Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti 

Fondements constitutionnels et politique linguistique d’État

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

« (…) nous n’avons pas à hiérarchiser les langues entre elles, bien au contraire. Nous devons être riches, concrètement ou poétiquement, de toutes les langues du monde. Aucune langue ne peut s’épanouir seule, il lui faut le concert des autres langues qu’elle invoque, qu’elle accueille et respecte. (…) il nous faut abandonner l’imaginaire monolingue des colonialistes, pour tendre vers un imaginaire multi-trans-linguistique, qui n’a rien à voir avec une faculté polyglotte, mais qui tend vers le désir-imaginant de toutes les langues du monde, qu’on les connaisse ou non. » — (« Nous devons être riches de toutes les langues du monde », par Patrick Chamoiseau, Le Courrier de l’UNESCO, 20 juin 2024)

L’idée d’élaborer le présent article provient en partie de la lecture d’un avis public paru dans l’édition du 9 juillet 2024 du journal Le National et elle est en lien avec la publication antérieure en Haïti d’un livre mort-né traitant du statut du créole. Rédigé uniquement en français, l’avis public paru en page onze du National est fort intéressant. Il s’énonce comme suit : « URGENCES ! Au regard de la conjoncture, Le National et la Radio Télé Pacific lancent un appel à l’action pour adresser [sic] les points suivants : 01) Établissement d’un climat de sécurité durable / 02) Amélioration des conditions de vie de la population / 03) Mise en place du CEP / 04) Révision constitutionnelle / 05) Organisation des élections pour le retour à l’ordre constitutionnel / Le pays n’en peut plus ! ». Par-delà le caractère manifestement kafkaïen et erratique de cet énoncé, le fait qu’il soit rédigé uniquement en français alors même qu’il s’agit d’un avis public induit un questionnement sur l’unilinguisme institutionnel de facto que l’on observe en Haïti dans différents contextes d’interlocution. L’unilinguisme institutionnel renvoie à l’usage hégémonique du français institué en Haïti dès le 1er janvier 1804 : il consiste en l’institution par les Pères de la patrie de l’usage exclusif et dominant du français dans l’administration de l’État dès sa fondation. Dans ce contexte l’unilinguisme institutionnel désigne, sur le plan historique, l’ensemble des pratiques linguistiques administratives implicites mais généralisées du nouvel État dont l’Acte d’indépendance a été rédigé uniquement en français. La révolution anti-esclavagiste et anticolonialiste victorieuse de 1804 avait en effet investi les sphères militaire et politique mais –par l’adoption implicite du français comme langue de l’administration du nouvel État–, elle a conféré à la langue créole, tôt refoulée dans les mornes, le statut de langue soumise à une explicite minorisation institutionnelle. Pareille minorisation institutionnelle a conféré au créole les attributions de l’invisibilité institutionnelle en faisant de cette langue la grande absente de la gestion des domaines relevant des prérogatives régaliennes de l’État. Sur ce registre, l’hypothèse que nous avançons et qui devrait être, souhaitons-le, examinée de près par les historiens de concert avec les linguistes est la suivante : à la proclamation de l’Indépendance le 1er janvier 1804, Haïti est tributaire de deux « régimes linguistiques » différents mais liés : d’une part l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et, d’autre part, l’unilinguisme non institutionnel des créolophones locuteurs majoritaires dans le nouvel État. La minorisation institutionnelle du créole couplée à l’usage dominant du français remonte donc aux premiers pas du nouvel État en 1804, et l’invisibilisation institutionnelle du créole s’est depuis lors étendue et consolidée dans la totalité du corps social haïtien. Cette configuration bipolaire de facto caractérisera pour l’essentiel la situation linguistique d’Haïti jusqu’en 1987, année de l’adoption de la nouvelle Constitution qui accorde aux deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, le statut de langues co-officielles.

Il y a quelques années, un éditeur, paré des vertus curatives de la catéchétique mais lourdement dépourvu des lumières des sciences du langage, a cru pouvoir faire école en publiant aventureusement un livre intitulé « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions Kopivit/l’Action sociale, 2018). D’une grande pauvreté argumentative et intellectuelle, ce livre énumère moult sourates en une profession de foi dont la qualité première est de défier la moindre rigueur analytique au fil de ses 317 pages. À mi-chemin entre le catéchisme d’autrefois et la lodyans contemporaine, « Yon sèl lang ofisyèl » toupille, tournoie, pirouette, claudique, virevolte et prêche d’abondance le monolinguisme créole. Il est attesté que cet ouvrage a connu un véritable « flop » et, mis à part l’accueil complaisant d’un journaliste officiant sur les terres encombrées du plus ancien quotidien d’Haïti, il est passé inaperçu. Le constat est unanime : comme frappé d’une salutaire mutité, le livre, dont l’auteur est l’éditeur Gérard-Marie Tardieu, n’a guère retenu l’attention des linguistes et des enseignants et, de manière plus essentielle, il n’a à aucun moment contribué à éclairer et à enrichir la réflexion sur l’aménagement du créole à l’échelle du pays tout entier.

Si nous avons choisi de rappeler dans le présent article l’acrobatique et chétive saga du livre « Yon sèl lang ofisyèl », ce n’est certainement pas en raison d’un appareillage argumentatif crédible dont il est pesamment dépourvu, ni pour débroussailler les herbes folles recouvrant le caveau d’un livre chu depuis 2018 dans les plissures de l’oubli. Nous avons choisi de cibler ponctuellement son éphémère apparition sur les radars du débat d’idées parce que –sur les registres de l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et de l’unilinguisme non institutionnel des créolophones–, ce livre témoigne de la perduration de l’« idéologie linguistique haïtienne ». Celle-ci a été auscultée de manière fort pertinente par le sociolinguiste et sociodidacticien Bartholy Pierre Louis et elle continue de se manifester sur le terreau encore fertile du confusionnisme et de l’essentialisme linguistique créolophile qui, en enfermant le créole dans une sorte de mantra itératif, en a fait un totem identitaire à géométrie variable et dont certains attendent en vain d’illusoires miracles. Ancien étudiant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, Bartholy Pierre Louis est l’auteur d’une brillante thèse de doctorat soutenue avec succès en 2015 à l’Université de Rennes 2, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Il explore au chapitre 4.3.1.3 de sa thèse (page 201 et suivantes), « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? ». Ses observations de terrain et son analyse permettent de mieux comprendre ce qu’il nomme très justement « l’idéologie linguistique haïtienne » qui se caractérise, pour l’essentiel, par la primauté des poncifs de l’idéologie sur l’analyse basée sur les sciences du langage. « L’idéologie linguistique haïtienne » est véhiculée principalement par des locuteurs bilingues français-créole promoteurs d’un monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui, tout en tournant le dos à la Constitution de 1987, militent pour la survenue en Haïti de « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») et cette vision inconstitutionnelle traduit, surtout, le rachitisme de la « pensée linguistique » des créolistes fondamentalistes et des Ayatollahs du créole… NOTE – Sur l’essentialisme en linguistique, sur le discours unitariste ou discours essentialiste, « qui vise à rendre monolithique aux consciences ce qui n’est objectivement qu’un conglomérat de variétés linguistiques », voir Pierre Frath (Université de Reims Champagne-Ardenne), « Introduction : en finir avec l’essentialisme en linguistique… », supplément à la Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur, 1er Colloque Res per Nomen (Université de Reims Champagne-Ardenne, mai 2007). Voir aussi Irène Rosier, « Combats contre l’essentialisme », paru dans Persée / Histoire Épistémologie Langage, (36-2) 2014. Voir également Jean-Marie Klinkenberg, « La conception essentialiste du français et ses conséquences. Réflexions polémiques » (Revue belge de Philologie et d’Histoire, 79-3, 2001).

La problématique du monolinguisme créole sectaire et dogmatique, en lien avec l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et l’unilinguisme non institutionnel des créolophones, a tôt été explorée par le poète Georges Castera Fils dans son livre « Konbèlann » publié en 1976 à Montréal aux Éditions Nouvelle optique. Il y lieu de le lire avec la meilleure attention : « Nan pati sa-a nou rélé ANEKS 2-a, n-ap konsidéré litérati kreéyòl-la an rapò ak litérati ti-boujoua ki ap ékri an kreyòl-yo. Min nou pa-p limité pouin sa-a a inteléktuèl fanatik kreyòl-la, ni a sa yo rélé « litérati kréyòl-la ». Paské pa gin oun litérati kréyòl ako un litérati fransé lan fòmasyon sosyal ayisyèn-la. Gin oun litérati « ayisyèn » lit dé klas-la travèsé. Inpòtans yo bay késyon litérati-a an jénéral, plis inpòtans késyon litérati kréyòl-la pou intéléktuèl ti-boujoua-yo, sé rézon ki fè nou té ouè nésésité ékri Anèks 2-a. Késyon litérati kréyòl la, yo pa kapab konsidéré-l tankou oun progré deské litérati sa-a ékri an kréyòl. Sa pa gin sans. Bagay sa-a, sé oun pouin-d vi réyaksyoné ki pa ouè oun lang sé oun mouayin pou tout kalité lidé pran la ri, kit idé-yo réyaksyonè, kit idé-yo progrésis. N-ap raplé tout idé sé idé dé klas yo yé. (…) léktè-yo fèt pou konprann ki jan lè oun problèm mal li pèmèt tout kalité démagoji. Younn lan démagoji sa-yo sé : « kréyòl lang pèp », « fransé sé lang boujoua ». Pou nou kit litérati-a an kreyòl, kit li an fransé, li gin oun karaktè de klas ki indépandan dé afè lang-lan ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

Par l’article publié le 31 juillet 2017 dans Le National, « Le monolinguisme créole est-il une utopie ? », nous avons levé le voile sur les mirages du monolinguisme en revisitant les précieux enseignements d’Édouard Glissant. Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida –auteur, entre autres, de « De la grammatologie » (Éditions de Minuit, 1967) et de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine » (Éditions Galilée, 1996)–, le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant nous enseigne qu’« On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (« L’imaginaire des langues : entretien avec Édouard Glissant », par Lise Gauvin ; paru dans « L’Amérique entre les langues », revue Études françaises volume 28, numéros 2-3, automne–hiver 1992.) [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

Trente-deux ans après, en un écho plus contemporain à la réflexion d’Édouard Glissant, le romancier et essayiste martiniquais Patrick Chamoiseau expose lui aussi, avec hauteur de vue, que « Nous devons être riches de toutes les langues du monde ». Autrement dit, « (…) nous n’avons pas à hiérarchiser les langues entre elles, bien au contraire. Nous devons être riches, concrètement ou poétiquement, de toutes les langues du monde. Aucune langue ne peut s’épanouir seule, il lui faut le concert des autres langues qu’elle invoque, qu’elle accueille et respecte. (…) il nous faut abandonner l’imaginaire monolingue des colonialistes, pour tendre vers un imaginaire multi-trans-linguistique, qui n’a rien à voir avec une faculté polyglotte, mais qui tend vers le désir-imaginant de toutes les langues du monde, qu’on les connaisse ou non. Avec un tel imaginaire aucune langue ne saurait être en mesure d’en dominer d’autres, et aucune langue ne serait menacée quelque part sans un élan protecteur planétaire. Cela pose bien des exigences en termes d’éducation et d’action culturelle. En ce qui concerne l’écriture, l’imaginaire multi-trans-linguistique appelle à la maîtrise d’un langage. Le langage est une prise de possession de toute langue : une autorité. Il n’est pas dans la défense ou dans l’illustration d’une langue quelconque, mais dans un processus d’élargissement de chaque mot, de chaque phrase, de chaque sens, de chaque image, pour qu’elles puissent appeler, signaler, invoquer, le possible des autres langues du monde. Le langage brise l’orgueil des langues, leur sacralisation académicienne, pour les ouvrir à leurs insuffisances, à leurs indicibles, au trouble de leur propre déroute, et les forcer à désirer ainsi la présence d’autres langues autour d’elles. L’écrivain irlandais James Joyce disait souvent : « Je suis allé jusqu’au bout de l’anglais ! » Le poète et romancier martiniquais Édouard Glissant affirmait : « J’écris en présence de toutes les langues du monde » (source : « Patrick Chamoiseau — Nous devons être riches de toutes les langues du monde », Le Courrier de l’UNESCO, 20 juin 2024). [Le souligné en gras est de RBO]

La seconde hypothèse que nous avançons et qui devrait être, souhaitons-le, examinée de près par les historiens de concert avec les linguistes est la suivante : l’unilinguisme non institutionnel des créolophones devrait-il accéder au statut de politique linguistique d’État et ainsi constituer une réponse à l’unilinguisme institutionnel de facto que l’on observe en Haïti dans différents contextes d’interlocution ?

20 juin 2024

Des éléments de réponse à ce questionnement majeur se trouvent dans notre article titré « Le créole, ‘’seule langue officielle’’ d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? » (Le National, 7 juin 2018). Cet article atteste la continuité de notre réflexion sur ce que nous appelons le « monolinguisme de la surdité historique » : « Certains prédicateurs créolophiles assument que la défense du créole doit obligatoirement se faire sur le mode de l’exclusion d’une autre langue –le français, langue co-officielle depuis 1987. Sectaire et dogmatique, cette posture d’exclusion revient à nier le caractère historiquement constitué de notre patrimoine linguistique bilingue (voir là-dessus nos articles « Le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti : promouvoir une vision rassembleuse » (Le National, 25 mai 2018), et « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » (Le National, 20 août 2017). Cette illusoire posture d’exclusion de la langue française au nom du « monolinguisme de la surdité historique » a autrefois été défendue dans la plus grande confusion théorique par le linguiste Yves Dejean (1927-2018) dans l’article « Fransé sé danjé », (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975) et également dans sa pétition « Rebati » (12 juin 2010). Enfermé dans la « bulle idéologique » du révisionnisme historique, Yves Dejean assène dans cette pétition qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue. Haïti est des plus monolingues des pays monolingues ». Pareille imposture, présentée comme une « théorie » sinon une doxa, doit être mise en perspective par l’étude des divers apports issus des travaux de terrain réalisés par des linguistes de premier plan qui ont procédé à l’analyse de différents aspects de la situation linguistique haïtienne. L’échantillon de références documentaires ci-après en fournit une adéquate illustration.

1– Pompilus, Pradel (1958) : Lexique créole-français — Thèse complémentaire, Éditions de l’Université de Paris.

2– Pompilus, Pradel (1973, 1976) : Contribution à l’étude comparée du français et du créole », volume I, phonologie et lexique ; volume II, morphosyntaxe, Éditions Caribéennes.

3– Pompilus, Pradel (1981) : La langue française en Haïti », Éditions Fardin.

4– Govain, Renauld (2022) : La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description . Document post-doctoral en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langage, Université Paris VIII, 1er premier juin.

5– Govain, Renauld (2009) : Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti. Thèse de doctorat de l’Université Paris VIII.

6– Govain, Renauld (2013) : Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrainin Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques. Approches théoriques, Paris, L’Harmattan.

7– Govain, Renauld (2014) : L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti , revue Contextes et didactiques, 4.

8– Govain, Renauld (sous la direction de) (2018) : Le créole haïtien : description et analyse, Paris, Éditions L’Harmattan.

9– Govain, Renauld (2020a) : Le français haïtien et le ‘’français commun’’ : normes, regards, représentations, revue Altre Modernità / Autres modernités, Università degli Studi di Milano, Italie.

10– Govain, Renauld (2021) : Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire, revue Kreolistika, mars. 

11– Govain, Renauld (sous la direction de) (2021) : La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien. JEBCA Éditions.

12– Govain, Renauld (2021) : Pour une didactique du créole langue maternelle, article paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca.

13– Molès Paul : Les modalités du futur en créole haïtien. Thèse de doctorat, Université Paris 8, février 2021.

14-Molès Paul : Pou yon lengwistik ayisyen, revue Rechèch etid kreyòl numéro 1, 2022.

15– Thélusma, Fortenel (2018) : Le créole haïtien dans la tourmente / Faits probants, analyse et perspectives. C3 Éditions.

16– Thélusma, Fortenel (2024) : La problématique de l’enseignement bilingue créole-français en Haïti : défis et perspectives. Madinin’Art, 19 janvier 2024.

17– Thélusma, Fortenel (2021) : Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué. C3 Éditions.

18– Thélusma, Fortenel (2019) : Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel. Imprimerie des Antilles S. A.

Il est utile de rappeler que notre première contribution formelle à la réflexion sur l’aménagement linguistique au pays s’intitule « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Ce livre a été réédité en 2023 par le Cidihca-France et cette nouvelle édition comprend la version créole officielle de la Constitution de 1987. En ce qui a trait aux droits linguistiques, nous avons publié le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Par ailleurs notre contribution à la réflexion sur divers aspects de l’aménagement linguistique en Haïti est consignée, entre autres, dans les articles suivants :

1. Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti . Le National, 7 novembre 2019). 

2. L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse . Le National, 24 novembre 2020). 

3. L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire . Rezonòdwès, 16 mars 2021.

4. L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti ? . Le National, 11 mai 2022).

5. Le créole et le français dans l’École haïtienne : faut-il aménager une seule langue officielle en faisant l’impasse sur l’autre ?. Le National, 21 juin 2022.

6. Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti . Le National, 14 mars 2023.

7. La Constitution de 1987 est au fondement du ‘’bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’’ en Haïti . Le National, 25 avril 2023.

8. Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti. Potomitan, 14 mars 2019.

Il est attesté qu’en dépit de la qualité des études de terrain réalisées entre 1958 et 2024, en dépit des apports et des acquis analytiques divers mis en lumière dans les études que nous avons citées, l’usage dominant du français ainsi que la minorisation institutionnelle du créole couplée à son invisibilisation institutionnelle constituent encore, pour une large part, des facteurs structurels de blocage de la résolution des problèmes linguistiques d’Haïti tant à l’échelle du pays tout entier qu’à l’échelle du système éducatif haïtien. Sur ce double registre et au creux des mécanismes d’exercice du pouvoir politique en Haïti, l’on constate également que les réponses apportées jusqu’ici par l’État haïtien –tributaire d’un lourd déficit de leadership politique en matière d’aménagement linguistique–, sont encore faibles, partielles ou incomplètes, parfois démagogiques et inconstitutionnelles. Sur ce double registre l’on constate également que l’« idéologie linguistique haïtienne » est encore prégnante dans le corps social haïtien et qu’elle est véhiculée principalement par les promoteurs d’un monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui tourne le dos à la Constitution de 1987. L’ignorance choisie et/ou le déni de toute vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti constituent le lien et le liant communs au « monolinguisme de la surdité historique » et à l’« unilatéralisme créolophile » qui sont au fondement des différentes variantes idéologiques et identitaires du « populisme linguistique » (voir notre article « L’aménagement du créole piégé par le « populisme linguistique » des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024).

Le « populisme linguistique » constitue une vision réductionniste des faits de langue et il se caractérise principalement par (1) la négation de l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti, (2) par le rejet partiel de l’article 5 et le rejet total de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui aboutissent à (3) la promotion inconstitutionnelle et exclusive du monolinguisme créole. Le « populisme linguistique » se caractérise également par la défense de l’idée frauduleuse de la « guerre des langues » en Haïti couplée à la promotion d’une « fatwa » contre la prétendue « langue du colon », le français, stigmatisée au titre d’une « gwojemoni neyokolonyal » au MIT Haiti Initiative (voir notre article « L’aménagement du créole piégé par le « populisme linguistique » des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024). Il y a lieu de rappeler que le « populisme linguistique » a été promu ces onze dernières années au rang de « vision » et de « méthode » de gouvernance au ministère de l’Éducation nationale, notamment dans l’erratique saga du LIV INIK AN KREYÒL et dans l’inconstitutionnelle décision de ne financer que les livres scolaires rédigés en créole (voir notre article « L’aménagement du créole dans l’École haïtienne durant le mandat de Nesmy Manigat à l’Éducation nationale : radiographie d’un bavardeux naufrage », Rezonòdwès, 10 juillet 2024).

Sur le registre de la subjectivité idéologique, le « populisme linguistique » exprime tantôt une vision racialiste-noiriste de la question linguistique haïtienne (Jean Casimir), tantôt un amalgame indigéniste-néoduvaliériste de l’« identité » haïtienne (Jean-Robert Placide et la Sosyete Koukouy), tantôt une forclusion essentialiste du créole lui-même (l’Akademi kreyòl ayisyen) : voir nos articles « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne » (Le National, 21 mars 2023), « Le livre « Ayisyanite ak kreyolite » ressuscite-t-il l’indigénisme racialiste duvaliérien sous les habits artificieux du « nouvo endijenis an evolisyon » ?, (Rezonòdwès, 23 mars 2024) et « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022), (Le National, 18 janvier 2022). Le « populisme linguistique » se caractérise aussi par la récitation itérative des sourates d’un bréviaire dans lequel sont abolis les droits linguistiques des locuteurs haïtiens ainsi que le partenariat linguistique créole-français fondé sur les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.

NOTE / Sur la notion de populisme et de « populisme linguistique », voir les contributions de Patrick Charaudeau, professeur émérite de l’Université Sorbonne Paris-Nord, spécialiste de l’analyse du discours politique, chercheur au laboratoire Communication et politique rattaché au CNRS–Cerlis, Université de Paris : « Réflexions pour l’analyse du discours populiste », revue Mots. Les langages du politique, n°97, 2011 ; « Le discours populiste, un brouillage des enjeux politiques » (Éditions Lambert-Lucas, 2022). Voir aussi Ulrike Klinger et Karolina Koc-Michalska« Le populisme comme phénomène de communication : une comparaison transversale et longitudinale des campagnes politiques sur Facebook », revue Mots. Les langages du politique. Voir également Pierre-André Taguieff , « L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique », Paris, Flammarion, 2007 [2002] ; Marie-Anne Paveau, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », revue Critique, n°776-777, 2012, p. 75-84 ; Pierre Rosanvallon, « Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique », Paris, Seuil, 2020 ; Stefano Vicari, « De quelques représentations linguistiques ordinaires de ‘’populisme’’ dans la presse française et italienne : une analyse contrastive », paru dans Carmen Marimón Llorca, Wim Remysen & Fabio Rossi (dir.), « Les idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives », Berlin, Peter Lang, 2021 ; Gattiglia Modena et Stefano Vicari, « Discours populistes et sur le populisme : entre auto- et hétéro-désignations », revue Espaces linguistiques, (2024 / 7). 

Bref rappel de la dimension politique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique

À contre-courant des différentes variantes idéologiques et identitaires du « populisme linguistique », nous offrons en partage UNE VISION POLITIQUE ET CONSTITUTIONNELLE de l’aménagement linguistique en Haïti au creux d’un projet de société où les droits linguistiques s’apparient aux droits citoyens. Cette vision centrale se caractérise comme suit : l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, est une obligation à la fois politique et constitutionnelle découlant de la Constitution de 1987. La vision constitutionnelle de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti dont nous faisons le plaidoyer est fondée sur le « Préambule » ainsi que sur les articles 5, 32 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987. Cette vision ne se limite pas à la simple et très partielle défense/promotion du créole : elle privilégie la mise en oeuvre des droits linguistiques au titre d’un droit essentiel compris dans le grand ensemble des droits citoyens consignés dans notre charte fondamentale (voir le texte constitutionnel, Titre III, article 16 : « La réunion des droits civils et politiques constitue la qualité du citoyen ». Chapitre II : « Des droits fondamentaux » / « Droit à la vie et à la santé », article 19 : « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Ce qu’il faut donc rigoureusement promouvoir c’est une vision de l’aménagement linguistique dans sa dimension politique : l’État haïtien doit prendre le leadership politique de l’aménagement de nos deux langues officielles dans l’espace public et dans le système éducatif national, en lien avec la dimension constitutionnelle de ses obligations découlant des articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987.

L’articulation de la dimension politique et de la dimension constitutionnelle confère à notre Charte fondamentale une grande cohérence et elle situe les obligations de l’État sur le terrain du Droit et des droits du citoyen. La Constitution de 1987 dispose en effet, dans son « Préambule », que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (…) « Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (…) « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens » (…) Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

En quoi consiste le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti au regard de ses fondements constitutionnels et quelle politique linguistique d’État faut-il élaborer et mettre en œuvre ?

Tel que nous l’avons exposé au début de cet article, Haïti est encore tributaire de deux « régimes linguistiques » différents : d’une part l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et d’autre part l’unilinguisme non institutionnel des créolophones locuteurs majoritaires au pays. La minorisation institutionnelle du créole couplée à l’usage dominant du français remonte comme nous l’avons vu aux premiers pas du nouvel État en 1804, et l’invisibilisation institutionnelle du créole est encore prégnante dans la société haïtienne en dépit des acquis de la réforme Bernard de 1979 et en dépit de l’adoption, par le vote référendaire majoritaire de la Constitution de 1987, qui accorde aux deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, le statut de langues co-officielles. NOTE – Il est nécessaire de rappeler que de la Constitution haïtienne de 1987 est la seule Constitution démocratique adoptée par la voie inédite du vote référendaire majoritaire au pays de 1804 à nos jours. Elle confère aux institutions nationales, départementales et communales du pays leur pleine et entière légitimité populaire. Le fait qu’elle a été peu appliquée ou mal appliquée ou travestie ou combattue par différentes forces politiques n’altère en rien cette légitimité populaire. C’est précisément parce que cette Constitution –détentrice de l’entière légitimité populaire–, (1) consigne les fondements de l’État de droit, (2) garantit les droits citoyens fondamentaux et (3) fixe les obligations de l’État sur différents registres qu’elle a été malmenée par des politiciens de tous bords, y compris par des nostalgiques de la dictature duvaliériste et par les ayants-droits de la « rente financière d’État ». Plusieurs tentatives illégales et inconstitutionnelles d’« amendement » de la Constitution de 1987 ont été entreprises ces dernières années, mais elles ont toutes échoué. Elles seront sans doute reprises en 2024-2025 par les nouveaux tenants du pouvoir politique qui ne sont détenteurs d’aucune légitimité populaire et constitutionnelle. L’objectif central d’une telle forfaiture politique sera de rendre inopérante la légitimité populaire au fondement du vote référendaire de 1987 et de remplacer cette légitimité populaire par un régime d’exception dit de « transition politique » au motif que le pays connaît une « situation exceptionnelle » à laquelle il a fallu répondre par des « mesures exceptionnelles »…

Aussi, la vision de l’aménagement linguistique que nous offrons en partage expose rigoureusement que « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 25 avril 2023). Nous reviendrons plus loin sur la notion centrale de « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » au fondement de la future POLITIQUE LINGUISTIQUE DE L’ÉTAT HAÏTIEN.

En dépit de la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution haïtienne de 1987, la créolistique n’est pas parvenue à élaborer des études de référence sur les fondements constitutionnels et juridiques de notions aussi centrales en jurilinguistique et en aménagement linguistique que les droits linguistiques, le droit à la langue, le droit à la langue maternelle, la parité linguistique ainsi que le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques. De son côté, le constitutionnalisme haïtien non plus ne s’est pas encore attaché à étudier ces notions de premier plan en dépit du fait que la Constitution de 1987 consigne les droits fondamentaux du citoyen autrefois violemment réprimés durant la dictature des Duvalier (voir le Titre III – Chapitre II / Des droits fondamentaux : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc.). NOTE — Sur le le constitutionnalisme haïtien voir le livre de Claude Moïse, « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien. Indépendance, occupation étrangère, démocratie : ruptures et continuités », Éditions du Cidihca, 2020. Du même auteur voir également « Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti » : T.1 « La faillite des classes dirigeantes, 1804-1915 », Éditions du Cidihca 1988 ; T.2 « De l’occupation étrangère à la dictature macoute, 1915-1987 », Éditions du Cidihca 1990.

Tel que précisé dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), « On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques. Les notions conjointes de « droits linguistiques » et de « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » sont apparues pour la première fois en Haïti en 2011 avec la publication du livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca). Pour la première fois depuis la promulgation de la Constitution haïtienne de 1987, des linguistes ont abordé, dans des études amplement documentées, l’épineuse question linguistique haïtienne sous des angles majeurs et complémentaires, notamment en proposant un cadre analytique conforme au texte constitutionnel voté par référendum en 1987 et en lien avec la notion-perspective de langues partenaires. Ce livre innove sur plusieurs registres, entre autres en éclairant les notions centrales de « droits linguistiques », de « droit à la langue » et de « droit à la langue maternelle », en définissant clairement le concept d’aménagement linguistique et en le situant dans le contexte haïtien, en exposant le cadre théorique et législatif d’une future politique linguistique en Haïti, en établissant le lien existant entre la politique d’aménagement linguistique et la pédagogie convergente français-créole au creux de l’impératif de la refondation du système éducatif national.

Il est utile de rappeler que sur le registre du constitutionnalisme haïtien et d’une jurilinguistique haïtienne –où, sauf une seule exception, la totalité des textes juridiques et constitutionnels est rédigée en français–, nous ne disposons pas encore d’une jurisprudence élaborée traitant des droits linguistiques. Malgré cela, il est tout indiqué de situer la remarquable étude du juriste Alain Guillaume comme relevant des premiers pas de la jurilinguistique haïtienne. Cette étude a pour titre « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » et elle est parue dans la Revue française de linguistique appliquée, XVI-1, 2011). Il en est de même de l’étude du juriste Éric Sauray, « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien » datée du 12 octobre 2012.

Le patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti et la constitutionnalité du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti

Le patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti, dans son acception la plus large

et la plus inclusive, se définit comme « héritage, bien de la nation », soit l’ensemble des productions langagières orales et écrites, en français et en créole, parfois attestées avant

1804 et dans l’ensemble repérables de 1804 à nos jours. Sur le registre de l’écrit notamment, il comprend des documents aussi divers que « Lisette quitté la plaine », chanson attribuée à Duvivier de la Mahautière en 1757 ; l’Acte d’indépendance du premier janvier 1804 rédigé uniquement en français et traduit en créole par Jacques Pierre (Journal of Haitian Studies, vol. 17, no 2 / 2011) ; l’ensemble des Constitutions, lois,

traités, codes civil et criminel et conventions de la République d’Haïti rédigés uniquement en français ; une histoire d’Haïti rédigée pour la première fois en créole, « Ti difé boulé sou istoua Ayiti » de Michel-Rolph Trouillot ; « Dezafi » de Franketienne, premier roman écrit en créole haïtien ; « L’oranger magique / Ti pye zoranj » et autres contes bilingues de Mimi Barthelemy ; « Kavalye polka », pièce de théâtre en créole de Syto Cavé ; « Konpè jeneral soley », traduction créole par Edenne Roc du roman de Jacques Stephen Alexis « Compère général soleil » ; « Ti diksyonnè kreyòl-franse » d’Henry Tourneux et Pierre Vernet ; les romans « Des fleurs pour les héros » d’Anthony Phelps et « Hadriana dans tous mes rêves » de René Depestre, etc. Le patrimoine linguistique d’Haïti est étroitement lié à l’histoire et à la culture du pays. Ainsi la « lodyans », d’abord contée en créole puis transcrite et renarrativisée par des auteurs de talent tels Maurice Sixto et Georges Anglade, fait partie du patrimoine linguistique et culturel d’Haïti et elle présente la particularité de se situer sur les registres de l’oral et de l’écrit. La littérature haïtienne dans sa totalité, longtemps produite seulement en français et plus récemment en créole,

fait partie du patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti.

Il faut prendre toute la mesure que la configuration bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti est attestée dans la Constitution de 1987. Cette réalité est pourtant niée

et oblitérée par les Ayatollahs du créole –propagandistes de l’inconstitutionnelle idée de

l’exclusion du français partout en Haïti : ils ne retiennent qu’un segment de l’article 5 de

la Constitution de 1987, à savoir « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune :

le créole », tout en excluant le segment statutaire et inclusif qui suit, « Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». Le caractère bilingue du patrimoine

linguistique historique d’Haïti est attesté dès les premières phrases du « Préambule » de la Constitution de 1987 qui se lit comme suit : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (…) ». L’inscription dans le texte

constitutionnel de « la communauté de langues et de culture », –qui renvoie à la notion

centrale de communauté nationale–, est précédée de la solennelle proclamation préambulaire dans ces termes : « Préambule » — « Le peuple haïtien proclame la présente

Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté

et la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ». Il y a donc dans le texte constitutionnel de 1987 un appariement juridique, un lien/liant juridique commun entre

la communauté nationale comprenant l’ensemble des locuteurs, unilingues créoles et bilingues français-créole d’une part ; et, d’autre part, il existe un lien juridique référentiel

majeur entre « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » (le terme langues est consigné au pluriel) et les « droits inaliénables et imprescriptibles » en conformité avec l’Acte d’indépendance de 1804 et avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Sur le registre d’une jurilinguistique haïtienne qu’Haïti aura à élaborer, l’on peut déjà noter la référence constante au Droit, à la personnalité juridique de l’Acte d’indépendance de 1804 qui consacre l’institution d’une nation souveraine ayant vaincu le colonialisme. Et cette référence constante au Droit apparie l’Acte d’indépendance de 1804 au texte fondateur consacrant au sortir de la Seconde Guerre mondiale l’universalité des droits humains, à savoir la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

La « dimension Droit » est l’une des caractéristiques majeures de la Constitution de 1987,

et cela s’explique en grande partie du fait que l’Assemblée constituante a voulu prémunir

Haïti d’un retour du fascisme duvaliérien. Tel que précisé plus haut, les droits citoyens fondamentaux sont identifiés dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et

imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur (…). Cette proclamation préambulaire est explicitement renforcée (1) par le dernier segment du « Préambule » du

texte constitutionnel dans les termes suivants : « Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la

paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective », d’une part. Et, d’autre part, elle est explicitement renforcée (2) au Titre III – Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux » : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc. L’article 19

du Titre III – Chapitre II du texte constitutionnel dispose de surcroît que « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ».

Le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », défini ci-après, renvoie à la fois à sa dimension politique et juridique, et il est fort éclairant que l’Assemblée constituante ait consigné un si explicite « Préambule » dans la Constitution de 1987 selon les termes suivants : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues

et de culture (…) ». « Fortifier l’unité nationale » est de l’ordre de la gouvernance politique de l’État –le « Préambule » est conclu dans cette perspective par l’obligation d’« instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains »–, et ce choix politique de société repose sur les garanties constitutionnelles inscrites dans les articles relatifs aux droits citoyens désignés dans notre charte fondamentale. Un tel choix politique de société trouve toute sa légitimité dans notre charte fondamentale au Titre III – Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux ». Dans l’expression « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », chacun des termes (« bilinguisme », « équité », « droits linguistiques ») est porteur de traits définitoires distincts et pourtant liés. Alors même que le terme « équité » comprend les sèmes définitoires de « Caractère de ce qui est fait avec justice et impartialité » (Le Larousse), il ne faut pas perdre de vue que les termes « bilingue » et « bilinguisme » sont le lieu d’âpres débats notionnels contradictoires et l’objet de cet article n’est pas d’en exposer les grandes avenues ni les principales tendances. La réflexion que nous proposons en partage s’attache plutôt au bilinguisme en tant que politique d’État tout en gardant à l’esprit que « Des 195 États souverains, 54 sont officiellement bilingues, c’est-à-dire 27,6 % des pays du monde pour une population regroupant environ deux milliards de personnes (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval). Le dictionnaire Le Robert définit comme suit le « bilinguisme » : « Caractère bilingue (d’un pays, d’une région, de ses habitants). Le bilinguisme en Belgique, au Québec (personnes). Qualité de bilingue. Le bilinguisme parfait est rare ». Pour sa part, Le Larousse consigne la définition suivante : « Situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent concurremment deux langues ». Ranka Bijeljac-Babic, de l’Université de Poitiers, introduit des éléments de définition en ces termes : « Les termes « bilingue », « bilinguisme » désignent différents phénomènes selon qu’ils décrivent un individu, une communauté ou un mode de communication. Une personne est bilingue si elle utilise deux langues de façon régulière ; une société est bilingue si elle utilise une langue dans un contexte et l’autre dans un contexte différent. » (« Enfant bilingue / De la petite enfance à l’école », Éditions Odile Jacob, 2017). Le bilinguisme de société évoqué dans le dernier segment de cette définition est contestable et il rappelle l’opposition de nombre de linguistes au concept de diglossie appliqué à la situation linguistique haïtienne.

Sans entrer dans les détails de son argumentaire, il est utile de mentionner l’éclairage que propose le linguiste-aménagiste Jean-Claude Corbeil lorsqu’il établit une « Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif-Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel ». Ainsi, « L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permette, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne. (…) c’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. Le bilinguisme est institutionnel lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue spécialisée » (Jean-Claude Corbeil : « L’embarras des langues / Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », Éditions Québec-Amérique, 2007).

Dans le droit fil de ces différents éclairages notionnels, nous entendons par « bilinguisme

de l’équité des droits linguistiques » la future politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 et qui s’articule sur deux versants indissociables :

  1. À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays –il s’agit là d’une obligation déjà inscrite à l’article 40 de la Constitution de 1987. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).

  1. À l’échelle de la société, le bilinguisme individuel recouvre le « droit à la langue » (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti ; le « droit à la langue maternelle » (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication) et qui est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel.

En tant que politique d’État, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » que nous préconisons au coeur de l’aménagement linguistique en Haïti constitue sur plusieurs

plans une avancée majeure. Il est conforme au « Préambule » et aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il est en lien direct avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et il s’articule à la perspective centrale en jurilinguistique selon laquelle les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs. Ainsi, dans cette optique, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » renvoie à toute la problématique du rôle central que l’État doit assumer en matière de mise en œuvre des droits linguistiques et quant aux garanties constitutionnelles qu’il faut obligatoirement leur accorder.

Dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser prend soin de noter que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (…) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Dans cette même publication spécialisée, Graham Fraser –« Senior Fellow » (« Professionnel en résidence ») à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa, auparavant Commissaire aux langues officielles du Canada et président de l’Association internationale des commissaires linguistiques de 2013 à 2016–, mentionne la référence suivante tout en faisant ressortir le rôle de l’État en matière de droits linguistiques : « Voir notamment R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au parag. 20 : « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures

positives pour mettre en application des garanties linguistiques […] ». Sur ce registre, il

faut prendre toute la mesure que la mise en application des droits linguistiques exige des

mesures gouvernementales explicites et appropriées et elle crée des obligations pour l’État : ces mesures et obligations doivent être consignées dans un dispositif d’ordre juridique et administratif.

Enseignant de carrière et éditorialiste disposant en Haïti d’une large audience dans les milieux éducatifs et dans les médias, Roody Edmé nous invite avec hauteur de vue à une réflexion rassembleuse sur le bilinguisme haïtien dans les termes suivants : « Si l’on parle de refondation de ce pays, on ne peut faire l’économie d’un dispositif législatif consacrant l’autodétermination et la protection de la langue parlée par tous les Haïtiens, [le créole] tout en conservant au français sa place historique. Notre bilinguisme est une richesse qu’il faut donc cultiver comme la terre, assainir comme notre environnement, et le mettre au service du jeune Haïtien comme un outil précieux d’éducation et de production de richesses » (« Bilinguisme haïtien : sortir de la zone grise », AlterPresse, 13 février 2022).

En guise de conclusion il est nécessaire de rappeler, comme nous l’avons auparavant exposé, que de la Constitution haïtienne de 1987 est la seule Constitution démocratique adoptée par la voie inédite du vote référendaire majoritaire au pays de 1804 à nos jours. Elle confère aux institutions nationales, départementales et communales du pays leur pleine et entière légitimité populaire. Le fait qu’elle a été peu appliquée ou mal appliquée ou travestie ou combattue par différentes forces politiques n’altère en rien cette légitimité populaire. C’est précisément parce que cette Constitution –détentrice de l’entière légitimité populaire–, (1) consigne les fondements de l’État de droit, (2) garantit les droits citoyens fondamentaux, incluant les droits linguistiques et le droit à la scolarisation en langue maternelle créole, et (3) fixe les obligations de l’État sur différents registres, qu’elle a été malmenée par des politiciens de tous bords, y compris par des nostalgiques de la dictature duvaliériste et par les ayants-droits de la « rente financière d’État ». Plusieurs tentatives illégales et inconstitutionnelles d’« amendement » de la Constitution de 1987 ont été entreprises ces dernières années, mais elles ont toutes échoué. Elles seront sans doute reprises en 2024-2025 par les nouveaux tenants du pouvoir politique qui ne sont détenteurs d’aucune légitimité populaire et constitutionnelle. L’objectif central d’une telle forfaiture politique sera de rendre inopérante la légitimité populaire au fondement du vote référendaire de 1987 et de remplacer cette légitimité populaire par un régime d’exception dit de « transition politique » au motif que le pays connaît une « situation exceptionnelle » à laquelle il a fallu répondre par des « mesures exceptionnelles »…

Et l’on verra une fois de plus accourir au chevet d’Haïti –qui aura été à nouveau gratifiée du diagnostic de son « incapacité » à entrer en démocratie–, les « experts », les « spécialistes » et les « stratèges » multitâches de l’ONU, de l’OEA et de la comateuse CARICOM. La « fabrique du consentement » politique sera une fois de plus mise en route, comme en 1991, en 1994, en 2004 et en 2011, avec les mêmes acteurs politiques, et elle accouchera des mêmes résultats… À la différence notable, dans le contexte actuel, que les détenteurs « transitionnels » du pouvoir politique font face à la violence des gangs armés sur l’ensemble du territoire national et que nos institutions régaliennes ont été assautées et démantibulées ces onze dernières années par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste fortement représenté aujourd’hui au plus haut niveau de l’État.

Montréal, le 14 juillet 2024