.— Par Robert Berrouët-Oriol, .Linguiste-terminologue —
Le ministère de l.’.Éducation a publié ses décisions concernant la poursuite de l.’.année scolaire 2019-2020 à partir du 10 aout 2020 et la réouverture tardive de l’année 2020-2021 le 9 novembre 2020, pour l’essentiel, comme il avait toujours voulu le faire. Ces mesures sont de nature à préoccuper profondément ceux qui réfléchissent à l’avenir des enfants haïtiens qui portent le futur du pays. Soit donc, à la réussite éducative des écoliers et du système éducatif qui doit en faire des femmes et des hommes et des citoyennes et citoyens. Non pas en termes administratifs ou financiers, mais ceux qui réfléchissent plutôt à l’urgente nécessité de penser un autre système éducatif post « Peyi lòk » et post COVID-19. Un système éducatif qui renverserait l’équation de 95% d’échec échelonné sur les 13 ans de scolarité pour une cohorte de 100 enfants entrant en première année fondamentale. Il faut donc se rendre à l’évidence post COVID-19, cette École de l’apartheid social, culturel et linguistique doit être brisée plutôt que d’en assurer, à tout prix et à n’importe quel prix, la vaine continuité ! Nous en avons abordé plusieurs aspects dans des textes antérieurs, notamment dans l’article « .La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national .» (Le National, 20 septembre 2018).
.Solidaire des enseignants œuvrant en Haïti, notre prise de parole, aujourd’hui, entend tirer la sonnette d’alarme sur l’aberration qui consiste à vouloir « sauver » une année scolaire en recourant aux mêmes méthodes, usées et inopérantes, responsables de l’échec massif des écoliers dans ce système d’apartheid scolaire. Signalons, au passage, que Haïti est un des très rares pays au monde où le gouvernement procède à la réouverture des écoles sans des mises en place rigoureuses du point de vue sanitaire et pédagogique dans un partenariat élargi avec les communautés et les parents.
.Quatre des éléments clés pouvant justifier ces décisions qui, en favorisant l’échec scolaire déjà massif en Haïti, vont à l’encontre des intérêts des enfants, retiennent notre attention pour étayer cette prise de parole : a) les examens d’État et réguliers, b) les établissements scolaires, c) l.’.accompagnement psychosocial et 4) l.’.organisation spatiale du milieu scolaire en temps de distanciation physique.
.Examens réguliers et de fin de cycles
.Compléter l.’.année scolaire ou la boucler dans les conditions de son existence, c’est assurer la survie de l’École de l’échec massif des enfants haïtiens. Le modèle d’examens a été conçu pour confirmer l’échec plutôt que la réussite des écoliers. Il garantit que moins de 5% d’une cohorte d’enfants entrant en première année arrivera, au bout des 13 années de scolarité, à obtenir le certificat de fin d’études secondaires.
.Dans l’état actuel de stress posttraumatique où se trouve la très grande majorité des écoliers haïtiens suite au « Peyi Lok », à la situation de kidnapping et à la COVID-19, il est évident que les écoliers ne peuvent trouver les conditions psychologiques minimales requises pour passer des épreuves d.’.examens convenablement. On peut donc envisager trois grands cas de figure par rapport aux résultats à attendre de ces épreuves. Il y a naturellement la minorité des écoles privées qui ont pu boucler l.’.année scolaire par des stratégies intermédiaires notamment l.’.enseignement à distance avec la contribution des parents. La deuxième catégorie concerne une autre minorité (les écoles les plus favorisées) qui a suivi une partie du programme traditionnel et qui en quelques semaines pourra se mettre à niveau pour passer les épreuves et réussir les examens de la 9e année du 12 au 14 octobre 2020. Ces deux premières catégories, qui représentent une infime minorité de la population scolaire, réussiront aisément les épreuves de la 9e année et passeront en première année du secondaire pour poursuivre leur parcours académique.
.La troisième catégorie concerne la majorité des écoles privées et publiques constituant le lot des écoles défavorisées des milieux à risques : même si certaines d.’.entre elles ont pu garder les portes ouvertes pendant le « Peyi Lok », notamment celles des petites villes des provinces, elles ont dû fermer complètement à partir du 19 mars 2020 suite à l’état d’urgence décrétée pour faire face à la COVID-19. Celles-ci ne pouvaient offrir aucune structure d.’.accompagnement à leurs écoliers et la majorité de ces derniers, provenant et vivant dans les zones défavorisées dépourvues d’électricité, d’eau et d’Internet, seront en situation d’échec pour des raisons tant pédagogiques que psychologiques et de conditions défavorables pour subir des épreuves d’examens. Et ce n’est pas la mise en route de l’inopérante plateforme gouvernementale de formation à distance, « PRATIC », qui y changera grand-chose comme nous l’avons démontré par l’analyse de cet instrument pseudo pédagogique totalement inadapté et inopérant (voir là-dessus notre article « .PRATIC » : une plateforme numérique pour l’enseignement à distance en Haïti ou un catalogue statique, fossile et non interactif des programmes du ministère de l’Éducation ?. », Le National, 12 mai 2020.)
.Le constat relatif à la troisième catégorie d’écoliers implique que ces enfants seront ou bien forcés de refaire une classe ou bien, ils devront simplement abandonner l’école. Ce phénomène aura donc pour résultat l’augmentation de l’échec éducatif que produit l’École haïtienne : comme l’a démontré le GTEF, moins de 5% des écoliers admis en première année fondamentale réussissent à boucler le cycle scolaire de 13 années. (Voir le rapport du Groupe de travail sur l’éducation et la formation, GTEF : « Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti », 2010.)
.Incohérences du calendrier d’apartheid
.Selon les prescrits du calendrier de reprise de l’année académique 2019-2020 annoncé par le ministère, tous les écoliers de 9e année fondamentale et de la Terminale reprennent les classes le 10 aout 2020 aux fins de préparer leurs épreuves. Une semaine plus tard, le 17 août 2020, ce sera la relance générale pour les autres classes, sauf pour les écoles privilégiées qui le feront en septembre. En effet, le MENFP, obnubilé par une clôture à tout prix de l’année académique par la réalisation des examens de sélection, instaure officiellement deux (2) grandes catégories d’écoles : les écoles privilégiées, qui ont bouclé l’année grâce à des moyens hors portée à la majorité et celles-ci, la majorité des écoles, desservant principalement les milieux moins bien nantis, dont l’essentiel des écoles publiques.
.Le 9 octobre, l’année académique 2019-2020 devrait prendre officiellement fin pour toutes les écoles, et elles entreront en période de contrôle du 12 au 22 octobre 2020. Les examens d’État se réaliseront : de 12 au 14 octobre pour les 9e AF, les ENI et les CEF; et du 19 au 22 octobre pour ceux de Fin d’études secondaires (bac unique).
.Et le ministère confirme l’apartheid scolaire en précisant dans sa note de presse : « Les écoles ayant bouclé complètement avec tous leurs élèves leur cursus par des travaux en ligne ne sont pas concernées par ces dispositions (en gras dans la note « Ministère de l.’.Éducation nationale et de la Formation professionnelle – Relance des activités scolaires »). Elles pourront transmettre leur décision de fin d.’.année, suivant la procédure. Et elles pourront également démarrer la nouvelle année académique, dès septembre prochain. » En clair, le MENFP atteste que les écoles privilégiées qui estiment avoir bouclé l’année académique 2019-2020 constituent une catégorie spéciale qui n’a pas besoin de suivre ses directives. Elles n’auront pas à se plier au calendrier national : leur année scolaire débutera en septembre, la période contrôle du 12 au 22 octobre ne devrait pas les concerner non plus, ayant déjà transmis leurs décisions de fin d’année.
.Toutefois, les écoliers de 9e année de ces écoles ayant bouclé leur année scolaire devront attendre le 9 novembre pour reprendre leurs activités pédagogiques en classe de première année du secondaire puisque les examens se tiendront du 12 au 14 octobre. Comment gérer en termes à la fois pédagogique, administratif et logistique deux (2) classes de 9e années en même temps, avec les mêmes enseignants, dans les mêmes salles de classe tout en respectant les règles de la distanciation physique : une préparant les examens officiels et une autre débutant son année scolaire ? Qu’en est-il des autres classes du secondaire ?
.Situation économique des écoles
.Déjà beaucoup d’écoles privées sont en situation difficile du point de vue financier et de nombreuses familles seront également en situation financière difficile au moment de la rentrée scolaire d’aout ou septembre prochain. Ceci va probablement forcer certaines écoles à fermer avec évidemment l.’.augmentation de l’échec scolaire au niveau national. Cette succession de crises qui traverse l’année académique 2019-2020 risque fort de forcer de nombreux établissements privés à fermer boutique, précipitant un nombre important d’enfants hors des circuits scolaires et dans l’abandon scolaire et ses multiples conséquences pour la société et les familles.
.La plupart des enseignants du secteur privé n’ont pas été payés pour l’année académique 2019-2020, certains depuis le « Peyi lòk », d’autres depuis la fermeture en mars 2020.
.Prolonger l’année scolaire durant quelques mois devrait permettre à certaines directions d’écoles privées de réclamer, plus ou moins légitimement, des frais scolaires pour l’année académique 2019-2020 afin de faire face à des obligations financières comme le paiement des enseignants. Il faut croire que le choix de boucler l’année scolaire 2019-2020 à tout prix, aux dépens des écoliers, repose en grande partie sur cette concession qui aurait été faite aux propriétaires des écoles privées.
.Un ministère de l’Éducation orienté fortement et étroitement vers la conduite des opérations d’examens officiels justifie aussi du même coup une vision étriquée de ses fonctions régaliennes.
.Toutes ces orientations, malheureusement, appliquées par les établissements de manière isolée les unes des autres, en l’absence de directives nationales négociées entre les partenaires éducatifs (ministère, directions d’écoles, parents, enseignants…) risquent de constituer des sources de conflits qui affecteront négativement la capacité des familles à s’acquitter de frais supplémentaires.
.Accompagnement psychosocial
.De nombreux témoignages reçus et les quelques observations réalisées dans tous les milieux socioéconomiques mettent à nu les circonstances de violence accrue contre les enfants dans les foyers pendant le confinement. Il s’agit, par exemple, de violence lors de la supervision des devoirs de maison par les parents et d’agression sexuelle contre les fillettes. Il faut donc s.’.attendre à ce qu.’.une majorité d.’.enfants souffre de stress posttraumatique que l’école devrait prendre en compte avec célérité. Et il ne s.’.agit pas d.’.organiser un cours de quelques jours ou même de quelques semaines pour les enfants, mais il faut préparer les enseignants, les écoles, à dépister tous les cas difficiles, tous les comportements déviants ou bien anormaux chez les enfants pour éventuellement les orienter. Les stratégies proposées par le ministère ne font aucune mention de ces accompagnements et de ces encadrements qui devraient s’étaler tout au long de l’année scolaire.
.Accompagnement physique
.Les dispositions prises par le ministère et le temps accordé aux établissements, moins d.’.un mois, ne permettront pas aux écoles de mobiliser les ressources nécessaires (financières et matérielles) afin de protéger convenablement les enfants, notamment équiper les écoles d.’.espaces sanitaires favorables à une hygiène qui protège les enfants comme le lavage des mains, le nettoyage systématique régulier hebdomadaire des espaces de fréquentation des écoliers, la fermeture par des clôtures pour la sécurité des enfants, etc. La réorganisation de l’espace physique des salles de classe obligera les établissements à réduire le nombre d’écoliers par banc, ce qui diminuera les revenus et aura des conséquences négatives sur les capacités à faire face aux obligations financières et au maintien des services.
.Toutes ces observations renvoient à des questions de fond qui touchent aussi bien à la nature de l’École haïtienne, à sa gouvernance, à sa place dans la société et à l’inexistence d’une politique linguistique éducative basée sur le respect des droits linguistiques. Ainsi, faut-il aujourd’hui rénover, redresser, réformer ou refonder le système éducatif national ? En une clairvoyante communauté de vues avec nos meilleurs spécialistes de l’éducation, pareille question a été évoquée après le séisme de 2010 par l’Envoyée spéciale en Haïti de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) Michaëlle Jean : elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), « la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (Centre d’actualités de l’Unesco, 15 février 2011).
.Ces questions et observations ne sont pas nouvelles. Dans l’article que nous avons publié le 23 novembre 2017 dans Le National, « .Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale », nous interrogions en ces termes l’action du ministre Pierre-Josué Agénor Cadet : « Le seul mince indice public récent dont on dispose au chapitre de la politique linguistique éducative est la déclaration d’avril 2017 de Pierre-Josué Agénor Cadet relative à la mise en œuvre des 26 points de sa feuille de route, consistant notamment à .« Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays ». .En juillet 2020, ces « politiques d’aménagement éducatif et linguistique » se font encore attendre…
.Bricolage administratif et pédagogique intempestif
.Les mesures annoncées par le ministre Pierre-Josué Agénor Cadet pour la clôture de l’année scolaire 2019 – 2020 et la réouverture tardive de l’année 2020 – 2021 s’apparentent encore une fois à du bricolage administratif et pédagogique intempestif, à une sorte de « mache prese je pete » sans lien avec la vision conséquente d’un projet éducatif national rassembleur issu d’un partenariat et de fructueuses consultations avec les enseignants, les parents et les directeurs d’école et la communauté en général. D’ailleurs comment un pays peut-il faire confiance à un ministre d’éducation qui, dans l’ignorance totale du rôle des curricula de préscolaire partout à travers le monde dans la protection et le développement de l’enfance, déclare le 6 juillet dernier dans les micros de plusieurs stations de radio que « le préscolaire n’est pas un cycle d’études, il n’a pas de contenu pédagogique, les enfants y vont pour jouer ». Et ce, en dépit du fait que ce ministère qu’il dirige a produit puis diffusé une politique de « Développement intégral de la petite enfance » (DIPE), validée en 2012. Car « Le préscolaire constituant la base de l’apprentissage scolaire des enfants, il convient qu’il soit pris très au sérieux » soutient, par ailleurs, un inspecteur du ministèr.e de l’Éducation. Et un curriculum spécifique à la petite enfa.nce a été élaboré et adopté en 2015 pour le préscolaire donnant les grandes orientations pour l’encadrement des enfants.
.S’il faut reconnaitre et apprécier à leur juste valeur les efforts de certains cadres du MENFP pour doter le système éducatif d’outils de modernisation de l’enseignement, les expériences menées ailleurs au monde où l’enseignement à distance est pratiqué dans des conditions pédagogiques et matérielles que l’on pourrait qualifier de bien supérieures à celles que l’on retrouve en Haïti invitent à beaucoup de prudence tout en y travaillant. Il est toutefois clair que l’enseignement à distance ne pourra jamais remplacer l’Éducation en présentiel, comme semble le prôner le MENFP.
.La société civile, les parents, les enseignants, les directeurs d’écoles et les syndicats d’enseignants doivent impérativement s’opposer à ce bricolage administratif et pédagogique intempestif du ministère de l’Éducation et proposer une vision et des actions consensuelles destinées à assurer une éducation de qualité à tous nos enfants. Le vrai partenariat pour une Éducation à haute voix, moteur des changements majeurs que réclame la société haïtienne dans sa totalité, tel est le défi à relever post COVID-19.
.Ce sont, ici, quelques considérations qui semblent avoir échappé au MENFP et qui devraient faire l’objet de directives plus claires exprimées à travers un protocole uniforme de reprises des activités scolaires couvrant les aspects pédagogiques, sanitaires et administratifs.
Montréal, le 19 juillet 2020