— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Les Antilles françaises sont à nouveau confrontées à une problématique de taille : la vie chère, qui engendre un mécontentement croissant et pourrait bien mener à une nouvelle crise sociale. En effet, la colère monte à nouveau face à la cherté de la vie, une problématique qui, bien que récurrente, n’a jamais été réellement traitée en profondeur. Les appels à l’action et à la révolte se multiplient sur les réseaux sociaux, en particulier en Martinique, où la population exprime un ras-le-bol généralisé. Cette situation n’est pourtant pas nouvelle. Déjà en 2009, la Guadeloupe et la Martinique avaient connu une crise sociale majeure liée à ce même problème. La grève générale avait paralysé les deux îles pendant plusieurs semaines, révélant au grand jour des inégalités structurelles profondes et un mécontentement latent qui ne demandait qu’à éclater.Pourtant, malgré l’ampleur de cette mobilisation et les promesses qui avaient suivi, peu de choses ont réellement changé.
Les monopoles économiques, souvent contrôlés par une poignée d’acteurs puissants, continuent de dominer le marché, maintenant des prix élevés qui pèsent lourdement sur le quotidien des habitants. Les grandes surfaces, symboles de cette domination économique, restent les principales cibles des critiques. Elles sont accusées de pratiquer des marges exorbitantes, contribuant à l’asphyxie financière des ménages antillais. À cela s’ajoute une dépendance excessive vis-à-vis des importations, qui aggrave encore la situation en augmentant les coûts des produits de première nécessité.
La question se pose donc : pourquoi, depuis la crise de 2009, rien n’a-t-il été fait pour véritablement remédier à cette situation ? Les autorités, tant locales que nationales, semblent incapables de prendre la mesure du mécontentement croissant. Pourtant, les signes avant-coureurs d’une nouvelle explosion sociale sont de plus en plus visibles. Les parallèles avec la crise en cours en Nouvelle-Calédonie sont frappants. Là-bas, les inégalités économiques ont alimenté un feu qui couvait depuis des années. Le dégel du corps électoral, initialement perçu comme la cause principale du conflit, n’a été en réalité qu’un déclencheur. Les Kanaks, se sentant marginalisés dans leur propre territoire, se sont attaqués à l’économie de l’île en détruisant plus de 800 entreprises, laissant derrière eux des milliers de chômeurs.
Le message était clair : l’injustice économique ne sera plus tolérée. Aux Antilles, bien que la situation ne soit pas encore aussi dramatique, les mêmes ingrédients sont présents : une économie verrouillée par des monopoles, une population exaspérée par l’absence de réformes structurelles, et un sentiment d’abandon face à des autorités jugées déconnectées des réalités locales. Lors de la crise de 2009, les discussions avaient abouti à la création de comités de suivi pour encadrer les prix et favoriser l’émergence de nouveaux acteurs économiques. Mais ces initiatives sont restées lettre morte, ou n’ont été appliquées que partiellement. Le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, avait pourtant encore très récemment promis des réformes pour briser ces monopoles, mais la réalité montre que les structures en place restent inchangées, permettant aux inégalités de perdurer.
Alors que les revendications politiques se concentrent souvent sur des questions d’autonomie, la véritable racine du problème réside dans les faiblesses structurelles de l’économie en Guadeloupe et en Martinique. La question du coût de la vie, en particulier, est au cœur des discussions et des mobilisations prévues pour la rentrée.
Des appels à l’action circulent sur les réseaux sociaux, visant notamment les grandes surfaces, accusées de pratiquer des prix exorbitants, souvent sous l’influence des monopoles détenus par les békés, ces descendants martiniquais des premiers colons européens. Ces derniers font l’objet de dénigrement pour leur responsabilité dans la crise inflationniste, et souvent désignés comme parfaits boucs émissaires. Mais qu’en est-il de la propre responsabilité des producteurs locaux et plus largement des errements de la population guadeloupéenne et Martiniquaise ?
Il convient donc d’aller plus loin dans l’analyse et de dépasser les clichés habituels sur cette problématique de la vie chère aux Antilles.
La vie chère aux Antilles, particulièrement en Guadeloupe et en Martinique, comme nous l’avons déjà vu est un sujet récurrent, souvent attribué aux monopoles, grandes surfaces et gros importateurs. Ces acteurs économiques sont fréquemment pointés du doigt comme responsables d’une situation déséquilibrée, où les prix élevés semblent étouffer le pouvoir d’achat des habitants. Pourtant, cette explication simpliste occulte un aspect fondamental du problème : la responsabilité des producteurs locaux et des artisans. Le débat public se concentre presque exclusivement sur les monopoles et la distribution, sans jamais s’attarder sur l’impact des prix pratiqués par les producteurs locaux et des artisans voire aussi prestataires de services sur la vie chère. C’est comme si, sous prétexte que ces produits sont issus du terroir, leur coût élevé se justifiait automatiquement.
Ce manque de perspective dans l’analyse est d’autant plus frappant lorsqu’on constate que les attentes des consommateurs locaux sont parfois irréalistes. Beaucoup s’imaginent que la Martinique et la Guadeloupe devraient proposer une offre aussi diversifiée que celle de la France continentale, comme si ces territoires, avec leurs populations réduites, pouvaient soutenir une multitude d’enseignes concurrentes. En réalité, les lois du capitalisme ne favorisent pas la multiplication des acteurs sur un marché étroit. Au contraire, elles tendent à concentrer les activités économiques autour de quelques opérateurs dominants, une tendance bien documentée par les économistes.Par ailleurs, l’argument selon lequel la production locale serait une alternative économique aux produits importés ne tient pas toujours lorsqu’on analyse les prix de plus près. Le corossol, par exemple, se vend à des prix exorbitants malgré son origine locale. De même, des denrées de base comme l’igname, produites sur place, affichent des coûts au kilo bien plus élevés que ceux d’un produit importé comme le riz. Le paradoxe est flagrant : un kilo de riz à 3,00€ permet de nourrir douze personnes, alors qu’un kilo d’igname à 6,00€ nourrit à peine six convives, ce qui rend le coût par part quatre fois plus élevé. Il est étonnant que ces différences flagrantes ne soient pas davantage mises en lumière dans les discussions sur la vie chère.L’omission de ces éléments essentiels dans le débat public n’est pas anodine. Ceux qui alimentent cette discussion sont souvent issus de la petite bourgeoisie locale, une classe sociale qui bénéficie de revenus nettement supérieurs au SMIC et qui semble moins affectée par la hausse des prix. Leur discours tend à masquer la réalité d’un système économique où les classes populaires, bien plus vulnérables aux fluctuations des prix, peinent à joindre les deux bouts.
Cette contradiction est également visible dans le comportement des consommateurs. Malgré les plaintes sur la vie chère, le succès des événements festifs payants montre une capacité à dépenser significative pour les loisirs. En l’espace d’un mois, entre juillet et août, près de 60 000 personnes ont assisté à des concerts ou festivals aux tarifs élevés, allant de 34,50€ à 90,00€. Ces chiffres contrastent fortement avec l’image d’une population entièrement accablée par la misère, illustrant la complexité et la diversité des réalités économiques locales.En définitive, réduire la problématique de la vie chère aux seuls monopoles et grandes surfaces revient à occulter des aspects cruciaux, notamment la responsabilité des producteurs locaux et les attentes parfois démesurées des consommateurs. Une réflexion plus nuancée s’impose pour comprendre l’ensemble des facteurs en jeu, depuis la structure du marché jusqu’aux dynamiques socio-économiques spécifiques aux Antilles. Toutefois en dépit de cet argumentaire lucide, les appels à la mobilisation trouvent un écho important parmi la population, déjà éprouvée par la hausse constante des prix.
Des vidéos relayées en ligne montrent des figures locales de la Martinique, comme Rodrigue Petitot, alias « Le R », qui s’en prennent directement aux dirigeants de grands groupes, les accusant de profiter de leur position dominante pour imposer des tarifs inaccessibles à une large partie de la population. Dans ces publications, on appelle à des actions directes pour forcer la grande distribution à réduire ses marges, avec pour objectif une baisse générale des prix.Sur le terrain, les consommateurs partagent cette exaspération. Selon un témoignage du quotidien France Antilles, Véronique, 49 ans, en sortant d’un supermarché de Fort-de-France avec quelques articles seulement, témoigne de ses difficultés. Malgré la prime de vie chère de 40 % qu’elle perçoit en tant que fonctionnaire, elle n’est plus en mesure de remplir un caddie comme auparavant. Elle se limite à l’essentiel et pratique le troc pour compléter son alimentation, échangeant bananes contre laitue ou œufs. Selon elle, la mobilisation annoncée est nécessaire, mais elle appelle à éviter toute violence. Elle propose également une « rééducation » de l’acte d’achat, en privilégiant les circuits courts et les producteurs locaux. Pour elle, consommer local ne doit pas seulement se limiter aux produits cultivés sur place, mais doit aussi s’étendre aux circuits économiques qui bénéficient à la communauté martiniquaise. C’est, selon elle, le cœur de l’économie circulaire : faire en sorte que chaque euro dépensé passe par plusieurs mains au sein de la communauté avant de sortir du territoire.Dans les rayons, la colère gronde aussi parmi les plus âgés. Juliana, 71 ans, montre une barquette de viande en soulignant son prix, nettement plus élevé qu’en métropole. Elle exprime une colère qui monte aux Antilles et voit dans cette situation les prémices d’une possible explosion sociale, semblable à celle de février 2009, quand la Guadeloupe et la Martinique avaient été paralysées par des grèves massives contre la vie chère. Aujourd’hui, la situation demeure très sensible et les nerfs des consommateurs sont à fleur de peau en cette période de rentrée des classes.
Ainsi, l’heure de la rentrée scolaire approche pour les écoliers de Guadeloupe et Martinique. Pour leurs parents, c’est aussi l’heure d’aller arpenter les allées des magasins pour acheter les nouvelles fournitures scolaires. Après une rentrée 2023 marquée par une poussée inflationniste, le millésime 2024 s’annonce encore plus tendu financièrement pour les consommateurs selon un reportage de Martinique première. Les premières données de l’Insee laissent entrevoir une inflation plus importante pour la prochaine rentrée scolaire. Selon l’Insee, les prix dans la catégorie papeterie y ont enregistré une hausse de 16,9% sur un an au mois de juillet 2024. Dans le détail, les articles de papeterie en papier (où l’on retrouve les cahiers et les agendas) ont vu leurs prix grimper de 10,5% au mois de juillet, tandis qu’ils ont progressé de 7,5% pour les autres articles de papeterie (stylos, feutres, crayons, taille-crayons, ciseaux, gommes, colles, instruments de géométrie…).
L’augmentation de l’allocation de rentrée scolaire ne couvrira pas la hausse des prix.
Par ailleurs, si l’on se penche sur d’autres catégories de produits, le niveau d’inflation est similaire en juillet 2024 pour les livres scolaires (+6,9%), de même pour les dictionnaires et les encyclopédies (+8,5%). Une bonne nouvelle néanmoins: les calculatrices, elles, ont vu leurs prix baisser de 4,5%.
Face à cette situation, la mobilisation pourrait prendre des formes variées : boycotts, blocages des grandes surfaces, ou encore grèves pour exiger des changements structurels. L’idée de « bloquer tout et de n’acheter rien » revient fréquemment dans les discussions, reflétant un sentiment d’urgence et de ras-le-bol généralisé. Toutefois, l’efficacité de ces actions reste en question, tant les causes du problème sont profondément ancrées dans l’économie des Antilles.Le débat sur la vie chère révèle ainsi un malaise plus vaste, mêlant injustice sociale, inégalités économiques et méfiance à l’égard des élites locales. Les grandes surfaces, souvent perçues comme des symboles de cette domination économique, cristallisent les frustrations. Pourtant, au-delà des discours et des revendications, la complexité du problème réside dans l’absence d’alternatives viables pour une partie importante de la population. L’économie locale reste dominée par une poignée d’acteurs puissants, tandis que les initiatives visant à promouvoir les circuits courts et l’autosuffisance se heurtent à des limites structurelles.Si les appels à la mobilisation se multiplient et que la colère monte, la résolution de la crise passe inévitablement par une transformation en profondeur de l’économie antillaise. La situation actuelle souligne l’urgence de repenser les modèles économiques, en s’appuyant sur des principes d’équité et de développement durable, afin de répondre aux besoins des populations locales tout en réduisant leur dépendance à des monopoles accusés de profiter de la situation.
Dans ce contexte, la mobilisation contre la vie chère pourrait bien marquer un tournant décisif pour l’avenir des Antilles françaises, tant sur le plan social qu’économique. Face à cette situation, la population s’interroge : pourquoi laisse-t-on pourrir les choses ? Les raisons sont multiples et complexes. D’une part, les intérêts économiques en jeu sont colossaux. Remettre en cause les monopoles signifie s’attaquer à des réseaux de pouvoir profondément ancrés, où les enjeux financiers dépassent largement les frontières des îles. D’autre part, l’État semble hésitant à prendre des mesures drastiques, craignant peut-être une déstabilisation politique ou économique. Cette inertie alimente la frustration et nourrit les discours radicalisés sur les réseaux sociaux, où l’appel à une action directe se fait de plus en plus pressant.Les solutions existent pourtant. Pour éviter une explosion sociale, des réformes structurelles sont indispensables. Il est nécessaire de favoriser l’émergence d’acteurs économiques locaux capables de proposer une alternative aux grandes surfaces dominantes. Encourager les circuits courts et soutenir les petits producteurs pourrait non seulement aider à réduire les prix, mais aussi renforcer l’économie locale, en créant des emplois et en augmentant la résilience des territoires. Par ailleurs, une régulation plus stricte des prix, accompagnée de contrôles renforcés, permettrait de limiter les abus constatés dans certains secteurs.
Mais ces réformes nécessitent une volonté politique claire et une action coordonnée entre les différentes instances, ce qui, jusqu’à présent, fait cruellement défaut.Le spectre d’une nouvelle crise sociale plane sur les Antilles. Si rien n’est fait pour remédier à la cherté de la vie et aux inégalités économiques qui gangrènent ces territoires, le risque de voir la situation dégénérer est réel. Les précédents en Nouvelle-Calédonie et ailleurs montrent que lorsque les frustrations économiques atteignent un point critique, le passage à l’acte devient inévitable. Il est donc urgent de sortir de l’inaction et de proposer des solutions concrètes avant que la colère ne se transforme en révolte ouverte. Le temps presse, et les signes d’une détérioration sociale ne doivent pas être ignorés. Les Antilles ne peuvent plus se permettre d’attendre des promesses non tenues, elles ont besoin de changements réels, maintenant.
» A pa janti ou ka mèt adan kannari a-w «
Traduction littérale :Ce n’est pas de la gentillesse que tu mets dans ta marmite.
Moralité : La gentillesse envers les profiteurs ne nourrit pas.
Jean-Marie Nol, économiste