Par Selim Lander – Hasard, bien sûr : deux auteurs français célèbres dont le nom débute par la lettre « C » sont nés en 1913 (Camus, Césaire), un troisième (Cocteau) est mort en 1963. Un tel télescopage n’a pas aidé à ce que ces anniversaires fussent commémorés avec toute la ferveur souhaitable. Sans compter que 1913 fut également l’année de la publication du premier volume de la Recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, événement considérable qui n’a pas manqué de faire beaucoup d’ombre aux trois précédents. Dans le cas d’Albert Camus, le brouillage a été encore accentué par la polémique autour de l’organisation de la grande exposition commémorative, à la médiathèque d’Aix-en-Provence qui abrite le Fonds Camus.
On ne reviendra pas ici sur cette polémique, sinon pour s’étonner que l’auteur de Noces continue à créer le scandale post mortem, lui qui fut un modèle d’honnêteté intellectuelle. Mais c’est justement ce qui choquait chez lui, depuis son retrait précoce du Parti communiste (dès 1937, parce que « le Parti » s’était mis en retrait de la lutte anticolonialiste) jusqu’à ses déclarations sur l’Algérie, propres à choquer les deux camps. On n’oubliera pas comment Camus fut vilipendé par Sartre et par les communistes, simplement parce qu’il défendait des positions humanistes face au camp des partisans du totalitarisme.
Heureusement, cela n’a empêché ni Camus de faire son œuvre ni l’exposition d’avoir lieu (au dernier trimestre 2013) et d’être un succès. Le second fait mérite d’être salué, non seulement pour faire mentir tous les oiseaux de mauvaise augure, mais encore parce qu’il n’est – en tout état de cause – pas facile de montrer quelque chose à partir d’une œuvre destinée à être lue. Camus, néanmoins, se prête mieux que d’autres à l’exercice dans la mesure où, loin de rester enfermé dans son cabinet, et en dépit de la maladie, il a toujours voulu laisser une grande place dans sa vie à l’action, que ce soit comme sportif (footballeur), écrivain voyageur, journaliste engagé, amant passionné, homme de théâtre, etc.
Le catalogue superbement mis en page et magnifiquement illustré devrait avoir sa place dans la bibliothèque de tous les camusiens (1). Il suit le parcours, thématique, de l’exposition : les lieux, l’amitié, les métiers, les jeux, le langage, la guerre, l’histoire, la pensée de midi, l’amour, enfin le « royaume » où le bonheur, malgré tout, est possible. Il y manque évidemment, par rapport à l’exposition elle-même, les enregistrements sonores et le travail audiovisuel de Yacine Aït Kaci, présenté sur des écrans courbes, avec des jeux de lettres et de couleurs, autour de quelques-unes des citations les plus célèbres de Camus.
Le théâtre
Même si Camus est davantage connu pour l’Étranger et pour ses essais philosophiques, c’est le théâtre qu’il a « aimé avec une passion sans égale » (Cat., p. 94). À Alger, en 1936, il crée et dirige la troupe du « Théâtre du travail », sous l’égide du Parti communiste. La première pièce est une adaptation, réalisée par ses soins, du Temps du mépris de Malraux. D’autres suivront. Il écrit, il met en scène, il joue : d’emblée il expérimente ainsi tous les métiers du théâtre. Après la rupture avec le PC, il crée, toujours à Alger une autre troupe, le « Théâtre de l’équipe ». Puis ce sera Paris et la collaboration avec les plus grands. Le Malentendu est créé en 1944 (avec Maria Casarès), Caligula en 1945 (avec Gérard Philippe et Maria Casarès), L’État de siège en 1948 (avec Madeleine Renaud, Maria Casarès et Pierre Brasseur dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault), Les Justes en 1949 (avec Maria Casarès, Serge Reggiani). Suivront des adaptations : Un cas intéressant (de Dino Buzzati) en 1955, Requiem pour une nonne (qu’il met lui-même en scène, avec Catherine Sellers et Michel Auclair) en 1956, et enfin, en 1959, Les Possédés (dont il assure également la mise en scène, avec Catherine Sellers et Pierre Vaneck).
Passionné pour le théâtre, aidé par des comédiens exceptionnels, Camus y fut pourtant rarement couronné par le succès. L’État de siège fut sans doute sa plus grande déception, d’autant plus inattendue après les quelques 100.000 exemplaires vendus de La Peste, un an plus tôt. Les dialogues de L’État de siège, pourtant, ne manquent ni de fantaisie ni de force pas plus que l’intrigue ne manque de surprises. Mais cette tentative de « théâtre total », cette ambition de réinventer quelque chose qui rappelle le théâtre shakespearien ne correspondaient visiblement pas aux attentes du public de la France d’après guerre. Les critiques y virent de la confusion, de la bouffonnerie, du bavardage. Si l’on ajoute que la mise en scène de J.-L. Barrault n’aidait pas à la simple intelligibilité du texte (2), on comprend que l’échec fût quasi inévitable.
Le théâtre de Camus, rarement joué, est toujours à redécouvrir. Tous les praticiens et les amateurs de cet art se reconnaîtront dans la définition que Camus a proposée dans le Manifeste du Théâtre de l’équipe (en 1939) :
Le théâtre est un art de chair, qui donne à des corps vivants le soin de traduire ses leçons, un art en même temps grossier et subtil, une entente exceptionnelle des mouvements, de la voix et des lumières. Mais il est aussi le plus conventionnel des arts, tout entier dans cette complicité de l’acteur et du spectateur qui apportent un consentement mutuel et tacite à la même illusion. C’est ainsi que, d’une part, le théâtre sert naturellement les grands sentiments simples et ardents, autour desquels tourne le destin de l’homme (et ceux-là seulement) : amour, désir, ambition, religion. Mais, d’autre part, il satisfait au besoin d’une construction qui est naturel à l’artiste. Cette opposition fait le théâtre, le rend propre à servir la vie et à toucher les hommes (OC, I, 1931-1944, p. 814).
À méditer (3).
(1) Albert Camus, citoyen du monde, Paris, Gallimard, 2013, 208 p, 29 € (ci-après Cat.) En l’absence d’un commissaire unique, l’exposition a été conçue par un comité scientifique de cinq membres : Sophie Doudet, Marcelle Mahasela, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel et Maurice Weyembergh.
(2) « Les paroles sortent d’une bouche ou d’une autre, on cherche les lèvres qui remuent, et le son vous arrive, toujours pathétique, sans qu’on puisse deviner d’où il vient, ni en saisir le sens entier ». Elsa Triollet in Les Lettres françaises, 4 novembre 1948. Voir le dossier sur la réception de L’État de siège dans les Œuvres Complètes d’Albert Camus (ci-après OC), II, 1944-1948, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2006.
(3) La relation très particulière que les spectateurs entretiennent avec le théâtre a, depuis Camus, fait l’objet de diverses théories. Nous rendons compte de certaines de ces approches dans « Le théâtre et ses spectateurs », Esprit, n° 403, mars-avril 2014, p. 219-225.