— par Janine Bailly —
Bussang : un bourg paisible ancré tout au bout de la vallée de la Moselle, au cœur du Massif Vosgien. Bussang qui, comme la Belle au Bois Dormant, sommeille mais tout soudain se réveille quand revient avec l’été son beau Prince, charmant et fidèle, le Théâtre.
Le bâtiment lui-même où se donnent les spectacles, souvent comparé à une nef inversée, résiste depuis plus de cent vingt ans à toutes les intempéries, celles du temps, du froid et de la neige, celles des deux guerres mondiales qu’il a vaillamment traversées, celles aussi de controverses quant à sa destination et à ses programmations. Construite à la fin du dix-neuvième siècle par les gens du village, à l’instigation de Maurice Pottecher, enfant du pays revenu de Paris où il n’avait pu concrétiser ses rêves, la structure s’est érigée peu à peu, faite du bois de la forêt proche et selon le savoir-faire des artisans du lieu. À l’origine simple scène de plein air, ouverte après que les villageois eurent prouvé leur désir de théâtre en venant en foule assister à une représentation de Molière donnée sur la place, aujourd’hui véritable salle couverte, le Théâtre du Peuple racheté par l’État et classé Monument Historique depuis 1976 garde, il faut bien le dire, un petit air kitch et désuet, qui sans nul doute ajoute à son attrait. Et l’on vient de loin pour, à quelque moment imprévu du spectacle, voir s’ouvrir en fond de scène les hautes portes coulissantes qui dévoilent le contrefort vert de la montagne. Instant magique, et que tout metteur en scène responsable de la représentation principale notamment, celle des après-midis de juillet et d’août, se doit par contrat de respecter !
En revanche, l’ancienne devise fondatrice, inscrite de part et d’autre du cadre de scène, reste d’une brûlante actualité — « Par l’Art, pour l’Humanité » —, une affirmation claire de cette belle utopie humaniste et théâtrale qui préfigura peut-être celle de Jean Vilar, et qui perdure ici, surprenante et vivace. Utopie de vouloir s’adresser à tous, à l’élite autant qu’aux classes laborieuses, mêlées sur ces assez rudes gradins de bois que les habitués précautionneux adoucissent souvent d’un coussin. Et par « Théâtre du Peuple », ce n’est pas théâtre populaire qu’il faut entendre, mais théâtre fait par tous et pour tous : ainsi est scrupuleusement respectée la tradition qui mêle comédiens professionnels et comédiens amateurs, dans la proportion d’un tiers-deux tiers, et si vous interrogez les uns et les autres, ils vous parleront de respect mutuel, du bonheur de partager cette expérience inédite et d’ensemble progresser, comme aussi des exigences du metteur en scène semblables envers chacun, quel que soit son statut. D’ailleurs, tous à tour de rôle seront proches de nous, souriants et diserts, requis au service du bar, de la restauration, de la petite librairie, ou de la vente des coussins de l’année !
Metteur en scène et comédien, Simon Delétang succède à Vincent Goethals à la direction du théâtre, tâche qu’il assumera pendant quatre ans. C’est peu dire qu’il a pris à cœur la devise de Maurice Pottecher, puisqu’au premier printemps venu il a voulu découvrir le pays autant qu’en rencontrer les habitants. Pour ce faire, « pour l’humanité mais aussi avec humanité » dira-t-il, il choisit de traverser le Parc Naturel Régional des Ballons, allant par les montagnes de Bussang à Waldersbach. Sur les sentiers, des marcheurs rejoignaient ce “promeneur solitaire” pour au soir le conduire jusqu’aux lieux divers (salles des fêtes, églises, etc.) où il donnerait par les villages le spectacle Lenz. Par cette nouvelle, l’écrivain et dramaturge allemand Georg Büchner a conté ces jours où le poète Jakob Lenz, écrivain du mouvement littéraire Sturm und Drang, parvenu aux portes de la folie, quitte Strasbourg et traverse à pied les Vosges pour se réfugier auprès du pasteur Oberlin dont il espère quelque secours, et précisément dans ce village de Waldersbach !
Sur la scène plus intime qui sur la prairie s’est ajoutée au grand bâtiment, Simon Delétang incarne ce marcheur halluciné, et donne le texte avec une force telle que nous croyons à l’histoire, adhérons au propos, mais encore visualisons les paysages traversés. D’abord disant pendant de longues minutes immobile les mots qui ouvrent le récit et captent notre attention, le regard porté vers un horizon que l’on devine, il jouera d’un décor fait de panneaux de bois brut mobiles — figurant des arbres, des sapins, des montagnes ? — qu’il déplacera pour composer le cadre de sa marche. Par l‘ampleur et la violence de la voix, la sveltesse du corps, la profondeur d’un regard et les déplacements mesurés, le comédien dessine les paysages intérieurs et extérieurs qui hantèrent Lenz, nous laissant pressentir le basculement dans la folie, les questionnements existentiels, l’oppression des noires forêts, ou la terreur des vents glacés qui mordent l’esprit malade et tourmenté du poète ainsi qu’ils torturent la cime des grands arbres. Un spectacle efficace, à la gravité certaine, qui touche et invite à la réflexion sur ce que sont la nature, ses rapports à l’homme et à l’art, les affres de la vie quand la raison vient à vaciller, puis la certitude de notre trop fragile humanité .
Bussang, le 15 août 2018