— Par Roland Tell —
Dans cette famille martiniquaise, Cendrillon était le souffre-douleur. En effet, le quotidien de cette adolescente recueillie était fait d’humiliation et de pauvreté, contrairement aux deux autres filles du foyer. Comme dans le conte de Perrault, la famille adoptive de Cendrillon lui avait ménagé un statut de servante, de bonne à tout faire.
» Elle l’avait baptisée Cendrillon, parce qu’elle faisait toujours la cuisine, et puis la vaisselle, et ce qu’il y avait de plus sale à faire. »
L’association de tutelle ignorait généralement l’avenir des placements opérés. Ce qui l’intéressait, dans ce cas précis, c’est la personnalité des parents – un couple d’écrivains-poètes, plus ou moins connus, ayant fait de la subjectivité créatrice, et de la divulgation du Soi, les racines de leur oeuvre commune. De plus, Cendrillon était belle, plus belle que ses soeurs d’adoption, et, pour cette raison, celles-ci la méprisaient, et la maltraitaient.
Dans cette campagne du Saint-Esprit, dès après le Collège, Cendrillon devait s’occuper des poules, des lapins, des porcs, dans le champ attenant, pendant que ses soeurs scrutaient le détail des dessins animés, clips, films, et autres vidéos, de la télévision. A l’étage, les parents interrogeaient en poésie le sens de leur mystérieuse identité, s’attirant l’un l’autre vers les sources de leur être, tantôt dans une mélancolie irritée, tantôt dans un sentiment de désir indéfinissable, selon les craquements du lit.
Un processus d’assistance sociale, tel que celui-ci, est naturellement plein de sérieux dangers. En effet, en Cendrillon, une violence méticuleuse et vigilante, une indépendance ombrageuse et superbe, constituaient progressivement un certain art du mutisme – un art d’être muette, bien que bouillonnant toujours d’un flot confus de pensées de fureur. Mais comment rompre les amarres ? Car elle rêvait d’entrer en rébellion, par nécessité d’être, d’être elle-même, tout simplement ! Mais ce chemin, elle devait le faire toute seule. Quoi faire pour désobéir, devenir aussi méchante que les autres ? Quel système d’échange organiser ? Peut-être au plan du travail, à elle confié ? Hélas, il n’y avait pas de fée médiatrice, comme la marraine du conte. Pas de prince non plus à séduire, du fait de sa beauté !
La grande malice serait de mal faire son travail domestique, pour désorganiser la famille, la prendre au piège au moyen de répressions journalières ( trop de sel dans la nourriture, tâches de brûlure sur le linge repassé, vol du bon pain destiné à ses soeurs). Certes, elle aurait aimé se perdre dans un brouillard magique, comme dans les contes africains, mais les brumes nocturnes de la campagne du Saint-Esprit gardent toute leur perceptivité poétique, qu’aiment décrire ses bourreaux de parents adoptifs, en leurs talents à l’affût de tout.
« Voici un paquet d’aiguilles et d’épingles mélangées, il faut les démêler, pendant que nous serons à la messe .. » Il y avait, en plus, le ménage à faire, le repas à préparer, les bêtes à nourrir !
Seule dans la maison, en ce temps des jours gras ! Quel artifice monstrueux allait se révéler à elle en cette période carnavalesque ? Un envol vers le monde extérieur ? Hélas, pas de fée, ni de sorcière, dans les environs, pour l’habiller d’excentricité dans l’enthousiasme collectif, et pour la faire accéder aux défilés du Carnaval. Mais en elle, au plus profond d’elle-même, ce n’est pas folie – folie de poètes à l’instar de ses geoliers de parents adoptifs, mais véritablement folie, à la fois humaine et divine, folie inspiratrice, mystique, érotique, qui l’a fait s’embarquer dans le premier bradjak passant. N’est-ce pas, en ce cas, le carrosse des temps martiniquais modernes, même sans habit de princesse, ni étoile d’or au front, ni prince émerveillé à séduire !
ROLAND TELL