Le blues selon Bob Wilson

Les Nègres, de Jean Genet, mise en scène Robert Wilson,

les_negres_genet_wilson1

photo de répétition © Lucie Jansch

— Par Michèle Bigot —

Bleu à l’âme, blues au ventre, l’américain Bob Wilson, ami de Ornette Coleman, travaillant avec le saxophoniste Dickie Landry, nous offre sa vision poétique de Les Nègres de Jean Genet.
Les Nègres, c’est l’histoire d’un procès : par une mise en abyme dramatique, les blancs intentent un procès à un noir, censé avoir assassiné une femme blanche : telle est l’action qui se déroule hors-scène, dans les coulisses. Sur scène des acteurs noirs masqués jouent le rôle des blancs (la cour) qui assistent à un meurtre rituel célébré par d’autres acteurs noirs. Au bout de cette cérémonie, en guise de clôture du drame, c’est la cour des blancs qui est jugée par les noirs. Effet spéculaire, répétition, renversement, ironie et démontage des codes de la dramaturgie sont en vigueur. Dès lors chaque mise en scène des Nègres est aux prises avec cette ambiguïté et cette ironie généralisée⋅ Certains mettent l’accent sur la dimension politique du message, d’autres insistent sur la théâtralité de la pièce, d’autres encore sur la dimension festive et bouffonne du drame : en tout cas, impossible d’en donner une version lisse, qui ne prenne pas parti !
Les Nègres, que J. Genet présente comme une « clownerie », met en scène les préjugés et fantasmes raciaux que les blancs nourrissent à propos des noirs. En ce sens, on peut dire que le nègre est au noir ce que le blême (dont il est question dans la pièce) est au blanc, fantasme contre fantasme. L’un comme l’autre sont des chimères, un montage fantasmatique articulant des peurs, du désir, du mépris, du ressentiment , de la haine ou de l’envie.

Des acteurs noirs y jouent tous les rôles (les blancs sont des noirs masqués). L’espace scénique est divisé en deux parties, l’une surplombant l’autre comme le ferait une tribune, d’où l’on peut assister à un drame, ou à un procès. Le théâtre dans le théâtre repose sur ce dispositif voulu par l’auteur. L’action (un meurtre rituel auquel répond un procès) repose sur l’inversion carnavalesque des rôles, la caricature et le mythe, le rituel macabre, le jeu de double spéculaire : en somme, les noirs y jouent à jouer un rôle. La théâtralité souveraine y joue des subterfuges, des ambiguïtés, des ruptures dramaturgiques, des incohérences provocatrices. Il s’agit de dénoncer en l’inversant l’hypocrisie des institutions et du pouvoir des blancs. Ainsi les nègres retournent contre les blancs la stratégie de séduction, et jouent jusqu’à la caricature et la bouffonnerie les traits qui sont censés les définir comme « nègres ». Le sarcasme a vocation de miner les stéréotypes raciaux. J. Genet écrit dans sa préface: « Cette pièce est écrite non pour les noirs mais contre les blancs. »
Une mise en scène des Nègres est toujours un événement théâtral. Après la mise en scène inaugurale de R. Blin en 1959 avec la troupe des Griots, à laquelle a participé J.Genet lui-même, qui accentuait la dimension politique du texte, d’autres mises en scène ont fait date : celle de Peter Stein à Berlin en 1983, avec des acteurs blancs, tirant la pièce vers une distanciation brechtienne, ; celle de Gilles Chevassieux en 1991, avec une troupe de comédiens noirs, mettant l’accent sur la dimension carnavalesque et festive et virant à la bouffonnerie corrosive. Par la suite les mises en scène se font plus rares. Celle d’A. Ollivier en 2001 insiste sur la théâtralité, dans une lecture didactique où la pièce devient un exercice de dramaturgie. Face à un tel héritage , qu’en est-il de la mise en scène de Bob Wilson ?

les_negres_genet_wilson2

Le point de départ est original : Bob Wilson déclare : « si je pars du texte, je risque de me retrouver à illustrer ou seconder ce que j’entends. C’est ce qui se produit généralement au théâtre. Et pour moi, c’est d’un tel ennui ! »
C’est bien le paradoxe de cette mise en scène : mettant le texte à distance , il en retrouve l’esprit. Il s’agit plus d’une traduction (continuant la tradition des « belles infidèles ») que d’une interprétation. En homme de théâtre, Bob Wilson recourt à un langage intégralement théâtral, c’est-à-dire plastique et musical avant tout : il fait signe par le jeu des éclairages, des couleurs, des formes, des gestes, de la musique, des rythmes et des danses. Il sculpte l’espace scénique. Il travaille le texte théâtral comme on le ferait d’une pâte.
Ainsi a-t-il renforcé l’architecture du texte en le découpant en tableaux. Sa vision relève de l’architecture d’un édifice, misant sur la forme, la couleur et la musique. La représentation est dès lors un édifice mouvant, une chorégraphie de l’espace, un « paysage sonore ».
Ce faisant, il tourne le dos à la tradition des mises en scène interprétatives. Refusant le jeu académique d’une lecture reposant sur la rationalité et le facteur causal, il épouse étroitement la démarche de Genet qui disait : « L’expression théâtrale n’est pas un discours. Elle ne s’adresse pas aux facultés rationnelles de l’homme. Acte poétique, elle veut s’imposer comme un impératif catégorique, devant quoi, sans cependant capituler, la raison se met en veilleuse. » ( Préface pour Les Nègres)
Bob Wilson accentue la théâtralité du texte, avec ses effets de double, ses décalages, ses reprises, ses ruptures, jouant du faux pour démonter les codes. Ambiguïté et ironie contaminent l’ensemble de la dramaturgie : la bouffonnerie devient grinçante, la mascarade morbide, la cérémonie funèbre et grotesque, l’envolée lyrique problématique et l’échange amoureux désarticulé. Le texte même est travaillé comme les autres matériaux. Le verbe y devient théâtral, tour à tour sublime, provocateur ou lyrique, voire épique, par un travail sur le rythme, l’intensité, la mélodie phrastique. Le rythme des répliques est ici essentiel, il repose sur des effets d’écho de réduplication ou désarticulation, voire de psittacisme. Ce que certaines parties du texte de Genet pouvaient comporter d’anecdotique ou de plat y gagne en force dramatique.
La farce barbare devient-elle pour autant gratuite ?
Le prologue ajouté au texte prévient cet écueil, en donnant à la pièce, d’entrée de jeu, un éclairage tragiquement actuel : dans ce tableau liminaire, le plateau présente un décor bleuâtre, réplique d’une façade d’habitation dogon. Sur le devant de la scène, un acteur noir, figé dans une pose arrogante, fixe le public. Tout à la fois inclus dans l’espace scénique et tourné vers le public, il assure la transition entre l’univers des spectateurs et celui du drame.
Ce premier tableau est une Rhapsodie in blue : évocation poétique et colorée de l’Afrique, bleu cobalt, bleu des hommes du désert… Sur ce fond noyé dans les vapeurs et les flammes bleuâtres, fusent des tirs de mitraillette. Des acteurs pénètrent sur scène ; à peine arrivés, ils sont fauchés par la fusillade, cloués sur place, rigidité cadavérique, masques de douleur, fixité morbide, puis cris muets, regards exorbités, visages hallucinés, mouvements décomposés, tout cela baignant dans une ambiance musicale d’une douceur sirupeuse. Un par un, les acteurs entrent par la porte ménagée dans le mur, pénétrant ainsi dans l’espace de la représentation.
Le théâtre devient le lieu par excellence d’une assomption des noirs en héros tragiques, via une cérémonie, un rituel sauvage, une mascarade macabre et clownesque.
L’idée de la mascarade , l’inversion rituelle des nègres en blancs, avait été puisée par Genet dans le film de Jean Rouch Les Maîtres fous (1954). La pièce de Genet y ajoute une pincée d’Illusion comique , une tonalité à la Jarry, tout en restant fidèle à la conception du théâtre reçue d’A. Artaud. L’ensemble est rehaussé d’envolées lyriques relatives à la Négritude, sans renoncer toutefois à une couleur nostalgique et quasi claudelienne inhérente au mythe de la France héroïque. Théâtre de la révolte et de la provocation, véritable ravage scénique, Les Nègres a trouvé une voix (voie) singulière : l’ambiguïté y sape toute lecture unilatérale, et c’est ce à quoi B. Wilson a su rester fidèle.
Comme Saint-Genest, comédien et martyr, le nègre va y jouer le rôle qu’on attend de lui jusqu’à en épuiser le sens dans la caricature. Le théâtre sera le lieu de cet exorcisme. L’idée maîtresse de Genet passe dans cette mise en scène, au-delà de sa pure traduction verbale : sur scène, cette idée devient un ressenti. C’est la hantise de Genet, celle du voleur, celle des Bonnes, celle des Nègres, qu’on pourrait formuler ainsi : « J’assumerai jusqu’à la mort la malédiction que tu as jeté sur moi. Je serai ce pédé, ce voleur, cette folle et ce nègre que tu vomis, et je le serai totalement, jusqu’à ce que tu en crèves. »

Paris,Bésignan, 26-31/10/2014

Michèle Bigot


 

Les Nègres, de Jean Genet, mise en scène Robert Wilson,

Théâtre de l’Odéon,
Festival d’automne à Paris, du 3/10 au 21/11 2014

les_negres_genet_wilson

photo de répétition © Lucie Jansch