ont un dispositif bien rodé pour ne pas être dérangés. Ils sont difficiles à joindre et, pour certains, quasiment intouchables.
Après avoir franchi deux ou trois barrages filtrants, vous tombez sur une secrétaire. Elle s’inquiète de savoir si le chef est déjà arrivé avant de découvrir dix secondes ou quatre minutes plus tard qu’il est HDD (Hors Du Département), qu’il n’est pas encore arrivé ou qu’il s’est déplacé. Vous laissez un message trois ou quatre fois par jour à des heures différentes. Au bout de trois semaines ou de trois mois, le chef condescend à vous répondre.
Ce département est probablement le seul où, avec un peu de culot, on peut joindre plus facilement le cabinet d’un ministre ou le ministre lui-même, voire Sarkozy en personne, qu’un chef de service grand ou petit.
Apparemment, cela n’a pas grand chose à voir avec le chômage. Et pourtant.
Il y a sept mois, le patronne d’un salon de coiffure informe ses deux employées, que l’immeuble qui abrite ce salon doit être démoli sous peu, pour cause d’utilité publique. Elles sont donc licenciées à compter du 31 décembre 2007. Pendant près de deux mois ces chômeuses virtuelles cherchent dans le quartier où réside une grande partie de leur clientèle un local où elles souhaitent poursuivre leur activité. Fin décembre 2007, elles apprennent, par une cliente, qu’il y a précisément dans ce quartier deux ou même trois locaux à usage commercial fermés depuis plusieurs années. Elles s’informent. On leur confirme. Elles écrivent à la Société OZANAM propriétaire de l’immeuble où se trouvent ces locaux.
La direction leur indique qu’il y a bien un local loué depuis deux ans à une coiffeuse qui « pour des raisons diverses » n’a pas pu ouvrir son salon. Cette coiffeuse paie néanmoins régulièrement ses loyers. Elle n’est manifestement pas aux ASSEDIC. Ses revenus lui permettent de payer, pour un local qu’elle n’occupe pas, un loyer qui représente près de la moitié des indemnités de chômage versées aux deux coiffeuses licenciées. Mais on lui accorde, en plus des deux années écoulées, un délai supplémentaire de 5 mois pour régulariser sa situation. Elle s’engage à le faire d’ici au 2 mai. Mais elle s’aperçoit… le 2 mai, que le local, qu’elle paie depuis deux ans, n’a pas d’électricité.
« C’est donc nous qui avons tort », explique le petit chef. Le même qui se rendait compte à la fin du mois de janvier de l’incongruité d’une telle situation. Il promettait alors d’en faire son affaire. Il ignorait apparemment qu’OZANAM avait loué pendant deux ans, un local commercial sans électricité, pour lequel elle percevait régulièrement un loyer mensuel de 350 €.
Et ce petit chef s’indigne de ce que l’on puisse parler de légèreté, d’incompétence ou de magouille dans la gestion d’un bien social. Il vous envoie chier purement et simplement, en vous laissant entendre que c’est lui qui décide en définitive, et que vous n’avez qu’à bien vous tenir si vous voulez avoir raison.
Quel Conseil d’Administration peut trouver normale une situation aussi ubuesque ?
Je ne sais pas s’il y a des Martiniquais qui acceptent de ménager la susceptibilité de ceux auxquels ils s’adressent, non pour bénéficier d’une faveur ni d’un passe-droit, mais pour exercer leur droit au travail et, si possible, pour faire cesser ce qui ressemble à un privilège scandaleux. Je n’appartiens pas à cette race-là. Mon sentiment est qu’il faut dénoncer avec la plus grande fermeté ces potentats grands ou petits. Les petits chefs dans ce pays sont l’un des plus sinistres héritages de la colonisation. Il paraît qu’il ne faut pas risquer de leur déplaire.
Ce sont ces petites lâchetés qui précèdent et produisent les grandes catastrophes. Je ne sais plus où j’ai lu, il y a très longtemps, que celui qui ignore est un imbécile mais que celui qui sait et qui ne dit rien est un criminel. Je préfère être un imbécile qu’un criminel.
Edouard de Lépine