« Le Bonheur », texte & m.e.s. de Tatiana Frolova/ KnAm Théâtre

— Par Michèle Bigot —

L’affiche est alléchante, Le Bonheur, spectacle monté par Tatianan Frolova et sa troupe du KnAm, théâtre de Komsomolsk-sur-Amour, on croit rêver! À moins que ce rapprochement de termes ne fasse oxymore pour beaucoup! Le nom est formidablement exotique, pourtant il vient tout droit de l’enfer, cet Orient soviétique qui se recommande surtout pour son Goulag. Le paradoxe s’installe d’autant mieux dans l’esprit que « knam » est un vocable russe qui pourrait se traduire approximativement en français par: « Venez chez nous »!

Mais faisons confiance à Tatiana Frolova. En 1985, pendant la période de la Perestroïka, elle fonde dans sa ville natale de Komsomolsk-sur-Amour le théâtre KnAm, un des premiers théâtres indépendants de Russie. Dans l’ambiance de l’époque, le public lui est plutôt hostile, mais rien ne l’arrête. Après avoir pratiqué les classiques, elle éprouve la necessité de renouveler la forme théâtrale, de trouver une esthétique et une matière propres à toucher les spectateurs contemporains, mue par l’urgence de la situation politique de son pays. Elle se tourne alors vers le théâtre documentaire non sans faire penser au travail de Svetlana Alexievitch. Comme celle-là, elle pratique un théâtre basé sur le recueil de témoignages et les récits de vie. Tout se passe comme si l’histoire soviétique appelait naturellement ce type de littérature, dans lequel ces femmes auteures excellent. Il se peut que ce genre litttéraire soit prioritairement recherché par des femmes, préoccupées par ce croisement des destins personnels et de l’Histoire « avec sa grande hache », comme dit si justement Perec, lui-même bien placé pour en témoigner. Tatiana Frolova dénonce donc la guerre de Tchétchénie dans Une guerre personnelle, la terreur dans Je n’ai pas encore commencé à vivre et la division de la Russie dans Endroit sec et sans eau , présenté à Valence en 2010. En mars 2022, suite à l’agression de l’Ukraine par la Russie, Tatiana Frolova quitte son pays avec sa troupe et s’installe à Lyon.

Elle présente aujourd’hui à Valence un diptyque, constitué de Le Bonheur en première partie et de Nous ne sommes plus… en seconde partie. On entend dire dans le public « mais ce n’est pas du théâtre! » et en effet la forme peut surprendre. On ne trouve pas dans cette pièce de progression linéaire, ni de tension dramatique au sens classique du terme. Il s’agit d’un montage expérimental de témoignages, d’articles, de photos, de bribes de récit de vie. C’est construit comme un patchwork, l’unité est fournie par la question « qu’est-ce que le bonheur? » et surtout qu’est ce que le bonheur pour les citoyens russes d’hier et d’aujourd’hui?

« Qu’est-ce qui nous est arrivé?
Pourquoi nous avons choisi
Le confort plutôt que la liberté?
Pourquoi on ne rêve plus
de la conquête spatiale, mais
D’un réfrigérateur et d’un canapé?

Voilà ce qui se chante, voilà la complainte qui hante les âmes russes en plein désarroi. Et depuis, ça va de mal en pis, le acteurs clament que la Russie est gouvernée par Satan. D’allusions en dénonciations, de récit de torture en récit de rêve, l’âme russe est mise à nu. On est frappé par l’omniprésence de la faim, de la violence, de la mort. Les récits sont poignants, leur force est renforcée par le jeu des acteurs et la scénographie.

Même si la forme peut paraître déroutante, le spectateur est emporté par la force du spectacle théâtral. La dramaturgie est nulle part et elle est partout. La scénographie est époustouflante. Chaque épisode est l’objet d’une débauche de jeux de scène, de jeux de lumière, d’effets visuels, de danse, de musique. On avait déjà eu l’occasion de la constater avec Serebrennikov: le théâtre russe a le génie du collectif. La troupe impose sa présence en tant que troupe, par des mouvements choraux, par une rythmique, par des effets d’échos qui ne laissent aucun répit. C’est audacieux, enlevé, enfièvré, le rythme ne faiblit jamais, rebondissant d’une vidéo à un jeu d’objet, d’un éclairage à un pas de danse; les objets scéniques y tiennent une place particulière. C’est fait avec trois bouts de tissu, une bâche platique et des morceux de carton, mais tout objet devient magique à la faveur de l’éclairage aussi dynamique que les acteurs. Un canard recouvert de papier alu, des figurines découpées dans du carton, tout a sa force, pour évoquer les morts, ou la puissance du rêve. Les mimiques, les costumes, la musique et la gestuelle viennent en appui du texte et de la vidéo. La troupe n’est jamais à court de trouvailles incroyables, d’autant plus époustouflantes que leurs moyens sont pauvres. On prend une vraie leçon de théâtre et l’énergie de la troupe est communicative. Les acteurs arrivent à nous faire respirer avec eux et pousser la complainte en choeur. Rarement participation du public fut plus naturelle.

Une mention spéciale pour le traitement original de la vidéo. On a beau être blasé par le recours systématique à la vidéo, Tatiana Frolova réussit à nous surprendre. La vidéo ne prend pas en charge (ou pas seulement) un hors champ spatio-temporel. Ce sont les acteurs qui sont tour à tour filmés en gros plan, portant l’un après l’autre la voix des témoins. Et on a l’impression qu’il ne s’agit pas de témoignages rapportés mais de leur souvenir qu’ils nous livrent, quelque chose d’intime, un rêve, un souvenir, une question qui les hante, un espoir, une confidence, leur foi dans le théâtre. Le gros plan réalisé sur leur visage donne à voir une expression, une mimique, un battement de cil, un souffle. Le travelling donne le rythme. Ce moment renforce l’empathie, exposant ce que d’ordinaire la scène efface, l’émotion du sujet.

Un seul regret, le faible volume de la parole chez l’actrice placée sur le côté de la scène qui traduit le témoignage des acteurs. Même en tendant l’oreille, ses propos ne sont pas distincts. Elle a sans doute voulu éviter de prendre le pas sur la parole de l’acteur, mais ça devient gênant car on perd une bonne partie de la substance du récit.

Au total une remarquable performance, qui vient à point nommé nous faire entendre une voix aujourd’hui inaudible, celle du peuple russe en souffrance, nous faire partager son désarroi et ses espoirs frustrés. Et nous rappeler le rôle du théâtre et la place qu’il occupe dans cette tradition.

 

La comédie de Valence, 15.11.2023

Michèle Bigot

Production : Théâtre KnAM
Production déléguée : Centre dramatique national Besançon Franche-Comté
Coproduction déléguée : Célestins, Théâtre de Lyon
Coproduction : Théâtre populaire romand – La Chaux-de-Fonds – Centre neuchâtelois des arts vivants, Théâtre de Choisy-le-Roi – Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique, Théâtre des Quatre Saisons – Scène conventionnée de Gradignan
Coréalisation : Festival Sens Interdits, Célestins – Théâtre de Lyon
Avec le soutien de l’Onda, Office national de diffusion artistique

Voix (sur la bande audio du spectacle)
Youri Gagarine, Alexeï Kolesnikov, Anna Bogacheva, Alexeï Larikov, Julia Barbutko, Vadim Bondarenko, Valérie Dolgoroukova, Viatcheslav Sidorov, Victoria Gribanova, Victoria Guryeva, Anton Ermakov, Véronique Kuznetsova, Asya Lakiza, Piotr Litvintsev, Lioubov Iakovenko, Katia Milgevskaya, Alexandre Murzaev, Vlad Timokhov, Olga Topchieva, Taisiya Trishina, Mikhaïl Touloupov, Olga Shcherbakova, Dmitri Bykov, Boris Akounine, Anton Dolin

Interviews vidéo
Mikhaïl Gefter, Sophie Oreshko

Musique
Balam Acab, Karkhana avec Nadah El Shazly, Youra, Dmitri Shostakovich, Galina Vishnevskaya, Dua Lipa